L'accès au service que vous demandez nécessite d'être authentifié. L'authentification sera conservée jusqu'à demande de déconnexion de votre part, via le bouton "se déconnecter".
Alias oublié ? Mot de passe oublié ?Si vous n'avez pas d'alias, vous pouvez créer votre compte.
Laurence Le Guen, Alexis Peiry et Suzi Pilet, les « Histoires d’Amadou » en partage
Alexis Peiry et Suzi Pilet, les « Histoires d’Amadou » en partage
La littérature jeunesse est intrinsèquement liée à la notion de couple ou de co-création, depuis que l’image y a fait son entrée au milieu du XXème siècle grâce aux progrès de l’impression mécanique. Les ouvrages pour enfants sont en effet bien souvent des productions éditoriales hybrides, des produits iconotextuels, à voir et à lire, partageant donc l’auctorialité entre le faiseur de texte et le faiseur d’images.
Certaines collaborations sont devenues emblématiques. Il n’est qu’à penser en premier lieu aux gravures de Benett ou Riou distrayant le lecteur pris dans les aventures de Claudius Bombarnac sous la plume de Jules Verne, à celles de John Tenniel pour accompagner les péripéties d’Alice passée de l’autre côté du miroir sous celle de Lewis Carroll.
Comme en littérature générale, nombre de ces co-créations sont issues de la volonté des éditeurs, misant sur la notoriété de l’écrivain ou de l’illustrateur pour garantir le succès de l’ouvrage. Toutefois, cela ne saurait occulter que bon nombre d’œuvres pour enfants sont nées de collaborations choisies, liées à l’amitié ou trouvant naissance pour certaines dans la relation amoureuse. Cet article se propose de se pencher sur cette auctorialité née de l’intime dans le cas d’ouvrages appartenant à la photolittérature pour la jeunesse. On pense d’abord aux réalisations de Carine et Will Cadby photographiant ensemble des mises en scène de poupées pour illustrer des contes[1]. On pourrait évoquer ensuite les récits de voyages aux pôles du capitaine Robert Edwin Peary, de son épouse Josephine et de leur petite fille Marie Ahnighito Peary[2]. On pourrait également décrire la collaboration d’Ivo Duka et Héléna Korda se partageant les deux plumes du livre Le Secret des deux plumes[3]. Nous avons choisi de présenter le travail d’Alexis Peiry et Suzi Pilet, couple intime et couple professionnel, qui firent œuvre ensemble dans la durée, dans la Suisse des années 1950, en créant la collection des « Histoires d’Amadou ». Quelles œuvres sont-elles nées de cette union ? Quelle part chacun prit-il dans l’auctorialité ? Comment l’œuvre devint-elle miroir de leur relation amoureuse ? Telles sont les questions qui conduiront notre étude de cette collection qui marqua l’histoire des ouvrages photolittéraires pour la jeunesse.
Faire œuvre ensemble
Suzi Pilet (1916-2017) la vaudoise et Alexis Peiry (1905-1968) le gruérien se rencontrent en 1942, par l’intermédiaire de Maurice Chappaz, pas encore écrivain mais toujours étudiant du second, chez le peintre Steven-Paul Robert. Lorsque Suzi Pilet se rend à un vernissage au château de Glérolles, c’est pour rencontrer pour la première fois celui dont lui a tant parlé Maurice Chappaz. « Je savais que quelqu’un m’attendait […] On s’est reconnus […] et ça a été tout facile» (Pilet, 1989), confie-t-elle dans le film de la série « Plans Fixes » qui lui est consacré. Au contact des yeux bleus de l’ancien prêtre[4], devenu professeur de grec, latin et de littérature française, la photographe tombe sous le charme. « Je rentre dans l’azur, ça me calme » (Pilet,1989), confie-telle. Ils se « fréquentent 25 ans », dit-t-elle avec pudeur, jusqu’au décès d’Alexis Peiry.
Avec leurs amis George Borgeaud[5], Corinna Bille[6], Maurice Chappaz[7], Gabriel Chevalley, René-Albert Houriet[8], René-Pierre Bille[9], le frère de Corinna Bille, ils s’autoproclament membres de « La Chevalerie errante », sorte de grands aventuriers-poètes, hippies avant l’heure, sans un sou, libres et heureux de vivre. Ils errent sur les chemins de la forêt de Finges qui leur semble être le Paradis, braconnent, dorment dans des grottes, se lancent des défis de traversée d’arches de pont les yeux bandés, inventent des histoires extraordinaires et Suzi Pilet réalise ses photographies panoramiques en escaladant les pylônes électriques. Tous sont « titillés » (Pilet, 1989) par l’idée créative.
Suzi Pilet, qui s’est formée au métier de photographe en 1941, a lancé son activité de portraitiste[10] d’enfant, la première de Suisse, et réussit à en vivre dans une période où peu de familles possèdent un appareil. Après les cours de français qu’il donne dans une école privée lausannoise, Alexis Peiry escorte sa compagne dans ses déplacements chez ses jeunes clients. Il porte et installe le matériel, conte[11] des histoires qui fixent l’attention des enfants. La collaboration professionnelle vient s’ajouter à une relation amoureuse.
Suzi Pilet a des projets ambitieux. Elle voit dans leur tandem la possibilité de créer une œuvre et dans son compagnon « un moteur sérieux » pour développer leur créativité commune. L’idée vient des séances de photographies d’enfants, lorsqu’Alexis raconte des histoires et agite une poupée de chiffon pour attirer le regard de leurs sujets, ou lorsqu’il invente des récits pour endormir son propre fils, Jean-Marie[12], le soir au coucher. Elle le pousse à coucher ses histoires sur le papier. « C’est probablement elle qui a été l’élément déclencheur de la collection Amadou. Alexis était un homme de grandes et vives amitiés, mais plus solitaire dans un sens, et plus contemplatif. Il se serait peut-être contenté d’inventer des histoires comme celle d’Amadou pour son fils, sans les publier, s’il n’avait pas été en couple avec Suzi Pilet » analyse Sylvain Frei commissaire de l’exposition consacrée à la collection des « Histoires d’Amadou » qui s’est tenue à Lausanne en 2013.
Ils mettent six ans avant de publier leur premier album photo-illustré pour enfants, L’Opinel, en 1951. Le projet, malgré la séduction qu’il opère chez les éditeurs, ne rencontre pas le succès. Pour lui donner vie, Alexis Peiry et Suzi Pilet se lancent dans l’autoédition et créent ensemble les éditions du Cerf-volant[13], domiciliées au 5 de l’avenue du Théâtre à Lausanne, dans le laboratoire-atelier de Suzi Pilet, à la fois atelier créatif, lieu d’exposition des ouvrages en vitrine et réserve du stock. Ils se chargent ensemble du graphisme, de la mise en pages, des corrections, de la diffusion, de l’expédition, de la publicité. Ils négocient et signent tous les deux les contrats pour les traductions à l’étranger, imaginent des produits dérivés, cartes postales et calendriers. C’est le succès en Suisse. Six autres albums se succèdent entre 1952 et 1959[14] et d’autres titres sont envisagés et mentionnés comme « à paraître prochainement [15]» sur les jaquettes des livres. Les « Histoires d’Amadou » s’arrêtent en 1960 faute d’argent., pour autant, la collection continue de vivre et est bientôt rachetée par La Guilde du Livre. Les ouvrages sont lus dans les écoles et une émission radiophonique prolonge le succès des albums. 197 épisodes sont diffusés sur les ondes de la Radio Suisse Romande, dans l’émission Bonsoir les enfants avec une nouvelle adaptation d’Alexis Peiry[16], de janvier à octobre 1967.
Suzi Pilet, l’indépendante
S’ils forment un couple professionnel et un couple amoureux, chacun garde son indépendance. Ils ne vivent d’ailleurs pas ensemble. Suzi Pilet, qui ne supporte pas de vivre avec quelqu’un, habite dans la même rue que celle de l’atelier, tandis qu’Alexis Peiry vit en dehors de Lausanne. Il part de son côté seul en Espagne tandis qu’elle part s’installer à Pringy, au pied de la colline de Gruyère dans la maison d’enfance d’Alexis Peiry pendant plus d’une année. Suzi Pilet choisit de ne pas avoir d’enfant, entièrement dévouée à son métier et ses envies créatrices, aux rencontres qui favorisent l’émergence de nouvelles idées. A Pringy, elle devient ouvrière de tourbière et photographie son environnement.
« Certainement ils avaient besoin tous deux de leur propre espace créatif et de vie, donc le fait de ne pas vivre ensemble devait être un « plus » dans leur couple [17]» explique Sylvain Frei[18]. Ils se retrouvent à l’atelier, lieu où se retrouvent également tous les artistes qui passent à Lausanne et où naissent les projets, comme le décrit Maurice Chappaz :
« L’atelier de photographie de Suzi Pilet et de ses associés : Renée, Alexis Peiry, le sagace père des Amadou, aux doux yeux de pervenche, fait crédit à tous les bohémiens des arts. Y sont accueillis tous ceux qui ont pris la route sans se soucier de l’École et des musées et des casernes et des temples, riches peut-être de leur seul désespoir, bohémiens des jardinets et des glaciers romands et non bohèmes, car ces farceurs-là sont disciplinés, patients laborieux, attentifs à l’extrême quand il s ’agit de cette folie qui s’appelle peindre ou écrire ou inventer de la musique. Les clowns font leur numéro chez Suzi. » (Chappaz, 1955)
Les vacances deviennent finalement les seuls moments de vie intime et les occasions pour imaginer de nouvelles aventures d’Amadou.
Alexis Peiry s’est peut-être mal accommodé de l’indépendance de Suzi Pilet. Au début des années 1960, ils se séparent et l’écrivain noue une relation passionnelle avec son ancienne étudiante, Pierrette Wagnières[19].
« Je suis […] de ceux que l’instabilité de l’amour, sa fragilité, la seule menace même lointaine, de sa ruine suffirait à faire mourir. Il en est quelques-uns qui me connaissent tel. A cette minute même, tu le sais par mes lettres quotidiennes, toi du moins qui depuis deux mois es absente, dans une île, à plus de mille kilomètres d’ici ; tu le sais, toi, que je ne crois pas en cette absence, puisque nos âmes vivent l’une par l’autre, l’une pour l’autre. Toi, Pierrette, tu le sais… » (Peiry, 197).
Quelle que soit l’importance de cette nouvelle relation, Suzi Pilet ne sera jamais totalement absente de la vie d’Alexis Peiry. Les années précédant le décès de l’écrivain, ils se réunissent pour défendre et soutenir le prisonnier espagnol Mariano incarcéré à la centrale de Poissy. C’est encore Suzi Pilet qui le pousse à écrire la première partie de son autobiographie L’or du pauvre en 1968. Après le décès d’Alexis Peiry, Suzi Pilet entretiendra fidèlement la mémoire de leur création commune, la collection des « Histoires d’Amadou », lors d’expositions ou de conférences.
Amadou, l’enfant qu’ils n’ont pas eu
Leur collection des « Histoires d’Amadou », unique création de la maison des éditions du Cerf- volant, met en scène un personnage récurrent, un enfant de dix ans. Ils réfléchissent à photographier un véritable enfant mais ils choisissent finalement une poupée de chiffon qu’ils trouvent dans une boutique de Lausanne. « On a trouvé une petite poupée à L’Art suisse. Je l’ai emprunté un jour pour voir si elle était photogénique », explique la photographe (Pilet, 1989). Suzi Pilet la photographie et lui trouve l’air triste et poétique, ce qui lui plaît beaucoup. Ils l’appellent Amadou et décident que ce sera un garçon. Dans le film de la série « Plans Fixes », Suzi Pilet explique que « Lui (Alexis) qui avait un petit garçon m’a dit ‘Je crois qu’on va faire une histoire d’enfant ’. J’ai dit tant mieux c’est un garçon, j’aime pas les filles tellement, j’aime mieux les petits garçons » (Pilet 1989). Le projet est lancé. Ils raconteront d’abord une histoire de couteau…suisse : « On a commencé par L’Opinel, parce qu’il fallait qu’il ait un couteau, j’aimais beaucoup les couteaux. » explique-t-elle (Pilet,1989).
Lorsque Suzi Pilet est interrogée pour savoir si Amadou est l’enfant qu’ils n’ont pas eu ensemble, elle répond qu’il s’agit plutôt d’un double de « eux trois », un reflet de la famille qu’ils forment avec Jean-Marie : « On voyait grandir cet enfant qui rêvait. Cet enfant c’était un peu nous tous, Alexis, son fils petit et moi, notre rêve commun. », dit-elle (Pilet,1989).
Et en effet, une lecture attentive de chaque album permet d’identifier des traces propres à chacun des membres de la famille qu’ils forment, comme autant de fils de laine cousus ensemble. C’est d’abord dans le vocabulaire religieux disséminé dans les ouvrages et sur certaines photographies que l’on retrouve l’héritage de l’ex-prêtre Alexis Peiry. La religion fait partie de l’univers du petit personnage. Sur les illustrations de La Bâche, Amadou porte une croix autour du cou. Dans L’Opinel, prisonnier des ficelles des ballons qui l’emportent à travers les airs, il s’imagine « enfermé dans les limbes » et se demande s’il va devenir un de ces « corps glorieux » dont parle le « gros livre doublé de peau, plein de mots difficiles que son père lui expliquait ». C’est « comme si le bon Dieu m’avait invité le jour où il créa le monde », s’exclame-t-il en croyant arriver au Paradis. (L’Opinel, 1951)
Chaque album formant une tranche de vie, un épisode dans un voyage initiatique qui mène de l’enfance au monde des adultes, on pense à l’ouvrage Le Tour de France par deux enfants[20], manuel de lecture courante et roman, qu’Alexis Peiry a lu dans son enfance. Le couple que forment Amadou et son fidèle chien Copain est inspiré sans conteste inspiré des deux frères André et Julien Volden, contraints à l’aventure sur les routes de France. « André et Julien furent les premiers héros de ma mythologie « profane » écrit Alexis Peiry (Peiry, 1968). L’écrivain raconte que cet ouvrage l’a marqué « plus profondément, plus vitalement que la Somme théologique de Saint Thomas[21] » au point qu’il lui consacre un chapitre entier dans ses mémoires. Comme leurs modèles, Amadou et son compagnon vivent mille aventures et nouent des amitiés lors de leur épopée. Amadou l’intrépide, Amadou le loyal et le courageux condense d’ailleurs à lui seul les qualités que les héros du Tour de France par deux enfants possèdent.
S’il faut trouver encore quelque parenté d’Amadou avec le couple Peiry-Pilet, il faut chercher du côté des valeurs fondamentales d’amitié et de liberté que chérissent le couple et dont le jeune personnage a hérité. Amadou en effet déteste les animaux en laisse, les oiseaux emprisonnés et l’on apprend dès le premier album « qu’il aime la liberté par-dessus tout, pour les autres comme pour lui-même » (L’Opinel, 1951). Il se fait lui aussi des amis d’errance, un peu marginaux, comme les amis de Suzi Pilet et Alexis Peiry du temps de la chevalerie errante. Il y a pêle-mêle le marin-pêcheur Roger la Grenouille qui porte le même nom que le restaurateur photographié par Suzi Pilet à Paris en 1948, Hyacinthe le routier, Baptiste le vacher avec qui Amadou voyage ou boit un verre de beaujolais au café « Au Vieux Loup de mer ».
Enfin, les voyages qu’ils font tous les trois alimentent les albums de la collection. Leur séjour en Espagne en 1952 n’a-t-il pas inspiré le volume Amadou Torero ? « Les voyages de Jean-Marie sont étroitement mêlés aux « Histoires d’Amadou » raconte l’ami Albert Buro. « Planter ses premiers clous, fabriquer un radeau, une cabane, sont autant de choses vécues » dit-il encore. (Buro, 1952). C’est enfin l’univers familial du jeune Jean-Marie Peiry qui est transposé dans les albums, avec ses trois tantes qui inspirent celles d’Amadou, Florine, Hermine et Mathilde et un père artiste, souvent absent, mais qu’il évoque régulièrement dans ses aventures et qui sait raconter des histoires comme Alexis Peiry le fait avec son fils[22].
Co-création par des co-auteurs
Le premier album de la collection paraît en 1951, au début de cette période faste pour la production d’albums photolittéraires pour enfants qui voient collaborer photographes et écrivains. La photographe Ylla confie ses images à Jacques Prévert pour raconter les aventures d’un petit lion[23]. Dominique Darbois et Philippe Mazière rentrent d’une expédition chez les Indiens d’Amazonie et font de leur notes et photographies prises au cours de leur séjour un livre pour enfant[24]. Quant aux aventures du jeune Martin[25] imaginées par Ivo Duka et Héléna Korda elles ont besoin de la collaboration des photographies et des mots pour être racontées, tant elles semblent incroyables. L’image photographique dans le livre pour enfants est à la mode. Les photographes ne sont plus de simples illustrateurs et leurs photographies sont parfois le matériau d’origine qui va présider à la réalisation de livres. Certains ouvrages sont réalisés en collaboration très étroite entre l’écrivain et le photographe, entre les deux plumes qui s’entremêlent pour tisser l’histoire et faire sens. Les ouvrages de la collection des « Histoires d’Amadou » témoignent de cet entrelacement des deux formes d’écriture.
Si la photographe Suzi Pilet réalise les images, elles sont précédées de mises en scènes conçues à deux. Les photographies conservées dans les archives du Centre des littératures en Suisse romande en témoignent.
Pour Amadou Torero, les deux artistes plantent leurs personnages dans les sables du bord du lac de Neuchâtel à l’aide d’aiguilles à tricoter. Ils s’inspirent de photographies de vrais toreros prises lors de leur voyage en Espagne pour fixer l’attitude et donner du mouvement à la poupée. Suzi Pilet rectifie ses positions en fonction de la lumière. Elle a cousu les costumes de torero et ils font faire en amont les petits taureaux chez une couturière. C’est lors du travail sur les photographies, lors de la réalisation des photomontages qu’elle travaille seule. Elle mêle leurs photographies de voyages et des photographies d’Amadou pour faire voler leur personnage au-dessus de la place de la Concorde, le faire se déplacer dans une vraie arène ou marcher au bord de la mer. Elle découpe, colle, superpose des négatifs, ajoute des coups de crayon ou de pinceau. Une lettre qu’elle adresse à Alexis Peiry témoigne de ce procédé :
« A Sierre, de la fenêtre du Terminus, j’ai photographié une bicyclette vue d’assez loin au fond d’une cour de nuit (10 secondes) cela pour voir si c’était possible de coller un Amadou détective sur ce genre de cliché. Si cela réussit, nous pourrons alors photographier de nuit une motocyclette de la même façon à Lausanne.[26]»
Suzi Pilet raconte qu’elle ne lit pas les textes mais qu’ils en parlent beaucoup. Alexis Peiry précise d’ailleurs que Suzi Pilet
« n’illustre pas mes livres après coup, mais nous les composons ensemble, texte et illustrations, de manière que l’image ne soit jamais une simple doublure visuelle du texte, ni celui-ci un simple commentaire descriptif de l’image ; mais que l’un et l’autre, agissant par leurs moyens propres, composent le même monde, poétique et humain, accessible à l’enfant. » (Amadou l’audacieux, 42)
Les manuscrits conservés dans les archives montrent que l’emplacement des photos est prévu au sein des pages, avec des légendes, laissant penser qu’elles ont déjà été réalisées, parfois avant même l’écriture du texte.
Ils créent donc sous le regard l’un de l’autre, façonnent ensemble leur personnage et ses histoires. Leurs pratiques s’interpénètrent, s’entremêlent et tissent ensemble les fils d’une œuvre littéraire pour enfants. Le lecteur-spectateur de la collection ne s’y trompe pas. Si les critiques distinguent le travail de l’un et de l’autre en parlant du « poète » Alexis Peiry et de la « fée photographe » Suzi Pilet, elles notent bien que la réussite de la série tient à l’étroitesse de la collaboration des deux artistes : « Est-ce que l’histoire a été faite pour les photos ou les photos pour l’histoire ? On ne sait, tant elles se mêlent avec bonheur ». (Feuille d’avis de Lausanne, 1953)
Indispensable photographie
On peut en effet se demander ce que seraient ces albums illustrés par un autre medium. Les illustrations photographiques sont en effet omniprésentes dans chaque ouvrage et le jeune lecteur devient aussi spectateur des aventures d’Amadou. Présente sur la couverture, l’image photographique accueille le lecteur et forme ce qui reste visible du livre lorsque que la narration est terminée. Dans le corps de chaque ouvrage de la collection, on compte une quinzaine de photographies régulièrement placées en page de droite[27]. L’image ne figure pas toujours en regard du moment qu’elle éclaire. Elle peut être installée avant même la narration et anticiper sur le récit, ou bien être placée après et fonctionner comme un rappel. Elle provoque des poses dans la lecture et incite à aller chercher dans le texte le moment qu’elle accompagne, puisqu’elle n’est pas légendée. Les images photographiques permettent aussi de découvrir des éléments qui ne figurent pas dans la narration écrite. Le jeune lecteur peut ainsi s’amuser à lire le menu du restaurant « Au vieux loup de mer », examiner les détails de la Place de la Concorde que le personnage survole ou de certaines rues qu’il traverse, comme il examinerait les détails d’une tapisserie. L’image photographique offre donc à côté de la narration textuelle une narration visuelle bien présente. Elle est incontournable et impose sa présence aux côtes du texte.
Le personnage lui-même est régulièrement photographié en plan rapproché et semble éclairé par un projecteur ce qui amène le lecteur à fixer son attention sur lui, comme au théâtre. Les illustrations retenues pour accompagner le texte proposent de regarder Amadou dans des moments de vie assez ordinaires, susceptibles de créer peut-être une proximité avec le lecteur. On peut ainsi le voir jouer, prendre ses repas, se promener et dormir. On constate même qu’il change de tenue vestimentaire au cours des évènements. D’autres photographies témoignent d’évènements plus extraordinaires. On découvre le petit personnage escaladant des montagnes, volant dans le ciel attaché à une grappe de ballons poussée par le vent, fumant une cigarette. Qu’il s’agisse d’images du quotidien ou de celles qui le montrent dans ses aventures dignes d’un héros de roman policier, la photographe Suzi Pilet prend le parti de nombre de jeunes lecteurs en leur proposant de voir leur personnage préféré s’animer. Et bien qu’Amadou ait les traits d’une poupée de jute, les lecteurs de ses aventures ne sont pas loin de croire que c’est un vrai enfant, dont ils peuvent même entendre la voix lors d’émissions radiophoniques. Suzi Pilet raconte d’ailleurs que certains le croient tellement vivant qu’ils se mettent à pleurer en découvrant lors des visites de l’atelier qu’il ne s’agit que d’une figurine !
La publication par les éditions Spes[28] en 1956 d’un volume regroupant les trois premiers titres des « Histoires d’Amadou » illustrés de dessins cette fois, sous le titre Amadou s’est évadé, est un échec et l’on imagine que l’absence des photographies de Suzi Pilet y est pour quelque chose. Les critiques remarquent que « Le texte apparaît bien nu sans la part de magie que lui apportaient les photographies éblouissantes de Suzi Pilet » (Cettin, 25) et que « Le texte d’Alexis Peiry ne pourrait pas déployer complètement sa richesse narrative sans les illustrations de Suzi Pilet. Elles le complètent et le transportent dans une autre écriture, une écriture photographique, nuancée, subtile et symbolique. » (Cettin, 27). On lit même que les photographies « sont absolument indispensables au texte, car elles permettent au lecteur de véritablement décoller avec Amadou. » (Arts, 1952). La photographie n’est-elle pas donc ce qui rend ces ouvrages inoubliables ? Le fidèle lecteur des « Histoires d’Amadou » est en tout cas habitué au dispositif de la collection, à la co-présence et à la collaboration des images photographiques et du texte et que tout changement dans cette habitude lui semble incongrue. De la même façon, les lausannois associeront toujours la vaudoise Suzi Pilet au gruérien Alexis Peiry.
Conclusion :
Alexis Peiry et Suzi Pilet avait chacun leur vie, leur univers spirituel et artistique. Lorsqu’ils se sont trouvés, ils ont transformé leur amour en une collection d’ouvrages dont le héros est un enfant, eux qui n’en auront jamais ensemble. Chacun a apporté ce qu’il avait pour le nouer, l’assembler, l’entremêler aux fils de l’autre et tisser ensemble les aventures d’une poupée de juste qui enchanta une génération entière de petits Suisses dans les années 50.
L’analyse des relations entre texte et photographies dans ces ouvrages et la relecture des de l’époque montrent que le personnage d’Amadou et ses aventures fonctionnent grâce à l’association et la collaboration des mots d’Alexis Peiry et des images photographiques de Suzi Pilet. Il semble que la présence de la photographie soit la condition du succès de la collection.
Ce constat est à l’image de ce la relation de couple, dans lequel la photographe Suzi Pilet est l’élément moteur, celle qui donne l’impulsion créative, qui transforme le raconteur d’histoires en auteur. Si leur couple n’a peut-être pas résisté au besoin d’indépendance de la photographe, l’histoire littéraire et la mémoire des Lausannois les a gardés comme ne faisant qu’un et s’incarnant ensemble dans une petite poupée de juste.
Laurence Le Guen, Cellam-Rennes 2
Bibliographie
Ouvrages :
Daniel Maggetti, (Dir.), Amadou l’audacieux, sept albums pour enfants par Alexis Peiry et Suzi Pilet, Infolio, Lausanne, 2013.
Alexis Peiry, L’or du pauvre, Lausanne, [Paris,] : Éditions Rencontre , L’Aire, 1989.
Chapitre : Josiane Cettin, « Amadou un héros de son temps », Amadou l’audacieux, sept albums pour enfants par Alexis Peiry et Suzi Pilet, Infolio, Lausanne, 2013.
Articles de presse :
Albert Buro, La semaine de la femme, 20 décembre 1952.
« Amadou musicien détective », Feuille d’avis de Lausanne, 17 décembre 1956.
Nouvelle Revue de Lausanne, 1953.
Gazette de Lausanne, le 15 janvier 1955
Film :
Suzi Pilet photographe, 7 juillet 1989 à Lausanne, https://www.plansfixes.ch/films/suzi-pilet/
Articles :
« Du poème filmique au livre illustré de photographies, les films d’Albert Lamorisse », actes du colloque « Les Novellisations pour la jeunesse », collection « Texte-Image », Académia, Louvain la-Neuve, 300 pages, 2020.
« La Fabrique du Père Castor (1931-1967). Paul Faucher, éditeur d’avant-garde », dans L’Exporateur. 2019, http://www.litteraturesmodesdemploi.org/carnet/la-fabrique-dupere-castor-1931-1967-paul-faucher-editeur-davant-garde/
« Quand la photographie nous fait accéder au « petit théâtre de l’enfance », Alice in Wonderland par Suzy Lee », Revue de Photolittérature n°2, http://phlit.org/press/?post_type=articlerevue&p=3145, Juillet 2018
« Sac à Tout de Séverine, récit-photo pour enfants en 1903 », revue Contemporary French Civilisationhttps://online.liverpooluniversitypress.co.uk/loi/cfc
« Abolir les frontières en littérature jeunesse : la tentative des albums photographiques des années 50 à travers l’exemple d’Horoldamba le petit Mongol, Revue Strenae, http://journals.openedition.org/strenae/1670
Notes :
[1] Carine Cadby, Will Cadby, The Doll’s Day, London, Mills & Boon, 1915.
[2] Snowbaby’s own story, Philadelphia, J.B Lippincott Company, 1934.
[3] Le secret des deux plumes , La Guilde du Livre, 1956 et Martin and his friend from Outer Space en 1955, pour Harper & Brothers Publishers.
[4] Ancien novice à l’abbaye de Saint-Maurice en 1925 puis ordonné prêtre en 1930. Maître de français, latin, allemand et religion au collège de l’abbaye (1930-1939), directeur de la maîtrise polyphonique (1939-1941), Alexis Peiry quitte ensuite les ordres, s’établit à Vers-chez-les-Blanc et devient professeur de français.
[5] George Borgeaud deviendra poète.
[6] Corinna Bille deviendra autrice.
[7] Maurice Chappaz deviendra auteur.
[8] René-Albert Houriet sera alpiniste.
[9] René-Pierre Bille sera cinéaste et photographe animalier.
[10] Avec Maurice Blanc, elle lance un dépliant avec leurs photographies et un texte de Landry, L’art de voir. Elle ouvre un atelier-laboratoire à Lausanne, d’abord 5 rue du Théâtre en 1949, puis rue Grand St Jean.
[11] Il publie Un souper à la Villa des Trembles en 1925 et Histoire d’une petite fille dans Les Échos de Saint-Maurice en 1938, ESM1938, T. 37, p. 311-316.
[12] Jean-Marie Peiry est le fils qu’Alexis Peiry a eu avec Else Froidevaux en 1943. Ils ne vivent pas ensemble.
[13] Ils s’associent à la maison Desclée de Brouwer de 1952 à 1956 pour une diffusion dans le monde francophone et aux Pays-Bas.
[14] L’Opinel, éditions du Cerf-Volant, 1951, Le radeau, éditions du Cerf-Volant,1952, La Joie de Lire, 2013, Amadou acrobate, éditions du Cerf-Volant, 1953, La Joie de Lire, 2013, Amadou marchand d’escargots, éditions du Cerf-Volant, 1954, La Joie de Lire, 2016, Amadou alpiniste, Les éditions du Cerf-Volant, 1955, La Guilde du Livre, 1960, Amadou Torero, éditions du Cerf-Volant, 1958, Amadou, musicien-détective, éditions du Cerf-Volant, La Guilde du Livre, 1960, Lausanne. Les premiers ouvrages sont réédités par La Joie de Lire dans un format plus petit que celui d’origine.
[15]Amadou enfant de chœur, La Draisine, Amadou Homme-Sandwich, Amadou en Provence.
[16] Une mise en ondes de Roland Jay avec le futur écrivain romand Jean-François Sonnay, Amadou, Gil Pidoux, l’Ange gardien, et plusieurs acteurs du radio-théâtre.
https://www.rts.ch/play/radio/helvetica/audio/amadou-heros-de-papier-et-de-radio-55?id=4890489
[17] Échanges par mail du 30 mars 2020.
[18]Amadou l’audacieux, Suzi Pilet et Alexis Peiry, 7 albums photographiques 1951-1959, Espace Arlaud, Lausanne, du 17 mai au 21 juillet 2013, https://associationsuzipilet.ch/expo.html
[19] La correspondance Alexis Peiry contenue dans le fonds Maurice Chappaz contient quelque 220 lettres, non numérisées, échangées entre 1963 et 1967 entre l’écrivain et son ancienne élève Pierrette Wagnières dont une demande en mariage de « Alexis Peiry Prince de Gruyère et d’Espagne » vis-à-vis de la « très-aimable dauphine Princesse de Verrières », 01.04.1967. Les mémoires d’Alexis Peiry s’arrêtent à la Guerre de 14-18 lorsqu’il est un tout jeune enfant.
[20] G. Bruno, Le Tour de France par deux enfants, Devoir et Patrie, Livre de lecture courante avec 212 gravures instructives pour les leçons de choses et 19 cartes géographiques, Cours Moyen, Belin, Paris, 1877.
[21] Dans les années 60, leur éditeur parisien leur propose de réaliser une nouvelle version du Tour de France par deux enfants en l’illustrant de photographies. Les conditions de réalisation trop compliquées les contraignirent à renoncer.
[22]La dédicace de L’Opinel est la suivante : « A toi, Jean-Marie, cette histoire entre mille autres, que je t’ai raconté un soir où tu disais que dormir était du temps perdu. Je voudrais que tu devines par elle tout ce que tu apprenais à ton père en l’écoutant. »
[23] Jacques Prévert, Ylla, Le petit Lion, Arts et Métiers graphiques, 1947.
[24] Dominique Darbois, Francis Mazières, Parana le petit Indien, Nathan, 1952.
[25] Ivo Duka et Héléna Korda, Le secret des deux plumes, La Guilde du Livre, Lausanne, 1954.
[26] Lettre de Suzi Pilet à Alexis Peiry à Reus en Espagne, 19/7/1956.
[27] Lors de leur réédition par la Joie de Lire, la photographie quitte son emplacement d’origine, peut se retrouver à gauche, voire franchire la pliure centrale et empièter sur l’autre page déborder sur celle de droite.
[28] Collection « Bibliothèque de la jeunesse », avec des illustrations d’Harald Schulthess. Quatre annnées après le lancement, seulement 1500 ouvrages ont été vendus