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Gwendoline Koudinoff, Théâtralité des tableaux vivants de Julia Margaret Cameron et de ses contemporains

Résumé : Julia Margaret Cameron, photographe incontournable de l’ère victorienne, a réalisé de nombreux tableaux vivants, autrement dit des photographies qui relèvent d’une esthétique picturo-théâtrale. Sa petite-nièce, Virginia Woolf, a consacré une pièce de théâtre, Freshwater: a Comedy, à Julia Margaret Cameron et son entourage intellectuel. Des contemporains de cette dernière ont également créé des tableaux vivants d’une théâtralité marquante. Citons, parmi eux, Henry Robinson, Oscar Rejlander et Lady Hawarden. Afin de rendre compte du potentiel théâtral des tableaux vivants victoriens, une première partie du présent article sera consacrée aux analyses de tableaux vivants de Julia Margaret Cameron où figurent des héroïnes shakespeariennes qui redéfinissent la représentation picturale et théâtrale de la femme. La pièce Freshwater de Virginia Woolf sera ensuite mise en perspective par rapport aux tableaux vivants de Julia Margaret Cameron qui ont inspiré la pièce. Enfin, une étude des tableaux vivants des contemporains de Julia Margaret Cameron mettra en évidence l’affranchissement de leurs œuvres par rapport au théâtre écrit.
mots-clés : préraphaélisme, tableaux vivants, époque victorienne, féminisme
Référence électronique : Gwendoline Koudinoff . « Théâtralité des tableaux vivants de Julia Margaret Cameron et de ses contemporains », Revue internationale de Photolittérature n°2 [En ligne], mis en ligne le 15 décembre 2018, consulté le 26 avril 2024. URL : http://phlit.org/press/?articlerevue=theatralite-des-tableaux-vivants-de-julia-margaret-cameron-et-de-ses-contemporains
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Théâtralité des tableaux vivants de Julia Margaret Cameron et de ses contemporains


Les tableaux vivants se caractérisent avant tout par leur intermédialité a priori incongrue et complexe : leurs mises en scène théâtrales, rendues intemporelles par la pratique de la photographie depuis l’ère victorienne, sont inspirées de sujets littéraires et picturaux permettant d’apporter une dimension intellectuelle à la photographie et de l’introduire dans un courant esthétique notable. Les auteurs de tableaux vivants victoriens se réclament, en effet, de la High Art Photography[1]dont la légitimité repose sur une logique d’emprunt à partir des beaux-arts ou de la littérature théâtrale notamment. Cependant, les travaux artistiques de Julia Margaret Cameron, Henry Peach Robinson, Oscar Gustave Rejlander et Lady Clementina Hawarden prouvent que les tableaux vivants ne sont pas seulement des ersatz du corpus qui ont (ou auraient) influencé leur création mais qu’ils s’imposent plutôt comme d’importants vecteurs visuels capables de retranscrire les pensées de leur auteur.


Julia Margaret Cameron est une des rares femmes à avoir acquis le statut de photographe artistique au XIXesiècle, avant le courant pictorialiste, par l’intermédiaire de nombreux hommages rendus aux succès littéraires et picturaux qui ont marqué l’histoire culturelle occidentale. Ses photographies font fréquemment référence aux œuvres de William Shakespeare. Les héroïnes shakespeariennes les plus connues y sont en effet incarnées par des modèles proches de la photographe, y compris une actrice célèbre, Ellen Terry, qui figure par ailleurs comme personnage principal de l’unique pièce de théâtre écrite par Virginia Woolf. Intitulée Freshwater: a Comedy, cette œuvre met également en scène la grand-tante de Virginia Woolf qui n’est autre que Julia Margaret Cameron elle-même. Les revendications féministes de Virginia Woolf se font ressentir dans cette pièce mais également de manière embryonnaire dans les tableaux vivants victoriens de sa grand-tante.


Si la remise en question du statut de la femme témoigne de la licence artistique de Julia Margaret Cameron, ses contemporains – Henry Peach Robinson, Oscar Gustave Rejlander et Lady Clementina Hawarden – ont de même exprimé une sensibilité qui confirme le désir de s’affranchir de certaines contraintes littéraires ou esthétiques de l’ère victorienne. La pantomime des modèles posant pour leurs tableaux vivants parvient à rendre compte de la densité événementielle d’une scène de théâtre en une seule image photographique, et ce de manière si unique que nous sommes amenés à reconnaître les innovations esthétiques et l’émancipation émotionnelle que peut apporter la pratique de la photographie dès les années 1850.


Les questions suivantes se posent alors : les tableaux vivants relèvent-ils d’un art dramatique parvenant à immortaliser les instants fugaces d’une représentation théâtrale ? Dépeignent-ils un certain académisme ou se distinguent-ils plutôt comme une retranscription fidèle à la sensibilité de leur auteur ?


Héroïnes shakespeariennes dans les tableaux vivants de Julia Margaret Cameron


Julia Margaret Cameron, à l’instar de ses contemporains, admirait les œuvres de William Shakespeare, et a principalement concentré ses efforts de mise en scène sur des figures féminines au point de remettre en cause des préjugés patriarcaux de l’ère victorienne. Ses intentions résident dans une ambiguïté qui était propre aux artistes victoriennes déjà soucieuses d’embrasser une certaine indépendance intellectuelle. Elle faisait partie d’une famille aristocratique qui défendait le rôle traditionnel de la femme victorienne, à savoir celle d’une mère de famille, aimante envers son mari et ses enfants. Cependant, et ce de manière paradoxale, ce modèle de féminité victorienne n’est pas perçu dans l’œuvre de Julia Margaret Cameron comme l’expression d’une fragilité attendrissante mais plutôt comme l’affirmation d’une force intérieure capable de faire face à des épreuves. Ainsi ses tableaux vivants transcendent-ils la souffrance de la femme qui, au lieu de se complaire dans son mal, fait valoir son courage face à la cruauté du destin. Selon Melissa Parlin, les héroïnes tragiques de William Shakespeare les plus présentes dans son œuvre sont Ophélie dansHamlet, Juliette dans The Tragedy of Romeo and Julietet Cordelia dans King Lear[2].


Dans son interprétation subversive du personnage d’Ophélie, la photographe met un point d’honneur à ne pas représenter traditionnellement le cadavre flottant de la jeune femme, mais tente plutôt de réaliser un portrait, ou plus précisément un gros plan sur le visage du modèle afin d’intensifier le regard contemplatif et résolu du personnage. Dans la pièce, Ophélie est accablée de chagrin suite au meurtre de son père par Hamlet, son bien-aimé, qui renoncera à son amour pour elle. L’image que les contemporains de Julia Margaret Cameron ont divulguée le plus souvent d’Ophélie est celle d’une victime frappée d’une folie incontrôlable comme l’affirme Bram Dijkstra dans son ouvrage Idols of Perversity :


Ophelia [is] the later nineteenth-century’s all-time favorite example of the love-crazed self-sacrificial woman who most perfectly demonstrated her devotion to man by descending into madness, who surrounded herself with flowers […], and who in the end committed herself to her watery grave. (42)


(Dans la seconde moitié du XIXesiècle, Ophélie incarne l’exemple privilégié de la femme, victime de la folie amoureuse et de l’abnégation de soi, qui fait la démonstration parfaite de son dévouement pour un homme en sombrant dans la démence, qui s’entoure de fleurs et qui œuvre finalement à son suicide par noyade.)


Le choix de représentation privilégié d’Ophélie se focalise, en effet, sur une esthétique de la faiblesse et sur l’eau environnante dans laquelle elle va se noyer. Dans les arts visuels de la pièce Hamlet, Alan Young explique que les artistes représentent principalement Ophélie de deux manières au XIXesiècle[3].La première la dépeint telle une femme solitaire, au bord de l’eau et entourée d’une végétation luxuriante ; la peinture préraphaélite de John William Waterhouse en est un exemple flagrant[4]. La seconde met en scène une Ophélie morte flottant sur le dos. L’œuvre préraphaélite plus connue de John Everett Millais illustre parfaitement ce mode de représentation[5].


Julia Margaret Cameron prend le contre-pied du traitement artistique d’Ophélie par certains peintres préraphaélites.Évitant de satisfaire un voyeurisme masculin, elle n’offre pas au regard le corps érotisé ou le cadavre esthétisé d’Ophélie épiée au milieu d’une nature flatteuse. Dans les tableaux vivants de la photographe, Ophélie apparaît, non pas allongée dans l’eau, mais vivante, droite, affichant plus d’assurance, à tel point que, dans une étude du personnage, le modèle photographique fixe du regard le spectateur qui se voit ainsi directement confronté à la souffrance et la force morale de l’héroïne tragique dont le charisme rappelle plus la prestance d’Hamlet que l’accablement d’Ophélie dans la pièce[6]. Ce contact visuel défie l’idée selon laquelle Ophélie serait dépassée par les événements ou victime d’une passivité suicidaire. Il affirme une vitalité qui exhorte le personnage à conserver sa dignité et son autonomie face aux affres de la mort. Le visage penché et la main droite d’Ophélie dans sa longue chevelure révèlent sous un éclairage subtil la frustration amoureuse de l’héroïne en évitant de tomber dans le pathos couramment associé à son suicide. Cette photographie d’Ophélie est d’une telle modernité que les éléments distinctifs liés normalement au personnage sont presque absents : le roseau, plante qui évoque la proximité d’un cours d’eau et que le jeune modèle tient dans sa main gauche, est rogné par le cadre et le rendu détaillé des plantes normalement prédominant à l’arrière-plan dans les peintures préraphaélites est remplacé par un fond noir sobre. Cette absence émancipe le personnage d’Ophélie en évitant de le conditionner dans un environnement annonciateur d’un malheur imminent.


De plus Julia Margaret Cameron s’octroie dans son portrait d’Ophélie une licence artistique par rapport au texte théâtral : la photographe ne la représente pas en proie à des divagations presque dégradantes comme cela est le cas dans l’acte IV scène 5 mais tente de préserver la dignité du personnage en dépeignant avant tout sa beauté impassible. Ceci rappelle les théories de Lessing dans son célèbre ouvrage Laocoonqui explique les différences séparant la poésie et la peinture : la sculpture de Laocoon attaqué par un serpent, censée illustrer les vers de Virgile, ne représente pas, par souci esthétique, les hurlements avilissants que le poète met dans la bouche de Laocoon dans son récit[7]. Julia Margaret Cameron fait de même avec le personnage d’Ophélie dont le portrait photographique confirme l’émancipation du médium par rapport au texte d’origine mais aussi par rapport à l’iconographie traditionnelle du personnage qui met en relief la détresse funeste d’Ophélie. La peinture de Delacroix[8], par exemple, contorsionne exagérément le corps d’Ophélie qui, désespérée, s’accroche à une branche d’arbre lors de la noyade, ce qui renforce le caractère pathétique du suicide, alors que Julia Margaret Cameron montre au contraire comment le personnage d’Ophélie peut cristalliser un alliage parfait entre élégance et courage.


Le personnage de Juliette se retrouve mis en scène d’une manière aussi inhabituelle qu’Ophélie dans l’œuvre de la photographe. Au lieu de la représenter lors des scènes renommées du balcon ou du suicide où Juliette est en proie à la passion amoureuse, Julia Margaret Cameron a décidé de visualiser le personnage lors d’une scène cruciale dans l’histoire de la pièce : celle où, dans l’acte IV scène 1, Juliette décide de voir son « confident », le frère Laurence, afin de prendre la potion qui la fera passer pour morte et afin d’échapper à un mariage arrangé avec Pâris. Selon Melissa Parlin, la scène choisie est relativement dépourvue d’intensité dramatique mais montre le pouvoir de décision dont un personnage féminin shakespearien est capable. À ce titre, Julia Margaret Cameron anticipe les analyses critiques du XXesiècle qui soulignent plus le libre-arbitre et les prises de décisions de Roméo et Juliette que leur impuissance face à leur fin tragique. Dans un chapitre intitulé “Romeo and Juliet and the Art of Moral Navigation,”Douglas Peterson met en relief les choix délibérés des amants qui préféreront risquer leur vie pour mettre fin à la haine qui déchire leur famille ennemie plutôt que d’obéir passivement à celles-ci[9].


Dans un tableau vivant de Julia Margaret Cameron représentant le frère Laurence et Juliette[10], cette dernière désobéit à sa famille et affirme ainsi son indépendance émotionnelle en acquérant la potion, sans être pour autant traditionnellement dépeinte aux côtés de Roméo, qui ignore tout du choix autonome de Juliette. Les deux modèles paraissent plus ou moins de taille égale, ce qui renforce le fait qu’ils soient sur un pied d’égalité en ce qui concerne leur responsabilité respective lors de cette scène clandestine (c’est le frère Laurence qui a marié les amants en secret). La robe blanche de Juliette rappelle d’ailleurs son statut de femme mariée à Roméo par le frère Laurence et rend la silhouette de l’héroïne plus imposante. La fiole contenant la potion est absente et l’emphase est plutôt portée sur l’intensité du regard entre les deux personnages qui se rendent compte de la gravité de la situation et semblent prendre conscience des implications du choix de Juliette. Cette représentation sobre de Juliette montre comment le libre arbitre d’un personnage féminin apparemment discret et sans prétention peut entraîner une chaîne d’événements qui, malgré leur aspect tragique, aboutiront à la restauration de la paix entre les deux familles.


On peut faire contraster cette représentation de Juliette et du frère Laurence avec une gravure, Juliet in the Cell of Friar Lawrence, illustrant la même scène et réalisée en 1867 d’après une œuvre d’Edward Matthew Ward[11]. Contrairement au tableau de Julia Margaret Cameron, Juliette apparaît assise et donc en position d’infériorité par rapport au frère Laurence qui se tient debout en présentant la potion à Juliette pour rassurer cette dernière qui, une dague à la main, préfère se donner la mort au lieu de se marier à Pâris et souffre ainsi d’un tourment psychologique évident, ce qui l’oppose au modèle plus stoïque et mature de Julia Margaret Cameron. Cependant, la gravure, à la tonalité tragique, reste plus fidèle à la pièce de Shakespeare où la puérilité de Juliette se manifeste par son jeune âge dans la pièce (quatorze ans) ainsi qu’à sa tendance à ne pas réfréner ses pulsions. Dans le tableau de Julia Margaret Cameron, le frère Laurence ne s’impose pas comme une figure moralisatrice sommant Roméo et Juliette de rester calmes, mais est présenté tel un confesseur traitant Juliette comme son égale et surtout comme une femme assumant sa part de responsabilité dans le dénouement tragique de la pièce.


Le personnage de Cordelia mérite également notre attention. Dans un tableau vivant illustrant King Lear[12], Julia Margaret Cameron décide à nouveau de réinventer l’image de ce personnage.Le roi y est représenté lors de la division de son royaume entre ses trois filles. Cordelia figure au moment où elle risque délibérément de déplaire à son père pour rester fidèle à ses valeurs personnelles. La photographe a intitulé son œuvre King Lear Allotting his Kingdom to his Three Daughtersmais a également ajouté les paroles modérées de Cordelia issues de l’acte I, scène 1 : “What shall Cordelia do / Love and be silent” (Que pourra faire Cordelia ? / Aimer et se taire). La décision sereine de Cordelia est ainsi mise en relief afin de faire valoir l’autonomie inflexible voire ascétique du personnage face à son père et ses deux sœurs. Il est intéressant de noter que la manière dont sont disposés les personnages sur la photographie est signifiante. Les poses symbolisent l’attention réelle que porte chacune des filles envers leur père. L’hypocrisie de Goneril et Regan se voit par le fait qu’elles se cachent derrière le roi en le flattant sournoisement, tandis que la bonté d’âme et l’honnêteté de Cordelia sont rendues évidentes par le fait qu’elle se trouve face à son père.


Comme l’explique Clifford Armion dans L’art de représenter Lear : analyse textuelle et picturale[13], les représentations picturales de cette pièce de Shakespeare s’inscrivent souvent dans une tradition romantique mettant l’accent sur la folie dans laquelle le roi Lear sombre et que Cordelia va injustement subir. Notons à titre d’exemple une peinture de James Barry King Lear Weeping over the Dead Body of Cordelia(1774)[14]où la violence et la torture de la scène sont mises en exergue par la folie déformant le visage du roi, par les cheveux du monarque battus par les vents et par l’aspect contorsionné du cadavre de sa fille dont on devine à peine l’expression faciale. Une gravure réalisée d’après un tableau de Johann Heinrich Füssli Lear Casting Out his Daughter Cordelia(1792)[15]souligne également l’horreur du rejet de Cordelia par son père. Ces deux représentations présentent Cordelia comme une victime du destin qui l’a confrontée à la démence de son père. Le tableau vivant de Julia Margaret Cameron, quant à lui, ne retranscrit pas l’aspect démesuré de ces passions mais plutôt le moment où Cordelia affirme sa personnalité contre vents et marées. La photographie de Julia Margaret Cameron semble alors inspirée de l’œuvre de John Rogers Hebert King Lear Disinheriting Cordelia(1860)[16]. Cette peinture fait montre d’une mise en scène néo-classique dont les acteurs paraissent aussi placides que ceux du tableau vivant. Cependant, la sobriété et la planéité de la photographie de Cameron valorisent davantage la féminité de Cordelia : dans la peinture de John Rogers Hebert, le roi Lear ressemble à un dieu sentencieux trônant au-dessus de Cordelia alors que, dans la photographie, cette dernière est placée au même niveau que son père ; de plus les nombreux attributs virginaux de Cordelia dans la peinture (blondeur, robe blanche, cape bleue) sont atténués dans la photographie où le modèle porte une simple robe blanche et est doté d’une chevelure brune et abondante. Cette représentation plus profane et moins pompeuse de la scène délivre Cordelia d’une surabondance de détails propres aux mises en scènes picturales précédemment évoquées pour ainsi accorder à l’héroïne shakespearienne plus d’espace où s’exercera son émancipation.


Julia Margaret Cameron opère ainsi la remise en question de certaines représentations picturales : les tableaux vivants d’Ophélie, Juliette et Cordelia ne contiennent aucune perspective géométrique privilégiant une hiérarchie patriarcale. Ainsi ces images véhiculent par l’intermédiaire des héroïnes shakespeariennes un message qui s’adresse directement au spectateur forcé de constater une libération naissante de la femme par la photographie. L’appareil photographique n’a donc pas pour unique fonction d’enregistrer le réel ou, tel unanalogon,de représenter la présence d’une absence mais plutôt de servir de « modalité d’expression » si l’on reprend les termes de Michel Foucault[17]en ce qui concerne les fonctions structurantes de l’image[18]. Les tableaux vivants de Julia Margaret Cameron constituent un mode d’expression autonome qui dote les modèles photographiques d’une voix leur permettant d’exposer au grand jour et ce de manière raisonnée et gracieuse, la condition féminine.


Tableaux vivants de Julia Margaret Cameron et Freshwaterde Virginia Woolf


Virginia Woolf est reconnue pour ses écrits féministes qui revendiquent radicalement les droits d’indépendance de la femme au XXesiècle[19]tandis que Julia Margaret Cameron, sa grand-tante, restait très respectueuse des rôles traditionnels normalement assignés à la femme dans la société victorienne.


Virginia Woolf est l’auteure d’une pièce de théâtre aux accents féministes qu’elle a dénommée Freshwater: a Comedyet qui fut mise en scène pour la première fois en 1935. Elle y dépeint avec humour les déboires des intellectuels victoriens dont le groupe se compose du poète lauréat Alfred Tennyson, du peintre George Frederic Watts et de la photographe Julia Margaret Cameron. Les personnages étant inspirés de la réalité, Virginia Woolf a également inclus dans la pièce le personnage d’Ellen Terry qui, à l’âge de seize ans, n’était pas encore l’actrice shakespearienne qu’on connaît mais plutôt la victime d’un mariage arrangé par Julia Margaret Cameron avec le peintre George Frederic Watts, âgé d’une trentaine d’années de plus que son épouse adolescente.


Le personnage d’Ellen Terry dans la pièce est intrigant dans la mesure où elle incarne le féminisme naissant du XIXesiècle : elle évolue de son statut de femme prisonnière d’un mariage sans amour vers celui d’une femme animée par un souci d’émancipation. Elle préférera alors fuir son mariage en se prenant d’affection pour John Craig, un jeune lieutenant fictif de la Royal Navy. Dans l’acte II de la pièce, Ellen Terry (parfois surnommée Nell) affiche une certaine angoisse existentielle lorsque John Craig lui demande si elle se nomme autrement que par le nom de son mari[20] :


Nell: And my name is Mrs. George Frederick Watts.

John: But haven’t you got another?

Nell: Oh plenty! Sometimes I’m Modesty. Sometimes I’m Poetry. Sometimes I’m Chastity. Sometimes, generally before breakfast, I’m merely Nell.

John: I like Nell best.

Nell: Well that’s unlucky, because today I’m Modesty. Modesty crouching at the feet of Mammon. […] I’m an abandoned wretch. Everybody says how proud I ought to be. Think of hanging in the Tate Gallery for ever and ever – what an honour for a young woman like me!

Nell : Et moi je m’appelle Mrs George Frederick Watts.

John : Mais tu ne t’appelles pas autrement ?

Nell : Oh si ! Parfois je suis la Modestie. Parfois la Poésie. Parfois la Chasteté. Parfois, avant le petit déjeuner, je m’appelle simplement Nell.

John : Je préfère Nell

Nell : C’est bien dommage, parce qu’aujourd’hui je suis la Modestie rampant aux pieds de Mammon […], une misérable délaissée. Mais tout le monde me dit à quel point je devrais être fière et songe même à accrocher le tableau au Tate Gallery et qu’il y reste pour toujours. Quel honneur pour une jeune femme comme moi !)


George Frederic Watts cantonne le rôle d’Ellen Terry, sa femme, à celui de la muse qui inspire le peintre. Elle avoue ne pas être épanouie dans cette passivité artistique où elle se voit forcée d’incarner, dans des peintures, des codes de conduite contraignants, comme par exemple la modestie ou encore la chasteté. On peut supposer que le tableau auquel Virginia Woolf fait allusion dans la citation serait Mammonde George Frederic Watts[21]où la figure féminine sur la gauche, à laquelle Ellen Terry aurait servi de modèle, dans la pièce, personnaliserait la modestie aux pieds de Mammon. Le tableau illustre la corruption de la société par la cupidité, qui à l’image d’un démon va jusqu’à pervertir les plus modestes et les plus purs d’entre nous. Le rôle de la modestie est sans nul doute humiliant dans cette œuvre, ce qu’Ellen Terry refuse d’assumer davantage dans la pièce. La jeune adolescente subit d’ailleurs les réprimandes de Julia Margaret Cameron lorsque celle-ci lui reproche de ne plus poser soudainement lors du long temps d’exposition nécessaire pour une photographie[22] :


Mrs. Cameron: Now Ellen. Mount this chair. Throw your arms out. Look upwards. […]


Ellen: I come! I come! [She jumps down and rushes out of the room.]


Mrs. Cameron: She’s spoilt my picture!


(Mrs. Cameron : Maintenant Ellen. Monte sur cette chaise. Écarte les bras. Lève les yeux. […]


Ellen :  Je viens ! Je viens ! (Elle bondit de la chaise pour sortir de la pièce.)


Mrs. Cameron : Elle a gâché ma photo !)


Julia Margaret Cameron a réalisé en 1864 une photographie connue d’Ellen Terry, intitulée Sadness, lors de son mariage éphémère avec George Frederic Watts[23]. Cette photographie au titre révélateur montre une Ellen Terry mélancolique et inhibée. L’adolescente frêle en effet se penche contre le mur et détourne les yeux à défaut d’avoir le courage d’affronter le regard du spectateur lors d’un profond moment de tristesse. Bien qu’esthétique et allégorique, cette photographie est révélatrice du réel malheur qu’a éprouvé Ellen Terry lorsqu’elle s’est mariée à un peintre vieillissant pour en devenir un objet d’admiration et d’inspiration. Le mariage ne durera pas plus d’une année, ce à quoi Virginia Woolf fait référence dans le dénouement de la pièce où Ellen Terry s’enfuit. Ce refus des conventions s’apparente à un rejet du modèle angélique et soumis auquel une épouse devait se tenir comme le poème victorien The Angel in the House de Coventry Patmore le suggérait[24]. Il est évident que cela correspond exactement à ce qu’Ellen Terry veut fuir.


Il serait à ce sujet pertinent d’évoquer une autre photographie de la jeune Ellen Terry réalisée la même année par Julia Margaret Cameron et intitulée The South West Wind.[25]Les cheveux détachés et le visage relevé, Ellen Terry paraît plus rêveuse et libre dans son rapport avec la photographe dont la présence semble moins l’affecter que dans le tableau vivant Sadness. Absent dans ce dernier, le flou artistique reconnaissable de Julia Margaret Cameron adoucit les traits du modèle qui songe peut-être à un désir d’évasion. Ellen Terry ne semble plus prisonnière mais aussi insaisissable que le vent éponyme de la photographie. Ce dernier est rendu visible par les ondulations de drapés blancs sous le visage de l’adolescente. On peut alors penser que Julia Margaret Cameron a tout de même tenté de saisir furtivement par l’image photographique les instants mutins d’Ellen Terry qui cette fois fait plus face au spectateur. Ceci annonce son émancipation dans la pièce de Virginia Woolf, la fin prématurée de son mariage insignifiant et l’assurance qu’elle acquerra en qualité d’actrice shakespearienne lorsque la jeune femme prendra réellement son destin en main. Griselda Pollock, dans son ouvrage Vision and Difference: Feminity, Feminism and Histories of Art, souligne, à l’aune des analyses des œuvres de Berthe Morisot et Mary Cassatt, le besoin grandissant des femmes au XIXesiècle de s’approprier le rôle d’actrice et d’artiste, ce à quoi Julia Margaret Cameron elle-même aspirait en réalisant des photographies d’art[26].


La pièce Freshwaterabonde de références à la poésie d’Alfred Tennyson, un ami proche de la photographe. Par le théâtre, Virginia Woolf fait référence aux tableaux vivants de sa grand-tante qui ont illustré et rendu hommage aux vers du poète lauréat. Bien que ces derniers aient à l’origine constitué une des sources d’inspiration principale des tableaux vivants de Julia Margaret Cameron, Virginia Woolf fait plus référence aux photographies de sa grand-tante qu’à la poésie d’Alfred Tennyson en prenant soin de citer seulement les vers en lien direct avec un tableau vivant. Lorsque, par exemple, Ellen Terry fuit Julia Margaret Cameron pour ne plus poser pour son tableau vivant, Alfred Tennyson commence à réciter, dans un élan d’orgueil qui frise le ridicule, des vers de son propre poème Maud, en assimilant cette dernière à l’adolescente partie à l’extérieur[27] :


Tennyson: [opensMaud and begins reading]


Come into the garden, Maud,

For the black bat, night, has flown,

Come into the garden, Maud,

I am here at the gate alone-


(Tennyson : [commence à lire son poème Maud]


Viens dans le jardin, Maud,

Car cette noire chauve-souris, la nuit, s’est enfuie ;

Viens au jardin, Maud,

Je suis seul à la grille-)[28]


Les personnages de Maud et d’Ellen Terry commettent tous les deux un acte de désobéissance puisqu’Ellen Terry refuse de se soumettre aux instructions tyranniques de la photographe et Maud rejoint le poète qui l’appelle dans le jardin, alors que le frère de Maud a interdit cette réunion amoureuse. Julia Margaret Cameron a illustré par l’image photographique le moment où Maud entre dans le jardin en défiant l’autorité familiale. La photographe combine habilement réalité esthétique et imagination poétique en créant un tableau vivant où les vers d’Alfred Tennyson deviennent figuratifs et prennent littéralement vie, à l’aide d’un modèle qui a souvent posé pour Julia Margaret Cameron, à savoir Mary Ann Hiller[29]. La rencontre avec le poète se passe la nuit ; photographier la scène dans de telles conditions est impossible puisque la lumière du soleil est indispensable à la réalisation d’une photographie du temps de Julia Margaret Cameron. Cette dernière a alors placé le modèle de profil sur un fond de végétation sombre qui envahit tout le cadre et la surface de la photographie pour faire ressortir la silhouette lumineuse de Maud. Par un jeu de contrastes digne du clair-obscur des grands peintres, Julia Margaret Cameron théâtralise l’émotion qui s’empare de Maud et le poème est à son tour théâtralisé par les expérimentations littéraires de Virginia Woolf.


Art visuel des tableaux vivants des contemporains de Julia Margaret Cameron


La théâtralisation se fait par ailleurs ressentir dans des tableaux vivants qui n’affichent pas de mention précise d’une source littéraire, ou du moins lorsque les références au théâtre écrit restent ambiguës et sujettes à débat. Les auteurs de tableaux vivants tels Henry Peach Robinson, Oscar Gustave Rejlander et Lady Clementina Hawarden figurent parmi les artistes qui ont exploité un art de la mise en scène sans qu’il soit réellement inspiré de pièces de théâtre. Ils ont alors visualisé leur propre imagination grâce à la photographie en se focalisant sur l’aspect visuel du théâtre.


Deux œuvres liées de manière intrinsèque et intitulées She Never Told Her Love et Fading Awayde Henry Peach Robinson méritent notre attention pour rendre compte de l’auto-référentialité progressive des tableaux vivants au XIXesiècle. De par son titre, la photographie She Never Told Her Love[30]fait directement référence à la pièce de William Shakespeare Twelfth Nightcar il s’agit d’une citation extraite de l’acte II, scène 4, du personnage de Viola travestie en homme, se faisant passer pour le page d’Orsino. Afin d’avouer sa flamme à Osario sans être démasquée, Viola décide de raconter sa propre histoire à la troisième personne comme s’il s’agissait d’une autre femme qui souffre d’un amour inavoué. Le spectateur de ce tableau vivant remarquera d’emblée la licence artistique de Henry Peach Robinson qui ne représente pas une Viola déguisée en homme face à Orsino mais plutôt une Viola dont la féminité vulnérable rappelle le contexte victorien du tableau vivant. On peut supposer que Henry Peach Robinson a préféré visualiser le for intérieur de Viola qui n’en reste pas moins une femme rongée par un chagrin d’amour macabre. Le personnage de William Shakespeare apparaît comme un cadavre dont la décomposition est insinuée dans la citation de Viola : “She never told her love, / But let concealment like a worm i’th’ bud, / Feed on her damask cheek.”(Elle ne révéla jamais son amour, / Mais elle laissa son secret, comme un ver dans le bouton d’une fleur, / Se nourrir des roses de ses jours)[31].La mise en relation entre le tableau vivant et sa prétendue référence à la pièce reste tout de même peu évidente au point de soupçonner que le modèle serait plutôt, de manière plus anecdotique et universelle, une allégorie victorienne de la femme victime de l’amour, sans que mention soit nécessairement faite au personnage de Viola voire au théâtre écrit. Cette hypothèse peut être soutenue par le fait que le tableau vivant She Never Told Her Lovese révèle être en réalité une étude de la réalisation de l’œuvre photographique Fading Away(1858), le tableau vivant le plus renommé de Henry Peach Robinson.Le modèle, qui a posé pour She Never Told Her Love, apparaît également dans Fading Away[32]qui représente, sur son lit de mort, une jeune femme atteinte de la tuberculose et accompagnée de trois proches. Malgré les poses très similaires de la mourante entre She Never Told Her Loveet Fading Away, cette dernière œuvre n’est plus censée illustrer Twelfth Nightmais plutôt des vers du poème Queen Mabde Percy Bysshe Shelley. Les vers déplorent les ravages de la mort qui détruit injustement tout ce qu’il y a de plus beau, ce que Fading Awaydépeint : “Must then that peerless form, / Which love and admiration cannot view / Without a beating heart, those azure veins / Which steal like streams along a field of snow, / That lovely outline which is fair / As breathing marble, perish?”(Cette forme incomparable, que l’amour et l’admiration ne peuvent contempler sans battements de cœur, ces veines azurées qui serpentent comme des ruisseaux le long d’un champ de neige, ce contour adorable, beau comme un marbre animé, tout cela doit-il donc périr ?)[33].En mentionnant ces vers, Henry Peach Robinson semblerait, par le truchement d’une prosopopée, communiquer les pensées intimes des trois proches, impuissants face à la mort de la jeune femme. Cependant, cette prétendue illustration de Queen Mabse limite à ces vers car elle s’avère en décalage avec l’intrigue générale du poème comparable à un conte philosophique ayant pour protagoniste une fée, non pas une mourante. She Never Told Her Loveet Fading Awaysont si peu représentatifs du récit complet du support textuel que, sans les gloses référentielles du photographe sur les vers de William Shakespeare et de P.B. Shelley, il nous serait impossible d’y reconnaître une quelconque propriété caractéristique de Twelfth Nightet Queen Mab.


Néanmoins, d’un point de vue strictement visuel, Fading Awayse distingue par une théâtralité frappante dont la composition a requis l’assemblage de cinq négatifs pour réaliser l’œuvre finale qui est donc une photographie composite. Cette théâtralité se concrétise par la présence de rideaux et de plusieurs personnages dont le rassemblement aurait été impossible en une seule prise de vue tout en gardant une netteté uniforme sur toute l’image. En d’autres termes, si l’image ne correspondait qu’à un seul négatif, la photographie serait floue. Fading Awayrévèle un sens dramatique très travaillé de la composition car la charge émotionnelle de la photographie composite est renforcée, non pas uniquement par la mise en scène de la jeune mourante, comme cela était le cas dans She Never Told Her Love, mais également par l’ajout de personnages dont l’expression endeuillée se devine aisément. Les trois proches et la douleur qu’ils partagent sont représentés de manière aussi nette et marquante que la mourante qui demeure pourtant le centre d’intérêt du tableau vivant.


Henry Peach Robinson n’a pas été le seul à réaliser des photographies composites. Oscar Gustave Rejlander a également fait usage de ce procédé photographique de manière aussi controversée et ambitieuse. Il est surtout reconnu pour ses tableaux vivants allégoriques qui mettent en scène le pouvoir narratif de figures humaines symboliques. Son œuvre la plus citée par les biographes est sans nul doute Two Ways of Life, un photomontage composé de trente-deux négatifs[34]. Ce tableau vivant aux proportions dantesques ressemble à une fresque où sont condensées de nombreuses allégories humaines évoquant les différentes étapes ou choix auxquels une personne se voit immanquablement confrontée au cours de sa vie, et ce depuis sa tendre enfance jusqu’à sa mort.La présence renouvelée de rideaux, pour encadrer la scène, théâtralise tous les événements susceptibles d’être vécus au cours d’une vie. Au centre de la composition, un sage vénérable guide ses deux fils qui se trouvent placés de part et d’autre de leur père et quittent la campagne pastorale de leur enfance afin de se diriger vers la ville et, d’un point de vue plus large, vers l’âge adulte. Comme le titre l’indique, les fils vont devoir chacun choisir une voie existentielle : soit le chemin de la vertu sur la droite (travail, mariage, courage, religion, miséricorde) ou celui de la corruption sur la gauche (plaisirs grisants, jeu, addiction, débauche, souffrance).


Dans un souci de théâtralisation, Oscar Gustave Rejlander a lui-même commenté son œuvre en attribuant des paroles bibliques au père qui met en garde ses fils[35]: “My sons, if sinners entice thee, consent thou not: Keep thy father’s commandment and forsake not the law of thy mother: That they may keep thee from the strange woman, from the stranger that flattereth with her words.” (Mon fils, si des pécheurs veulent te séduire, Ne te laisse pas gagner. Mon fils, garde les préceptes de ton père, Et ne rejette pas l’enseignement de ta mère.Pour qu’elles te préservent de la femme étrangère, De l’étrangère qui emploie des paroles doucereuses)[36]. Ces paroles sont issues du Livre des Proverbesde la Bible. Oscar Gustave Rejlander a pris la liberté de sélectionner trois proverbes (1.10, 6.20, 7.5) qu’il a rassemblés pour créer un discours adapté au tableau vivant tout en conservant une certaine cohérence, à l’instar des nombreux négatifs qu’Oscar Gustave Rejlander a produits séparément à partir du réel pour librement les réunir sur une image photographique qui raconte sa propre histoire.


On constate, d’une part, qu’aucune référence concrète et directe à des pièces de théâtre antérieures à la création du tableau vivant ne peut être relevée lors de l’analyse de Two Ways of Life. Un affranchissement du visuel théâtral s’opère alors par rapport au texte dramatique. D’autre part, bien que pouvant, à l’évidence, être interprétée comme une illustration de proverbes bibliques, la portée universelle des représentations allégoriques de Two Ways of Lifeest telle qu’elle ne prend pas uniquement sens par des citations de la Bible mais aussi par une connaissance contextuelle étendue de l’ère victorienne régie par des codes de conduite stricts qui sont les produits d’une morale chrétienne évidente. La photographie n’est plus instrumentalisée à des fins documentaires ou objectives qui imposeraient au photographe de rester fidèle à la réalité ou au texte. Grâce à Oscar Gustave Rejlander (et Henry Peach Robinson), elle se révèle apte à concrétiser l’imagination d’un artiste photographe.


Lady Clementina Hawarden fait partie des rares femmes photographes ayant conçu des tableaux vivants au XIXesiècle. On ne dénombre pas moins de huit cents photographies réalisées par Lady Hawarden entre 1857 et 1864. Ces clichés ont la particularité de figer dans le temps des scènes d’intérieur lors desquelles les filles de la photographe se livraient à des mises en scène élaborées. Ces actes de théâtralisation par les membres de la famille Hawarden restaient consignés au foyer dans la mesure où aucune référence au théâtre et à la culture n’est explicitement associée aux travaux de la photographe. Pourtant un réel souci de mise en scène artistique se fait ressentir afin d’anoblir les liens du sang et afin de rendre palpable l’intimité fraternelle unissant les filles photographiées par leur mère.


Prenons l’exemple d’un tableau vivant élaboré à partir d’un jeu de miroir savamment suggéré par les postures des filles de Lady Hawarden.[37]Ces dernières, à savoir Isabella vue de dos et Clementina vue de face, montrent leur proximité familiale en mimant des effets de miroir réciproques. Le miroir, représenté par une porte-fenêtre séparant le balcon d’un intérieur, s’interpose entre les deux sœurs : Isabella lève le bras droit et, en réponse, Clementina lève le gauche afin d’imiter le reflet de sa sœur. Un effet d’asymétrie est rendu de manière ingénieuse mais logique par l’intermédiaire des costumes : Isabella est placée à l’intérieur du lieu de résidence et apparaît donc moins vêtue qu’une Clementina gantée et coiffée d’un chapeau, posant sur le balcon. Cela démontre que les deux sœurs ne sont pas des jumelles parfaites mais partagent tout de même des similitudes.


Les tableaux vivants et leurs techniques particulières de mise en scène ont finalement permis aux photographes de réinterpréter librement des topoïlittéraires et artistiques. Julia Margaret Cameron s’appuie sur des bases culturelles connues de tous dans l’intention de réhabiliter le regard porté sur la femme en s’affranchissant de conventions patriarcales dans le domaine de l’art et de la littérature théâtrale. Henry Robinson, Oscar Rejlander et Lady Hawarden insistent autant sur le potentiel émancipateur des tableaux vivants en ne se référant que très peu au théâtre écrit. Leur sens de la créativité, en termes de mise en scène, est poussé à l’extrême en affirmant l’art des tableaux vivants non pas comme un art second qui servirait de support illustrateur à un texte antérieur mais plutôt comme un art novateur dans l’histoire de la photographie.


Gwendoline Koudinoff

ATER à l’Université Lumière Lyon 2 et doctorante à l’Université Jean Moulin Lyon 3




[1]Quentin Bajac, Tableaux vivants : fantaisies photographiques victoriennes (1840-1880), Paris : Réunion des Musées Nationaux, 1999, 8-10.


[2]Melissa Parlin, “Refashioning Cordelia, Ophelia, and Juliet: The Strength of Julia Margaret Cameron’s Suffering Women,” Selected Papers of the Ohio Valley Shakespeare Conference: Vol. 2, Article 4 (2008): 30-42.


[3]Allan Young, “The Ophelia Phenomenon.” Hamlet and the Visual Arts, 1709-1900, Newark: University of Delaware Press, 2002, 279-345.


[4]John William Waterhouse, Ophelia(1894), huile sur toile, 124,4 x 73,6 cm, Sidney (Australia), John and Julie Schaeffer Collection. http://www.victorianweb.org/painting/jww/paintings/7.html


[5]John Everett Millais, Ophelia, (1851-2), 76,2 x 111,8 cm, Londres, Tate Britain. https://www.tate.org.uk/art/artworks/millais-ophelia-n01506


[6]Julia Margaret Cameron, Ophelia(1874), épreuve sur papier albuminé, 35,3 x 27,7 cm, Los Angeles, The J. Paul Getty Museum. http://www.getty.edu/art/collection/objects/58713/julia-margaret-cameron-ophelia-british-negative-1875-print-1900/


[7]Gotthold Ephraim Lessing, Laocoon ou des Frontières respectives de la peinture et de la poésie(1766-1768), trad. fr., Paris : Klincksieck, 2011.


[8]Eugène Delacroix, La Mort d’Ophélie(1853), huile sur toile, 23 x 30 cm, Paris, Musée du Louvre. http://cartelfr.louvre.fr/cartelfr/visite?srv=car_not_frame&idNotice=26350


[9]Douglas Peterson, “Romeo and Juliet and the Art of Moral Navigation,” Romeo and Juliet: Critical Essays,Ed. John F. Andrews, New York: Garland, 1993, 307-320.


[10]Julia Margaret Cameron, Friar Laurence and Juliet, (1865), tirage sur papier albuminé, 28,2 x 28,6 cm, collection privée, PhotoSeed Archive. https://photoseed.com/collection/single/friar-laurence-and-juliet/


[11]Edward Matthew Ward, Juliet in the Cell of Friar Lawrence(1867), gravure, 22,2 x 19,6 cm, Londres, The British Museum. http://www.britishmuseum.org


[12]Julia Margaret Cameron, King Lear Allotting his Kingdom to his Three Daughters(1872), tirage sur papier albuminé, 33,4 x 28,1 cm, New York, The Metropolitan Museum of Art. https://www.metmuseum.org/art/collection/search/306204


[13]Clifford Armion, L’art de représenter Lear : analyse textuelle et picturale, La Clé des Langues, Lyon, ENS de LYON/DGESCO (ISSN 2107-7029), mis en ligne le 25 janvier 2010.


[14]James Barry, King Lear Weeping over the Dead Body of Cordelia(1788), huile sur toile, 269 x 367 cm, Londres, Tate Britain. https://www.tate.org.uk


[15]Johann Heinrich Füssli, Lear Casting Out his Daughter Cordelia(1792), gravure, 44,1 x 60,1 cm, Gertrude and Thomas Jefferson Mumford Collection.https://www.metmuseum.org


[16]John Rogers Hebert, King Lear Disinheriting Cordelia(1860), peinture à fresque, détail, Londres, Parlement de Londres. https://www.parliament.uk


[17]Michel Foucault, « Introduction au Rêve et l’existence », Dits et écrits, Paris, Gallimard, 1994, t. 1, chap. V, 110-119.


[18]Michel Poivert, « La Photographie est-elle une « image » ? », Études photographiques, 34, Printemps 2016, mis en ligne le 03 juin 2016.


[19]Virginia Woolf, dans son célèbre essai Une Chambre à soi(1929), analyse les causes qui ont empêché les femmes d’accéder à l’éducation, à la production intellectuelle mais aussi au succès. Les romans Mrs Dalloway(1925), Promenade au phare(1927) et Orlando(1928) s’inscrivent dans le courant moderniste en exposant aux lecteurs la psychologie féminine lorsque celle-ci est confrontée aux affres de la société patriarcale.


[20]Virginia Woolf,Freshwater: a Comedy, New York: A Harvest Book, 1985, 26-27.


[21]George Frederic Watts, Mammon(1885), huile sur toile, 182,9 x 106,0 cm, Londres, Tate Britain. https://www.tate.org.uk


[22]Virginia Woolf, op. cit.,14-15.


[23]Julia Margaret Cameron, Sadness(1864), tirage sur papier albuminé, 24,1 cm (diamètre), Los Angeles, The J. Paul Getty Museum. http://www.getty.edu


[24]Masami Usui, “Julia Margaret Cameron as a Feminist Precursor to Virginia Woolf.” Kyoto: Doshisha Studies in English,80, 59-83.


[25]Julia Margaret Cameron, The South West Wind(1864), tirage sur papier albuminé, 20,8 cm (diamètre), Los Angeles. The J. Paul Getty Museum. http://www.getty.edu


[26]Griselda Pollock, Vision and and Difference: Feminity, Feminism and Histories of Art, London and New York: Routledge, 1988, chap. III, 50-89.


[27]Virginia Woolf, op. cit.,15.


[28]Traduction en français par Henri Fauvel, Alfred Tennyson – Maud, Le Havre : Lemale et Cie, 1892.


[29]Julia Margaret Cameron, Maud (1875), tirage sur papier albuminé, 32 x 27 cm, Londres, V&A. http://collections.vam.ac.uk


[30]Henry Peach Robinson, She Never Told Her Love(1857), tirage sur papier albuminé, 18,0 x 23,2 cm, Washington D.C., National Gallery of Art. https://www.metmuseum.org


[31]Traduction française par Émile Montégut, Œuvres complètes de William Shakespeare. Paris : Hachette, 1867.


[32]Henry Peach Robinson, Fading Away(1858), tirage sur papier albuminé, 23,8 x 37,2 cm, Bradford, National Media Museum. https://www.metmuseum.org


[33]Traduction française par François-Victor Hugo, « La Reine Mab, poëme de Shelley, traduction nouvelle de François-Victor Hugo », William Shakespeare, Œuvres complètes, Paris : Pagnerre, 1866, tome deuxième.


[34]Oscar Gustave Rejlander, Two Ways of Life(1857), tirage sur papier albuminé, 40 x 76 cm, Bradford, National Media Museum. https://www.metmuseum.org


[35]Edgar Y. Jones, Father of Art Photography: O. G. Rejlander 1813-1875, Newton Abbot: W. J. Holman Limited, 1973, 20.


[36]Traduction française par Louis Segond, La Sainte Bible, Paris : Alliance biblique française, 1880.


[37]Lady Hawarden, Isabella & Clementina(1857-1864), tirage sur papier albuminé, 23 x 24 cm, Londres, V&A. http://collections.vam.ac.uk




Bibliographie


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