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Gyongyi Pal, La pantomime sous le prisme de la photographie – les œuvres photolittéraires de Károly Gink

Résumé : Károly Gink fut reporter photographe à l’agence de presse nationale hongroise (Magyar Fotó/MTI) puis travailla comme photographe indépendant. Il photographia des pièces de théâtre, et fut photographe de plateau lors de tournage de films hongrois. Gink est co-auteur de plusieurs livres photolittéraires, dont une trilogie inspirée par les œuvres scéniques de Béla Bartók, avec des vers de Dezső Keresztury (1976). Pour ces ouvrages, il travailla avec Pál Regős et sa troupe Commedia XX, fondateur de l’association de pantomime en Hongrie dans les années soixante. L’analyse se concentre sur la lecture photolittéraire et les relations textes-images de cette trilogie, pour démontrer à quel point la transposition livresque des trois spectacles est réalisée à partir d’une lecture conceptuelle des œuvres scéniques.
mots-clés : pantomime, transposition, photolittérature, geste, musique, Gink Károly, Keresztury Desző, Regős Pál
Référence électronique : Gyongyi Pal . « La pantomime sous le prisme de la photographie – les œuvres photolittéraires de Károly Gink », Revue internationale de Photolittérature n°2 [En ligne], mis en ligne le 15 décembre 2018, consulté le 26 avril 2024. URL : http://phlit.org/press/?articlerevue=la-pantomime-sous-le-prisme-de-la-photographie-les-oeuvres-photolitteraires-de-karoly-gink
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La pantomime sous le prisme de la photographie – les œuvres photolittéraires de Károly Gink


Károly Gink fut reporter photographe à l’agence de presse nationale hongroise (Magyar Fotó/MTI) puis travailla comme photographe indépendant. Il réalisa plusieurs photos de pièces de théâtre, et fut photographe de plateau lors du tournage du film hongrois, Liliomfi (1954). Même si la photographie de théâtre ne fut pas sa vocation première[1], une large part de sa production montre qu’il ressentit un intérêt particulier pour ce milieu artistique, et plus précisément encore pour la pantomime, car il photographia Marcel Marceau sur scène lors de son passage à Budapest en 1968. Malgré sa formation de reporter, il abandonna la position purement documentaire et revendiqua son propre regard subjectif lors des prises de vue. Gink fut co-auteur de plusieurs livres photolittéraires dont, entre autres, une trilogie inspirée par les œuvres scéniques de Béla Bartók, accompagnée de vers de Dezső Keresztury (1976). Dans ce dernier, il collabora avec Pál Regős, fondateur de l’association de pantomime hongroise dans les années soixante, et sa troupe Commedia XX. Bien que la troupe ait eu à son répertoire, dès 1972, les deux premiers volets de l’œuvre de Bartók[2], les critiques n’apprécièrent que les photographies dans les trois livres parus, sans mentionner ni le texte littéraire, ni cette singulière transposition narrative-photographique des pièces de pantomime[3].


La troupe fondée par Pál Regős introduisit en Hongrie ce qu’on appelle le mime pur, mime moderne ou encore mime subjectif, qui dans le sillage d’Étienne Decroux repensa l’articulation corporelle, le rythme, le geste, les contrepoids, pour « parvenir à une dramaturgie corporelle en mesure de revenir aux origines de la théâtralité humaine la plus essentielle[4] ». Le geste est soumis à la volonté et aux besoins de l’expression, et requiert un travail intense sur le corps. Il s’agit d’une approche analytique de l’expression corporelle qui présuppose qu’à tout état d’âme correspond un geste et une posture du corps. La troupe de Pál Regős s’intéresse plus particulièrement à la pantomime scénique, qui au lieu de saynètes (souvent comiques) met en scène des sujets dramatiques habituellement de plus longue haleine. Le mime pur tente ainsi de codifier l’expression corporelle dans une langue muette qui se base sur une forme « a-logique, sinon a-sémiotique ; stade primaire, d’avant le langage ; stade du désir non contrôlé par la parole » (Rykner 11). Dans la mesure où le corps « s’expose sans médiation » (Rykner 34) ou feint de le faire, le mime peut transmettre de très fortes sensations et émotions aux spectateurs[5]. De ce point de vue le mime s’accorde particulièrement bien avec la photographie qui elle aussi dissimule « un message iconique non codé »[6], et demande une lecture affective où un détail (le punctum) peut pointer le « regardeur », pour reprendre les termes de Roland Barthes dans La Chambre claire (Barthes 1980).


Il est difficile de restituer la genèse des trois livres. Ce qui est connu, c’est que la troupe Commedia XX a procédé, dès 1970, à la mise en scène des deux premiers volets de l’œuvre de Bartók : Le Mandarin merveilleux puis Le Prince de bois. Ces deux pièces ont été représentées 43 fois en 1975 sous le nom « programme Bartók » au théâtre Szkéné[7]Le Château de Barbe bleue, dernière pièce de la trilogie, est mise en scène et représentée par la troupe deux ans après, en 1977.


En ce qui concerne la trilogie au format livre, avant sa publication en 1976, il y eut une exposition de photos de l’œuvre Le Prince de bois en 1974, exposition de Károly Gink inaugurée par le discours de Dezső Keresztury (Keresztury, 1974). Est-ce de là que naît l’idée d’une collaboration avec l’écrivain ? Le poète raconte dans un entretien qu’il serait même celui qui aurait incité Gink à poursuivre les prises de vue pour les deux autres pièces scéniques de Bartók (gách, in Film, Színház, Muzsika – sans pagination). Cela suppose un travail en deux temps qui comprendrait d’abord les séances de prises de vue inspirées par la mise en scène de la pièce de pantomime et ensuite le travail de la conception du livre avec la sélection des clichés, l’écriture du texte et la mise en page. Le Mandarin merveilleux et le Prince de bois ont probablement été réalisés ainsi. Tandis que pour Le Château de Barbe bleue, nous savons que la pièce de pantomime était en cours d’élaboration lors de la prise de vue ; de plus, c’est dans ce dernier que l’approche conceptuelle de l’opéra de Bartók influence le plus la structure du livre (ce que nous démontrerons par la suite), donc il est fort probable que l’idée du livre et l’élaboration de sa structure ont précédé la prise de vue. En revanche, la pièce de pantomime jouée ultérieurement sur scène s’est certainement nourrie des sessions photographiques.


Analysons de plus près les trois livres. Du point de vue formel et structurel, ils semblent identiques, malgré une imagerie tout à fait différente. Les photographies sur la couverture et la quatrième de couverture ont une valeur symbolique. Les trois se composent d’une introduction de Dezső Keresztury suivie, dans le corps de l’ouvrage, de trente-deux couples textes-photos disposés face à face sur le verso et le recto. Des poèmes, imprimés en négatif (en blanc sur marron pour Le Prince de bois ; en blanc sur noir pour Le Mandarin merveilleux ; en blanc sur bleu pour Le Château de Barbe bleue) cadrent les couples iconotextuels. Les couleurs de l’impression (des photos et du texte) rehaussent l’atmosphère des livres : le brun du Prince de bois confère une ancienneté et un caractère fabuleux aux images ; le noir du Mandarin merveilleux symbolise la souillure des bas-quartiers ; le bleu est la couleur de la barbe de Barbe bleue tout comme il renvoie par sa teinte froide à la solitude de l’homme incompris. En outre, ces trois couleurs ne sont pas sans rappeler des techniques photographiques : le brun évoque l’argentotype ; le bleu, le cianotype ; le noir, le film argentique.


Les introductions de Dezső Keresztury comprennent à chaque fois une analyse de la musique de Bartók, ainsi qu’une explication du principe qui unit les textes aux photos. Le poète insiste à plusieurs reprises sur le fait qu’il ne s’agit pas d’une illustration de la musique ou de l’histoire, mais d’une recréation ou d’une variante repensée (preuve en est le titre : Variations sur les œuvres scéniques de Béla Bartók, sur la pochette regroupant la trilogie). Il ne mentionne pas pour autant l’existence des pièces de pantomime. Dans cette trilogie, ce qui est singulier c’est que l’analyse musicale devient le concept organisateur de la transposition photolittéraire.


 


Suite au Prince de bois


Sur la couverture et la quatrième de couverture (ci-dessous) figurent des photos de paysage qui semblent constituer le symbole ou la parabole de l’histoire du Prince de bois. Dans son introduction, Dezső Keresztury écrit à propos de Béla Balázs, l’auteur du conte : « Il fait voir ses personnages comme faisant partie de la nature ancestrale omniprésente et mystérieuse. C’est ce qui a dû capter l’imagination de Bartók, animant le libretto de son ami par une musique extraordinaire à la fois humaine et surhumaine[8] ». C’est parce que les désirs aiguillonnant les protagonistes se confondent avec la nature omnisciente (la perte de l’amour est représentée par le paysage hivernal avec ses arbres nus, tandis que l’amour retrouvé est symbolisé par le buisson en feuilles en plein soleil d’été) que les couvertures sont de simples photographies de paysages.



Ces photos de couvertures sont très différentes dans leur forme de celles qui, dans la partie phototextuelle, accompagnent l’histoire. Cette dernière est représentée par des images bougées, floues (obtenues par la technique de gomme bichromatée) qui s’accordent bien avec la musique fabuleuse et « surhumaine » de Bartók. Selon les mots de Keresztury, le livre « exprime par d’autres moyens ce que dans l’œuvre musicale de Bartók nous avons ressenti comme nous touchant le plus, donc le plus important pour nous : la parabole humaine. […] Les poèmes accompagnant et cadrant les images servent aussi principalement à indiquer les rapports entre ces images enrichies en rêverie ». (PB – Introduction)


Les photos sur la couverture peuvent ainsi se prêter à une lecture allégorique. Quant aux poèmes en octosyllabes aux rimes croisées, ils donnent corps aux photos par leur forme dialoguée : à tour de rôle, le narrateur, le prince et la princesse y prennent la parole. Les photos accompagnent bien l’histoire étape par étape ; elles montrent les protagonistes dans la nature et le développement de la fable peut se comprendre grâce aux gestes du mime. Le prince aperçoit la princesse dans son château et tombe amoureux d’elle, il part à sa conquête, mais une fée maléfique entrave sa progression. La nature s’anime, des rochers se dressent devant le prince puis la forêt à son tour ne le laisse pas passer. Après ce premier obstacle, la fée ôte les vêtements somptueux et la couronne du prince ; il arrive ainsi « dénudé » chez la princesse qui semble ne plus le reconnaître. De ce fait, le prince se fabrique une effigie en bois, fausse figure dont la princesse tombe d’abord amoureuse. A la fin de l’histoire, la fée consent à ne plus s’opposer à leur union, la princesse se rend compte de son erreur et reconnaît le prince sans ornement, qui, suite aux retrouvailles, redevient lui-même. Selon la morale de l’histoire, la princesse doit accepter le prince tel qu’il est, sans son appareil somptueux, tandis que le prince doit pardonner à la princesse. Il doit être courageux et persistant car il ne peut réussir à trouver son amie qu’en surmontant ses propres désirs et exigences.



  1. La princesse dit :


Cher ! Je te revois reluisant ;


les méchants sont anéantis.


à toi, au-dessus m’élevant


Je t’accepte tel que tu vis


 



  1. Le prince dit :


Mes ailes brisées en débris


ondulent ; et dedans tes traits


y deviennent plus éclaircis :


ce qui relie mon cœur troublé.


 


Par rapport aux deux autres livres où les mains auront une importance particulière, dans Le Prince de bois c’est la tête présentée de profil, agrandie au premier-plan, qui revient sur plusieurs images (voir ci-dessous). Les personnages ne nous regardent pas, la solarisation les rend abstraits, et les expressions – conformément à l’art du mime – se lisent plutôt dans les gestes.


(images 24 et 31)


La structure de ce livre a cette particularité unique dans la trilogie de présenter des photos cadrant l’histoire (ci-dessous). Les poèmes imprimés en négatif (en blanc sur marron qui cadrent les trente-deux photos-textes) soulignent le fait que perdre l’amour équivaut à tout perdre, et que la fable trouve sa valeur universelle par sa mise en œuvre, dans l’acte de création. Les photos-cadres illustrent ces mêmes propos. Les deux images montrent des arbres dénudés. Les clichés sont réalisés par une longue exposition, ce qui permet d’inscrire sur l’image le mouvement circulaire du bougé de la caméra. Sur les deux photos, nous voyons les mêmes arbres en contre-plongées, réalisées par un bougé circulaire, mais le mouvement n’est pas exactement le même. En parcourant l’histoire, le lecteur revient au point initial, qui n’est pourtant plus le même, quelque chose s’est déplacé en lui.


(images 1 et 32)


Ces images d’arbres bougés ressemblent à celles de la série Microcosme de Gink, réalisées également à partir de la musique éponyme de Bartók, plus tard, en 1981 (sans texte d’accompagnement cette fois-ci). Dans cette série, le bougé de la caméra lors de la prise de vue transforme le paysage en jeux d’ombres et de lumières, qui semblent se mouvoir, danser, respirer au rythme de la musique.


Dans les poèmes du Prince de bois faisant miroir aux photos-cadres (ci-dessus),la parole est donnée pour la première image au « Narrateur » et pour la deuxième et dernière à la « Nature », ce qui suggère que cette dernière en devient le principal protagoniste ; le conte acquiert sa valeur universelle à la faveur de cette anthropomorphisation.


 


Suite au Mandarin merveilleux


Tandis que le Prince de bois se forme autour de la fable et des valeurs morales qu’elle transmet, dans Le Mandarin merveilleux le principe de la transposition photolittéraire s’articule autour de la souillure et des émotions intenses qu’elle éveille. Dans son introduction, Dezső Keresztury rappelle les circonstances de la représentation de ce ballet-pantomime de Bartók, et notamment le fait qu’initialement le spectacle de cette histoire d’une prostituée a fait scandale dans les années 1920 : trouvé impudique, il fut interdit par les autorités hongroises à cause de sa dimension érotique. Bartók justifiait ainsi le choix de ce sujet : on y trouve une « intensification ». C’est cette intensification du désir qui est placée au centre de l’analyse de la musique de Bartók par Keresztury, désir à la double nature, charnelle et sentimentale.


« Ce sont les circonstances qui définissent la pureté ou l’impureté, la qualité éducatrice ou destructrice, exaltant ou abaissant. […] Tel qu’il [le désir charnel et spirituel] brise tous les obstacles extérieurs, tel qu’il fait valoir sa vérité essentielle inébranlable : c’est cette intensification que nous évoque le compositeur. […] Nous avons arrangé les images, et je les ai accompagnées d’un texte, reliant l’une à l’autre de manière à pouvoir faire sentir, tout en suivant les tournures de l’histoire originelle, cette intensification que Bartók a qualifiés d’élément structural le plus important dans l’œuvre. » (MM– introduction)


 


Cette intensification est mise en évidence par divers moyens, à la fois narratifs, visuels et poétiques. Ainsi, par exemple, dans la structure des textes-images, les chapitres deviennent-ils de plus en plus longs.


–      L’arrivée du type fauché sans pognon se compose de 5 textes-photos


–      L’entrée en scène du garçon-étudiant se compose de 7 textes-photos


–      Le passage du mandarin riche se compose de 16 textes-photos


Dans les trois chapitres, la suite des images est presque identique : l’arrivée du client, la prostituée séduit le client, le maquereau intervient, le client part. Ce rythme se voit modifié juste dans le dernier chapitre, qui se compose de la manière suivante : l’arrivée du mandarin (1 texte-photo[9]) ; la prostituée séduit le client (1), acte sexuel (3), le maquereau intervient (1) ; acte sexuel (1) ; lutte entre le maquereau et le mandarin (2) ; mains – étreinte (1) ; acte sexuel (1) ; acte sexuel – le maquereau essaye de les séparer (2) ; lutte entre le maquereau et le mandarin (1) ; acte sexuel (2).


La réapparition des images représentant les mêmes sujets photographiés selon le même point de vue confère une pulsation rythmée à la narration, une montée de tension, une intensification sensuelle. Ce dynamisme est renforcé par les compositions diagonales, ainsi que par l’effet de multiexposition, réalisé au moyen d’un système de prisme qui est de plus en plus employé à mesure qu’on avance dans la narration, et surtout lors de l’acte sexuel.


(images 19 ; 20 ; 23)


Le mouvement des personnages dans l’espace (le décor) est également emblématique : la caméra nous dévoile l’arrivée des clients à travers la fenêtre depuis l’intérieur, puis par un retournement la caméra passe dehors pour montrer la scène de séduction depuis l’extérieur, un rythme qui se répète chez le deuxième client puis chez le mandarin : nous le voyons arriver à travers une porte vitrée dans la maison.


Les va-et-vient des clients, le point de vue extérieur-intérieur rappelle l’acte sexuel. En parallèle au rapprochement dans l’espace (l’arrivée du mandarin est montrée depuis l’intérieur de la maison) s’ouvre métaphoriquement le cœur de la prostituée.


(images 5, 6, 10, 17)


L’image devient de plus en plus floue en même temps que la caméra se rapproche du visage, des mains. Le passage alterné des photos floues et nettes permet d’accentuer certains moments forts de la narration :


« Les personnages, les déguisements, comme dans la vie, se confondent ; c’est juste dans la partie principale que nous voyons clairement qui est le meurtrier, qui est la victime. En fin de compte, il n’y a qu’un héros principal : la petite fille de rue – le miracle se produit avec elle. C’est pour cela que la suite des poèmes qui accompagnent les images reconstitue son monologue dramatique. » (MM– introduction)


 


Les poèmes en vers libres renforcent par leur propre moyen l’intensification – le thème conceptuel de l’ouvrage. L’utilisation de phrases simples, de vers brefs, de phrases interrogatives et exclamatives, l’accumulation de mots ou l’emploi de termes argotiques participe de cette amplification, de ce mouvement vers un paroxysme. Dans le dernier poème, la ponctuation disparaît :


 




  1. (Dernière image, 32.)



En dehors de l’espace et du temps


tu ne sais pas si tu planes si tu chutes


dans les flots infinis palpitants


sans limites une foudre sans doute


flamme et cendre à la fois


blessure agonie croulant en jouissance volupté


terreur dévotion saint


damnation ton origine et ta fin


est passé par là


m’a touché puis a disparu


un dieu.


 


Le texte nous présente le point de vue de la prostituée, mais les photographies renvoient pour la plupart au point de vue d’un narrateur extradiégétique. De plus, la figure de la femme s’estompe graduellement des images : de celle qui séduit, elle devient celle qui est séduite ; passant de haut en bas, ses contours ainsi que l’arrière-plan deviennent de plus en plus flous jusqu’à se confondre. Sur la dernière image (voir ci-dessus) la prostituée tend sa main vers un brin de lumière ; sa main se fondant dans la blancheur symbolise l’anéantissement dans l’acte, une interprétation renforcée par le texte à un autre endroit :


 


17.


L’homme, qui est-il ?


Debout là rigide.


Fixe-t-il le vide ?


Ou bien m’y voit-il ?


 


23.


je souhaite juste me fondre,


m’anéantir en lui,


comme rêve pesant


réjouir en apesanteur,


me berce dans le rien


barque nuit suave,


je courrais mais on me rappelle,


et si se termine la douce douleur,


les mots se dissolvant,


peut alors renaître


le soleil qui brille en nous.


C’est le texte qui permet d’appréhender la lumière sous son double sens, les deux poèmes-cadres imprimés en négatif appelant, par le biais du contraste souillure-lumière, une lecture symbolique.Ce même réglage sémantique régit les photos de couverture et de quatrième de couverture (ci-dessous) : sur la première la prostituée séduit encore le mandarin, elle veut l’utiliser tandis que sur l’image clôturant le livre leurs mains se nouent dans l’étreinte. Mises en opposition, elles accentuent le changement psychologique interne par lequel les motifs indécents de l’acte se transforment en amour et le désir acquiert une valeur existentielle. La fusion, l’union avec le Tout, cette sensation véhiculée par l’acte sexuel, ne peuvent être éprouvées qu’à travers la prise de la conscience de l’anéantissement.



 


Suite au Château de Barbe bleue


Plus encore que pour les deux autres livres de la trilogie, il importe de se référer à l’introduction de Keresztury, si l’on désire ne pas se tromper sur la valeur des images. En effet, un critique hongrois écrit qu’il est tout à fait incompréhensible d’y trouver des images triviales, telles que l’escalier ou « la trousse de clés étalée esthétiquement (de plus sur une vitre dans le style conventionnel des photographies d’objet de musée) » (Székely 56). Pourtant dans un entretien télévisé Keresztury affirme à propos de ce livre que c’est le plus réussi de la trilogie. Dans son introduction, il met l’accent sur la valeur métaphorique de l’œuvre de Bartók, sur le fait que le château où se déroule l’action est « à la fois un lieu et un personnage » (BB, introduction). Le château personnifie l’âme de l’homme, dont chaque porte close cache des mystères. La première photo de l’histoire remaniée (voir ci-après) suggère le détail d’un château en ruine, une fenêtre ou porte de pierre, dont la forme concave invite le regard à y pénétrer tandis que ce qui est derrière reste invisible.


Dans l’œuvre musicale, le personnage de Barbe bleue parcourt avec Judith les chambres secrètes de son âme (les chambres scellant les outils de torture, les armes, les trésors, le jardin de fleurs, le royaume et le lac de larmes), et après avoir emmuré la femme parmi ses anciennes amantes, il sombre dans la nuit. Dans la réécriture photolittéraire, les chambres secrètes sont réduites à quatre éléments fondamentaux. Keresztury s’en explique : « Nous avons choisi les quatre portes – suivant l’esprit de Bartók, tel que nous le ressentons – qui mènent aux principaux domaines entourant le monde de l’être humain : au gouffre rocheux inerte, à la végétation vivante, à l’eau ondoyante-agitée, ainsi que dans le cercle des hauteurs célestes. » (BB, introduction). Par cette transformation de structure, l’œuvre acquiert une dimension plus générale : outre les profondeurs psychologiques explorant l’impossibilité d’une relation harmonieuse entre l’homme et la femme, l’ouvrage photolittéraire évoque « l’isolement fatal de l’être humain échoué au monde » (BB, introduction). Les photographies sur la couverture et la quatrième de couverture du livre (ci-dessous), montrant une roche érodée et la vase craquelée du bord de l’eau, symbolisent cette solitude de l’être face aux forces de la Nature, thème des vers suivants : « le destin de face pierreuse » ; « l’indifférence de l’univers rocheux » ; « la lutte, le désir, l’étreinte / s’engloutissent dans la vase épaisse ».



Les photographies sont d’un « réalisme austère », selon les termes de Keresztury – peut-être est-ce à cause de cette austérité que les images ont moins d’impact sur le lecteur que celles des deux autres livres.


Certaines photographies se suivent comme une rangée de simples énoncés : château, clés, escalier, carrière, arbres, eau, rive, vague, oiseau volant dans le ciel, ciel nuageux. Ces photos structurent l’ensemble en ouvrant et fermant les « portes » ou étapes que traversent les protagonistes. Les textes poétiques qui se présentent à côté des images évoquent fréquemment l’infini.


(images : 1, 3, 7, 9, 16, 23, 27)


La relation entre la photographie et le texte semble elle aussi plus simple, jusqu’à être une transposition à la lettre à certains endroits : sur les images (ci-dessous) les deux protagonistes se fondent littéralement dans la pierre et la vase.


 


12.


Bien que celui qui s’y promène, ne le sache qu’à peine, juste


le ressent-il, le soupçonne-t-il, que la pierre est toute


menace ; s’il vit avec elle


il se fossilise à son tour.


 


 


31.


Ce qui est achevé, se dissout dans la


mémoire : lutte, envie, étreinte


s’enfoncent dans la vase épaisse.


 


 


 


Les protagonistes apparaissent sur les images qui s’insèrent entre les photos de type « simple énoncé » : on y voit un homme masqué et sans visage ainsi qu’une jeune femme. L’intrigue de l’histoire est présentée par le mime, par les gestes qui se cherchent ou s’éloignent, évoquant les passions qui s’animent entre l’homme et la femme (la fierté de l’homme introduisant la femme dans son royaume, la femme suppliant et l’homme qui proteste, le coupe qui se désire, dont le désir est inassouvi ; la femme qui continue à désirer l’homme qui maintenant la repousse et se tourne vers la solitude ; l’homme en manque de désir ; la rupture du couple).


Les deux protagonistes déambulent dans les royaumes des quatre éléments – la pierre, la flore, l’eau et l’air – mais ils découvrent à chaque fois avec déception la dualité des éléments :


la pierre : « les cristaux cachent trésor /flamme, lumière […] » (poème 8), mais ce n’est réellement qu’un monde rocheux indifférent


la flore : elle semble pleine de vie, mais elle s’avère trompeuse car elle conduit à la saison morte de l’hiver


l’eau :  c’est le miroir de l’infini, « élément fondamental changeant sans cesse », mais la vague déferle tout, « brise tout, commele temps inerte » (poème 23)


le ciel : il promet la liberté du vol, mais le corps humain « n’est pas fait pour voler » (poème 26), les nuages noirs couvrent tout de leurs ombres, l’orage trouble tout.


Les mains ont une importance particulière, surtout si on les compare à celles du Mandarin merveilleux. Les photographies de mains (image 6 – ci-contre et image 13 presque identique à celle insérée) encadrent l’épisode de la visite dans la carrière. Ce ne sont pas des mains nouées dans l’étreinte, comme dans le Mandarin, seules les mains de l’homme se muent dans le vide essayant en vain d’atteindre quelque chose. Les mains représentent le désir même, et, par élargissement, l’homme masqué devient l’incarnation du désir, parcourant les chambres de l’esprit et faisant face aux éléments fondamentaux. Il s’agit d’un désir qui va au-delà d’une pulsion charnelle et se comprend – à la suite de Spinoza (Éthique, livre III) – comme puissance d’être et moteur existentiel de l’homme, à l’origine de la soif de connaissance et instigateur d’actes.


Le masque que porte l’homme (le même masque qui fut utilisé pour la pièce de pantomime) favorise l’interprétation universelle de la figure masculine. Il s’agit d’un masque « neutre », sans expression, qui attire l’attention sur le corps. En même temps, il fait fondre l’âme de Barbe bleue et sa demeure en enveloppant le personnage d’un mystère (que Judith tente d’élucider dans l’opéra en ouvrant les « portes » symboliques du château). Est-ce une coïncidence si, dans un manuel de pantomime, dans la partie consacrée au masque, se trouvent justement des exercices liés à l’expression des quatre éléments (terre, feux, eau, air) ? Le masque, selon le manuel, est justement « propice à démontrer la condition humaine » (Gál, 190).


La mort de la femme est également représentée par un masque : sur la première photo (ci-dessous) le masque mortuaire apparaît flou au premier plan, alors que dans la photo suivante c’est le masque qui se distingue nettement et la femme qui devient floue à l’arrière-plan. Ce même masque fatal jette son ombre sur l’homme sans visage (photo suivante), insinuant ainsi que le désir même est voué à s’éteindre.


 


28.


Seule la morne porte finale s’ouvre ;


pas de retour sur quoi il s’ouvre :


son masque, bien que de forme humaine, est


celui de la mort pétrifiante.


 


 


 


29.


Il faut accepter le masque comme


le cadeau du destin, car c’est cadeau


la mémoire momifiée, qui peut sans doute encore


rayonner.


 


 


 


Les poèmes, imprimés en blanc sur bleu (en négatif) qui cadrent les textes-photos, suggèrent que seul l’acte de création peut nous sauver de l’isolement propre à la condition humaine, même si celui-ci nous enferme à son tour :


« Nous voudrions tour à tour de nouveau briser l’enveloppe des pierres, des plantes, des eaux, des cieux, de notre peau et de nos pensées : la seule fois que nous ne sommes pas seuls c’est quand en partageant on se fond en sympathie, en amour ou en amitié. » (BB– dernier poème-cadre)


La fin n’est toutefois pas amère ; en acceptant nos propres limites et la finitude des êtres et des choses, nous pouvons percevoir la possibilité du recommencement :


« Restons agités, courageux dans les labyrinthes de nos âmes, roches, arbres, rivières et cieux. Seule possibilité de liberté pour l’âme ! Car la curiosité, la passion, l’intrépidité renaissent et déploient leurs ailes plus de fois que l’oiseau phénix fabuleux. » (BB– dernier poème-cadre)


 


Conclusion


Le thème du désir, moteur de l’homme revient dans les ouvrages de la trilogie et se trouve étroitement lié aux concepts qui régissent la transposition photolittéraire. Rappelons que dans Le Château de Barbe bleue c’est par le moyen de la simplification que nous est présenté le désir, un désir sentimental et une curiosité essentielle de l’homme qui le pousse à vouloir tout connaître et, malgré les échecs, à tout recommencer. Dans Le Mandarin merveilleux le désir sexuel et la prise de conscience du sentiment d’anéantissement dans l’acte passent par l’intensification. Enfin, dans Le Prince de bois, le prince et la princesse doivent, tous les deux, abandonner leurs désirs et leurs exigences pour se retrouver l’un et l’autre. Dans ce livre c’est la parabole qui devient le concept organisateur de la narration photolittéraire. Grâce à l’acte de création, la recomposition artistique, la fable des amoureux se confond avec la Nature et acquiert une valeur universelle et exemplaire. Le thème du désir revient d’ailleurs sur plusieurs photos de Károly Gink, et il se trouve souvent associé à la musique ou à la danse (« Femme de désirs », 1942 ; « Désirs », 1972).


Si l’on compare les photos de Gink avec celles d’András Tóth, clichés pris sur le vif lors des représentations des pièces de mimes, le travail de transposition devient visible. Le mouvement des gestes et le déroulement de l’action se ressemblent (malgré le fait que les acteurs ne sont pas tous les mêmes dans la pièce et le livre), certains vêtements sont identiques, mais les dissemblances témoignent de la conception reformulée (par exemple, dans la pièce, conformément à l’œuvre de Bartók, le mandarin est tué trois fois par différents supplices – étranglé, poignardé, pendu – ce qui n’est pas repris dans le livre). Le montage et les textes recomposent le sens de la pantomime.


Le fait que les transpositions photolittéraires soient réalisées à partir d’une lecture conceptuelle des œuvres scéniques est intéressant, car il y a une corrélation entre cette approche et la définition du « mime pur ». Le mime est une abstraction, une exagération, un excès. Le mime pur est analytique, son objectif n’est pas de créer l’illusion du réel, c’est peut-être pour cela que les photos truquées de Gink (réalisées par gomme bichromatée dans Le Prince de bois, multiexposées dans Le Mandarin merveilleux) paraissent plus aptes à sa représentation, alors que les photos « réalistes » dans Barbe bleue nécessitent vraiment une lecture photolittéraire pour être comprises. L’approche analytique, conceptuelle est présente comme on l’a vu dans la composition des livres ; l’excès est dans les gestes, dans la mise en valeur de certaines parties du corps. La photo de théâtre favorise l’abstraction du geste par le point de vue unique et l’image figée. Le mime et la photographie sont des arts muets. Toutefois selon Karl Günter Simon (Gál, 25), le fait d’ajouter la parole au mime, dans les représentations théâtrales, comme le font les pièces de Jean-Louis Barrault, permet de représenter des histoires plus abstraites, plus théoriques ; c’est ainsi que la transposition photolittéraire, l’ajout des poèmes au photos tire l’histoire et la pantomime vers une recréation conceptuelle.


Gyöngyi PAL (Université de Kaposvár)




[1]Károly Gink appartient à la génération de photographe de théâtre pour qui ce genre n’est qu’une étape dans leur parcours, dans la mesure où il revendique son regard subjectif, approche typique qui en France prend aussi de l’ampleur dans les années 1970 avec Claude Bricage ou Nicolas Treatt. (Meyer-Plantureux).


[2]Dans un entretien Pál Regős mentionne la date 1972, (consulté le 23/11/2016). http://www.terasz.hu/main.php?id=egyeb&cikk_id=13323&page=cikk, puis dans un autre il mentionne la date 1970 (« Entretien avec Katalin Lőrincz », paru dans Parallel. n°10 (2008) : 20-21.)


[3]Il y a même eu un procès mené par la troupe de mime contre le photographe sur la question du droit de paternité de l’œuvre, procès perdu, le jugement ayant admis le statut autonome des clichés par rapport à la pièce, et ayant reconnu la transposition comme geste artistique.


[4]http://mimecorporel.com/etienne-decroux/(Site de l’école internationale du mime corporel – consulté le 23/11/2016).


[5]Suivant certains commentateurs le spectacle provoquerait un effet semblable à l’état onirique ou à l’hypnose. Ce retour à des gestes instinctifs rend ce genre apte à la représentation de thèmes érotiques dissimulés, pratiques courantes de la fin du 19esiècle. Le livre d’Arnaud Rykner analyse justement ces œuvres et montre à quel point le genre est marqué par la photographie qui à cette époque dévoile justement le corps incontrôlé dans les clichés médicaux de Charcot. (Rykner 37 et 41.) La comparaison et le rapprochement entre le mime et la photographie pourrait être poursuivi sur le thème de la pulsion, le voyeurisme ou la photographie pornographique (Cf. Fleischer).


[6]« […] dans la photographie, le message dénoté étant absolument analogique, c’est-à-dire privé de tout recours à un code, c’est-à-dire encore : continu, il n’y a pas lieu de rechercher les unités signifiantes du premier message» (Barthes 1961, 939).


[7]Il s’agit d’un théâtre progressiste régi par l’École Polytechnique de Budapest et dans lequel, à la même époque, se fond la troupe Commedia XX sous le nom BME Pantomim (Regős, 2008).


[8]Dans les trois livres, les introductions sont toutes sans pagination, pour le reste des poèmes cités nous indiquerons le numéro du poème ainsi que pour les photos le numéro du poème qui se trouve à côté de l’image. Les textes et poèmes de la trilogie sont tous traduits par Gyöngyi Pal.


[9]Les numéros entre parenthèse indiquent le nombre de page de texte-photos qui se suivent.




Bibliographie


Barthes, Roland. « Le message photographique » (1961). In Éric Marty (présenté par). Œuvres complètes, t. 1, 1942-1965. Paris : Seuil, 1993, 939.


Barthes, Roland. La Chambre Claire. Paris : Cahiers du cinéma/Gallimard/Seuil, 1980.


Fleischer, Alain. La pornographie : une idée fixe de la photographie. Paris : La Musardine, 2000.


Gál, M. Zsuzsa (éd. et trad.). A Pantomim (La pantomime. Traduction hongroise de textes de Karl Günter Simon et de Jean Soubeyran). Budapest : Színháztud. Int., 1964.


Gink, Károly ; Keresztury, Dezső. A Fából faragott királyfi nyomán (Suite au Prince de Bois). Budapest : Gondolat, 1976.


Gink, Károly ; Keresztury, Dezső. A Csodálatos Mandarin nyomán (Suite au Mandarin merveilleux). Budapest : Gondolat, 1976.


Gink, Károly ; Keresztury, Dezső. A kékszakállú herceg vára nyomán, (Suite à Barbe bleue), Budapest : Gondolat, 1976.


Keresztury, Dezső. « Le Prince de bois » (Speech d’ouverture de l’exposition d’illustration photographiques de Károly Gink – Ferencváros pincetárlat, 5 avril 1974), paru dans Fotóművészet (La photographie plasticienne, équivalent hongrois d’un journal théorique comme les Études Photographiquesen France). (1974/3) : 41-42.


Meyer-Plantureux, Chantal. La photographie de théâtre, ou La mémoire de l’éphémère. Paris : Audiovisuel, 1992.


Regős, Pál ; Regős, János. Szkéné Színház 1968-2008. Színház ég és föld között (Théâtre Szkéné 1968-2008. Théâtre entre le ciel et la terre). Budapest : Műegyetem kiadó, 2008.


Rykner, Arnaud. « Corps obscènes. Pantomime, tableau vivant et autres images pas sages » suivi de « Note sur le dispositif », coll. « Comparaison ». Paris : Orizons, 2014.


Székely, András. « Gink Károly-Keresztury Dezső: Változatok » (Gink-Keresztury : Variations). In Fotóművészet. (1977/2) : 56-57.


Variations sur les œuvres scéniques de Béla Bartók, Émission à la Télévision Nationale Hongroise, 1978.


(gách) – nom de plume indiqué en fin d’article, « Vátozatok Bartok színpadi műveire szóval és képpel » (Variations sur les œuvres scéniques de Bartók en mots et en images). In Film Színház Muzsika (Film Théâtre Musique). 25/12/1976.


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