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Carole Cotaya, Mémoire et identité. L’usage de la photographie au théâtre dans NO51 Ma femme m’a fait une scène… de TEATER NO99

Résumé : Le NO51 Ma femme m’a fait une scène et a effacé toutes nos photos de vacances est un spectacle de la troupe estonienne TEATER NO99. A travers la photographie - comme objet du discours et comme pratique - le spectacle pose la question suivante : comment le théâtre permet-il d’interroger le rapport entre la vie et sa représentation ? La pièce pose cette question en mettant en jeu un personnage qui part d’abord à la recherche des images perdues. Cette quête le mène à une impasse liée au constat que les images ne valent que dans la mesure où elles contiennent un instant qui les déborde.
mots-clés : théâtre, photographie, récit, mémoire, identité
Référence électronique : Carole Cotaya . « Mémoire et identité. L’usage de la photographie au théâtre dans NO51 Ma femme m’a fait une scène… de TEATER NO99 », Revue internationale de Photolittérature n°2 [En ligne], mis en ligne le 15 décembre 2018, consulté le 26 avril 2024. URL : http://phlit.org/press/?articlerevue=memoire-et-identite-lusage-de-la-photographie-au-theatre-dans-no51-ma-femme-ma-fait-une-scene-de-teater-no99
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Mémoire et identité. L’usage de la photographie au théâtre dans NO51 Ma femme m’a fait une scène… de TEATER NO99


Figure 1 : à droite : le protagoniste du père-photographe ; à gauche : l’actrice qui jouera son épouse sur les photographies.


Le nom du Teater NO99, une troupe estonienne, désigne le départ d’un compte à rebours de cent spectacles au terme duquel la troupe a prévu de se séparer. Le spectacle NO51 Ma femme m’a fait une scène et a effacé toutes nos photos de vacances (Titre original : Mu Naine Vihasta ; Titre anglais : My wife get angry) a été créé à Tallinn, présenté au Festival d’Avignon en 2015 et repris en 2016 à Nanterre Amandiers. Le titre pourrait laisser présager une scène de ménage dont l’issue serait la destruction des images.


Il n’en est rien, ce titre est en réalité une analepse : il renvoie à une action passée hors du champ, hors de la durée du spectacle. Servant de prétexte au spectacle, il fait référence au moment situé avant l’action représentée. La pièce consistera dès lors en une quête des photographies perdues suite à cette scène de ménage qui a précédé l’entrée en scène des protagonistes.


La quête, c’est celle des photographies perdues que le personnage du père-photographe veut reproduire avec des comédiens engagés pour l’occasion – comédiens qui sont en fait des inconnus à qui il a demandé de poser, selon les instructions qu’il leur donnera : ils vont incarner les membres de sa famille pour reproduire les photographies de vacances effacées. Le père ne parvient pas tout de suite à reproduire les photos, il sort de la chambre excédé après une première tentative. Durant son absence, les comédiens s’emparent de l’appareil pour prendre les photos d’une soirée qui se crée de manière impromptue. Le père revient, et explique les photographies qu’il souhaite prendre par les gestes et la parole : il essaie de se souvenir avec exactitude du moment durant lequel chaque photo a été prise. C’est l’occasion pour les acteurs également de parler de leurs photographies personnelles, celles qui leur restent en mémoire, et de réfléchir au rapport entre la mémoire, le passé, et la photographie.


Le parallèle entre le théâtre et la photographie est donc capital : jouer la pièce revient donc aussi à mettre à l’épreuve la photographie, car le sujet qui est devant l’objectif est également le sujet qui est sur la scène. Le récit de la pièce nous installe face à un dispositif de théâtre dans le théâtre : les inconnus recrutés servent de modèles, ou de comédiens, pour les photographies à reproduire. Faire semblant y apparaît comme étant un projet sérieux pour le personnage qui tente de se ressaisir de lui-même et de ses souvenirs – quoique cela produise un effet comique. Le registre burlesque de la pièce est d’ailleurs programmé dès le titre français, par la coexistence de l’air grave et sérieux du père et de l’incongruité de la situation. Cela est accentué par le fait que la colère de sa femme provoque un « effacement » des photographies : le contexte de la pièce est nettement contemporain et les photographies sont numériques. Il ne s’agit donc pas de brûler ou de déchirer les images. La destruction passe par un geste nonchalant – mais non moins symbolique : celui qui consiste à appuyer sur un bouton.


L’homme qui vient de perdre ses photographies s’installe dans la chambre, comme désemparé. Le plateau est divisé en deux : un espace « naturaliste » représentant une chambre d’hôtel telle qu’on en trouve partout dans le monde, et un autre espace surface de projection, qui constitue une forme de hors-champ pour les personnages.


Cette séparation (du père-photographe et de ses photographies) est une déchirure pour cet homme qui tente d’abord de tout essayer pour retrouver les photographies, pour les rejouer en convoquant des touristes en guise d’acteurs. Il va donner une représentation à deux niveaux : il va présenter le spectacle d’un moment passé, grâce au jeu photographique, mais aussi, du même coup, va les présenter à son esprit une nouvelle fois. Dès lors, on se demandera comment les liens entre la photographie et le théâtre dans cette pièce permettent d’interroger le rapport entre le passé vécu et sa représentation.


Nous tenterons de rendre compte de la construction du spectacle pour dégager la manière dont l’image est thématisée, puisqu’il s’agit d’un spectacle sur la photographie et qu’on en est averti dès le titre : les répliques portent en grande partie sur la réalisation des photographies et sur le souvenir des photographies personnelles des protagonistes. Puis, il faudra s’intéresser à la manière dont est utilisé l’appareil photographique sur la scène pour s’interroger sur son rôle, en termes de dramaturgie, car, on le verra, la pratique photographique fonctionne comme un élément moteur dans le spectacle, en faisant exister et jouer les protagonistes. Enfin, on se demandera si la photographie, dans ce spectacle, ne permet pas une réflexion sur l’identité et la mémoire dans un monde de l’instantané.


 


Un voyage photographique.


La pièce invite à faire l’expérience d’un voyage photographique, car pour retrouver les photographies de vacances, le protagoniste va revivre les vacances, sans se déplacer, en restant dans le huis-clos de la chambre d’hôtel (cf. Figure 2).


Figure 2 : actrice jouant l’épouse en vacances.


La photographie est thématisée dans le spectacle : après une pause où la salle est plongée dans le noir, des touristes apparaissent dans la chambre d’hôtel. On n’en a pas vu l’entrée. Ils sont chacun vêtus d’un style vestimentaire différent, qui leur est propre. Ils sont immobiles, regardant l’homme qui les a convoqués en attendant qu’il leur donne les consignes.


 


A la recherche des photographies perdues


Les consignes que l’homme donne aux acteurs sur scène tardent à venir, car il a du mal à les exprimer. Enfin, au bout d’un moment, il demande : « Est-ce que vous pouvez m’aider à refaire ces photos ? »[1]. Le décalage entre sa difficulté à dire et l’incongruité de sa demande confirme le registre burlesque de la pièce puisqu’à une pratique apparemment ludique il associe un ton grave. Il s’agit de photos bien particulières, celle d’un voyage qu’il vient d’effectuer en Égypte avec sa famille. Les souvenirs de l’homme sont encore frais et il veut refaire les photos, sans le voyage, sans sa famille, seulement avec des souvenirs et des inconnus : il transpose donc, pour la photographie, le dispositif théâtral. Les rôles sont bien précis : la mère, le fils, la jeune fille, un chien et, peu à peu, un autre acteur qui joue le rôle du père en prenant sa place derrière l’appareil photo (cf. Figure 3). Les acteurs sont sur-distribués, tous ne se sont pas vu attribuer un rôle.


Figure 3. Une photographie prise durant le spectacle. Acteurs et actrices jouant leur rôle, de gauche à droite : l’épouse tenant le chien, la fille et le fils.


Ils se mettent alors à « refaire » les photographies de vacances que l’homme leur demande, en s’améliorant peu à peu. Le personnage qui entre le mieux dans son rôle est la mère, à tel point qu’elle s’autonomise au fur et à mesure pour proposer de nouvelles scènes photographiques du voyage, scènes qu’elle a personnellement imaginées.


Le personnage du père-photographe quitte la chambre, las de ne pas parvenir à produire des photographies justes, délaissant pour un moment son rôle de metteur en scène, ce qui permet à tous les acteurs de prendre leur autonomie par rapport aux images. Quelques acteurs racontent alors, à leur tour, l’histoire d’une photographie de voyage, la leur.


Dans cette première partie où il est question d’une quête qui donne lieu à un voyage permis par la photographie, on peut souligner qu’il s’agit d’images personnelles, construites à partir de souvenirs récents. Ce ne sera pas toujours le cas par la suite, mais la pièce s’ouvre sur ce premier usage de la photographie, qui permet de faire référence à une expérience personnelle. Cette expérience est néanmoins largement conditionnée par un phénomène contemporain : le tourisme international de masse. Aussi, l’enjeu des photographies est-il ici également de retrouver ce qui en fait, pour le père-photographe, la singularité.


 


Un voyage dans le temps par la photographie.


A son tour, un acteur raconte l’histoire d’un voyage qui est aussi l’histoire d’une photographie, ce qui permet à l’actrice jouant la mère de raconter, elle aussi, son voyage. Puis il ne s’agit plus de parler, mais de produire des photographies. Les acteurs s’amusent à prendre des photos de soirée, ce qui crée la soirée, l’engendre : on passe d’un regard rétrospectif à un geste, ancré dans le présent. Cette fête se joue sur fond de musique électronique. Il s’agit d’une soirée qui pourrait être clairement contemporaine du moment où se joue la pièce. On quitte à cet instant le point de vue intime du seul père de famille. La pièce illustre l’usage de la photographie aujourd’hui : une photographie pulsionnelle qui accompagne chaque moment de l’existence.


L’homme revient soudainement dans la chambre et, ayant l’air d’avoir eu une idée, poursuit sa quête de photographies de vacances, chacun étant maintenant bien dans son rôle, comme si la « soirée » photographique leur avait permis de s’échauffer. Le parallèle entre travail théâtral et travail photographique est alors assez net, puisqu’on retrouve la même organisation dans le travail de création avec des acteurs : un metteur en scène qui donne des indications de jeu et de posture, et la composition en scènes.


Figure 4 : Troupe d’acteurs discutant pour trouver la prise juste. Au centre, le père-photographe et l’actrice jouant sa fille.


Figure 5. De droite à gauche : le fils, la fille, l’épouse et le chien, jouant la prise d’une photographie familiale impromptue en vacances.


Le thème des photographies s’élargit alors une nouvelle fois pour laisser apparaître des images historiques, sociales. La transition se fait par un glissement, une citation iconographique produite par inadvertance. À une vitesse qui relève de la performance, les acteurs rejouent, avec les moyens qui sont les leurs, les scènes célèbres, religieuses, historiques, publicitaires et cinématographiques de l’histoire iconographique. Le spectacle en est à la fois comique et émouvant. Comique, car la création des photographies relève parfois du bricolage ; émouvante, car tous les spectateurs peuvent reconnaître des images dans le flot des photographies qui leur parviennent : elles font partie de leurs souvenirs. Ces images constituent la culture commune qui rappelle le spectateur au rapport intime qu’il entretient avec ces images, d’un temps où la photographie numérique n’existait pas. Cela crée une émotion comique, teintée d’une certaine nostalgie qui apparaît en sourdine. Philippe Dubois rappelle bien cette nostalgie, voire cette crainte apparue avec la nouvelle technologie, lorsqu’il évoque le fait que, pour Jean Baudrillard et Paul Virilio, celle-ci était menaçante :


Pour « Jean Baudrillard ou Paul Virilio : les « nouvelles technologies » sont une sorte de diable qui s’infiltre partout, s’insinue dans la moindre image, le moindre son, la moindre représentation, quelle qu’elle soit, comme dans le moindre recoin de notre vie (d’ailleurs on ne fait plus la différence : le monde lui-même n’est plus qu’une suite d’images, et les simulacres font – sont – notre vie même), et qui nous menace donc, qui nous noie dans un univers du faux, qui nous fait perdre nos repères, qui suspend tout lien avec le réel, qui dissout le monde dans la simulation. C’est l’apocalypse version software/hardware. »  (Dubois, 2016)


Philippe Dubois rappelle ici l’inquiétude suscitée par la transition vers une nouvelle forme de photographie. Cette dernière ne constituerait plus un objet matériel émanant de la réalité, mais une image qui se rapprocherait de la notion d’idée, à savoir une représentation non palpable qui demeure à l’état de projet, voire de leurre. Or, le spectacle renverse la proposition puisque c’est toute une culture iconographique commune à la civilisation occidentale qui se retrouve enregistrée par l’appareil numérique. L’ « univers du faux », pour reprendre les termes de Philippe Dubois lorsqu’il rappelle cette crainte, est en fait empreint des vraies images. Mieux encore, dans le spectacle, l’usage de l’appareil numérique leur confère une nouvelle vitalité. L’émotion produite par cette scène tient en partie à la performance consistant non pas à créer une succession d’images bientôt oubliées – comme il en était question dans la scène précédente –, mais bien de rappeler par la photographie la trace mémorielle de ces compositions iconographiques.


 


Entre scène d’amour et agôn : quelle nécessité de la photographie ?


Dans ce deuxième acte, le propos s’élargit : on quitte un peu le cas particulier du début du spectacle pour aller vers un propos plus général sur l’image. Le spectacle montre des images communes à tous et propose au spectateur de se reconnaître en elles, de se les réapproprier par la vue, comme les protagonistes l’ont fait par le corps. Un dernier acte permet de se concentrer à nouveau sur l’histoire du personnage.


Dans la dernière scène, l’actrice qui jouait l’épouse finit par incarner complètement le personnage. Celle-ci et le père-photographe reviennent alors sur la dernière photo du voyage, celle que l’homme aurait voulu prendre. L’homme devait surveiller sa fille nageant dans une eau agitée de vagues et de courants, mais il la quitte des yeux pour aller chercher son appareil photo, sauf qu’à peine a-t-il le dos tourné que sa fille commence à se noyer. Il ne pourra donc pas prendre cette photographie fantasmée qui devient une image traumatisante, la seule qui n’apparaîtra pas sur l’écran à jardin.


Cette scène n’est pas jouée par les acteurs qui se tiennent immobiles dans la chambre d’hôtel. Les images qui apparaissent à l’écran ne correspondent pas à l’histoire racontée. On accède, à ce moment-là, à un autre type de photographie : la photographie imaginaire. La photographie n’a pas été réalisée, mais cette même image n’existe-t-elle pas pour autant dans sa mémoire ? Avait-il besoin de l’actualiser par l’appareil ?


Le personnage finit par admettre que revenir sur la plage pour prendre son appareil était sans doute une erreur et, très vite, il généralise : « aller à la mer était une erreur », « peut-être que ce voyage était une erreur ». Ainsi, vouloir prendre la photo était sans doute une erreur, mais puisqu’il n’a pas pu la prendre, c’est tout l’instant qui s’en trouve erroné. Comme si la justesse de l’acte se vérifiait d’après les images qu’il en reste, et comme si sa réalité ne pouvait être éprouvée que par la photographie qui fait preuve : la mémoire seule semble, pour le personnage, insuffisante. L’absence d’image provoque une sorte de carence de réel, d’absence de réel. Sans les images, la vie serait une erreur ; ce pourrait être la devise de l’homme-père (inspirée de Nietzsche : « Sans musique, la vie serait une erreur » dans le 33ème aphorisme du Crépuscule des idoles). Pour ce protagoniste, les images semblent permettre d’accéder à une vérité supérieure. Le sens premier du mot « erreur » provient du latin errare qui signifie « errer, se promener », aller sans but. En d’autres termes, sans les images, le père-photographe peine à donner du sens au réel et ne fait qu’errer. L’identité, voire la réalité du personnage semble ne pouvoir prendre sens qu’à travers les images et, plus précisément, à travers les photographies qu’il prend lui-même. L’image, dans la vie du père-photographe, est pour lui un vecteur de vérité, mais d’une vérité que l’on peut supposer trompeuse : c’est peut-être parce qu’il idolâtre l’image que son épouse l’a quitté, et pour le résoudre à revenir au réel qu’elle a effacé ses photos. D’ailleurs, si sa fille se met à se noyer, c’est bien parce qu’il cesse un moment de la surveiller pour aller chercher son appareil photo. Paradoxalement, en refusant de laisser les instants de l’existence lui échapper, le père-photographe, avec sa manie de la photo, précipite l’arrivée de la mort. Il met la vie en péril par la négligence du réel.


Figure 6. Le père-photographe et son épouse devenue photographe, montrant les acteurs qui posent.


L’appareil photo, un outil dans la dramaturgie du spectacle.


Ce protagoniste accorde une place centrale à l’appareil photo : ce dernier est outil et acteur de la pièce puisque, dès le départ, il va donner vie aux acteurs d’abord figés. Ces derniers se tendent vers le personnage qui les a convoqués et qui prend alors le rôle du metteur en scène parce qu’il est porteur de l’appareil photo.


 


L’appareil photo comme moteur du spectacle.


L’appareil photo est un outil : il prend sur la scène les photos destinées à être directement affichées sur l’écran à jardin en noir et blanc. Il permet aux spectateurs de porter un autre regard sur la scène, un regard intérieur. C’est lui qui met les acteurs en mouvement : ces derniers jouent pour l’appareil, comme ils joueraient ailleurs pour le théâtre, à ceci près que le jeu pour la photographie semble souvent plus appuyé, plus caricatural. Surtout dans la première partie du spectacle où il n’est pas encore tout à fait question de jeu, mais plutôt de posture. L’affinement du jeu s’acquiert au fil des récits racontés par le père.


C’est l’outil du « metteur en scène » qui polarise tout le jeu des acteurs. Ces derniers jouent pour apparaître sur l’image, mais aussi pour construire l’image, même en hors-champ, de manière à recréer le contexte propice à sa fabrication. Enfin, c’est toujours face à l’appareil qu’ils agissent. Il n’y a pas de quatrième mur, l’adresse au photographe est perpétuelle.


 


L’appareil photo comme moteur de la narration.


Au départ, le personnage principal se contente de dicter une posture aux acteurs comme à des marionnettes, mais très vite il se rend compte que la méthode n’est pas bonne et qu’elle ne lui permettra pas de refaire les photographies. Il en adopte alors une autre qui est celle du récit : « Je vous explique comment c’était ». Pour retrouver en elle le punctum dont parle Barthes, c’est-à-dire la force inhérente à une photographie, « ce qui me point » (Roland Barthes, 1980) en elle, il a besoin de raconter. C’est ce qu’il fait et, peu à peu, l’histoire du voyage se dessine sur le plateau et la chambre d’hôtel se métamorphose en mer, en forêt, en aéroport.


Cet exercice du récit s’accompagne d’une réminiscence : pour retrouver la justesse de l’histoire, et donc la justesse de la photographie, le récit par le langage laisse place parfois à un récit par le corps. Par exemple, le père, lors d’une scène, ne trouve pas, avec les mots, la justesse du saut de son fils en arrière-plan d’une photo. Il va alors retracer le parcours que son fils a fait avec son corps pour retrouver le saut exact de celui-ci. Il s’entraînera plusieurs fois pour retrouver le geste juste.


D’ailleurs, la justesse des photographies est tout à fait arbitraire, car le décalage entre l’intention, le résultat et la satisfaction est souvent remarquable. Par exemple, lors d’une de ces scènes de reconstitution d’une photographie, le père demande à une actrice portant des vêtements moulants de jouer le rôle d’un chien. Il raconte l’histoire – le chien se gratte, son fils le tient entre ses bras –, prend la photo, qui s’affiche en noir et blanc à jardin et exprime sa satisfaction qui vient accentuer le burlesque de la pièce – « C’est exactement ça ! » –, l’effet comique tient à ce que ce ne soit en fait pas tout à fait « ça ». Néanmoins, cela permet de mettre l’accent sur un point important : la narration prime sur la réussite photographique.


Les photographies engendrent également d’autres récits de photographies de voyages, celles des acteurs, sans qu’ils soient accompagnés de la photographie en question : le récit suffit à imaginer. Les photographies de vacances reproduites dans la chambre d’hôtel et affichées sur l’écran à jardin sont d’ailleurs perçues par les spectateurs de manière littérale. Tout le spectacle, et les récits qui y prennent place, modifient et orientent le regard que le spectateur porte sur ces photographies, c’est-à-dire permettent aux spectateurs de voir, dans l’image, ce qu’ils n’auraient pas pu voir sans le spectacle, comme c’est le cas, par exemple, de la photographie où l’on voit un acteur jouer le rôle du chien (cf. Figure 3) : une personne qui n’aurait pas vu le spectacle verrait cette photographie bien autrement, car elle ne pourrait pas deviner que l’un des acteurs joue ce rôle. Elle y verrait quatre êtres humains. Le spectateur, au contraire, après avoir ri de l’effet produit par le fait que le rôle du chien soit incarné par un acteur, comprend la photographie et la voit telle que le père-photographe souhaiterait qu’elle soit, et cela grâce au récit.


Or, cette parole, qui prend la place des photos perdues, semble aussi réparer celui qui les a perdues : Serge Tisseron rappelle d’ailleurs que le psychiatre et psychanalyste Sylvio Fanti demandait à ses patients d’amener des photographies familiales et de les commenter, en tenant compte de leurs imperfections (Tisseron, 2011, a). Or, dans le spectacle NO51, ce sont les images mentales qui sont commentées : de la photographie, on n’a pas les imperfections, mais le flou du souvenir. Le spectacle met ainsi en lumière le fait qu’avec l’arrivée du numérique, on ne parle plus des photographies que l’on possède (lorsqu’elles sont personnelles, tout du moins) : elles sont si nombreuses qu’elles se substituent même au récit qui les accompagne. On parle davantage des photographies que l’on n’a plus, effacées volontairement ou par inadvertance, ou de celles que l’on n’a pas prises.


L’appareil photo est donc primordial : loin d’être un accessoire, c’est un acteur, ce qui est souligné par l’arrivée d’un personnage hors-champ qui jouera le « papa qui fait les photos ». On joue donc, sur la scène, pour les spectateurs, mais aussi, derrière l’appareil, l’acteur jouant le père joue pour mettre dans des conditions idéales les acteurs qui doivent reproduire les images (cf. Figure 7). L’appareil est donc un pôle : à la fois spectateur et metteur en scène. Les acteurs jouent pour lui et par lui. Ils incarnent le récit du père-photographe pour le lui offrir.


Figure 7. Le père-photographe photographiant sa fille adolescente aux côtés de l’acteur jouant le père. On perçoit les mains d’un acteur qui semble donner une indication.


Une « construction » identitaire par la photographie dans un monde de l’instantané.


Selon Paul Ricœur la construction de l’identité est une configuration (Ricœur, 1990) : elle se construit par la mise en récit qui permet la synthèse entre ce que l’on était avant et ce que l’on est devenu. Il faut donc se demander dans quelle mesure ce spectacle réfléchit une possible construction identitaire par le récit photographique, c’est-à-dire par la mise bout à bout d’expériences ayant donné lieu à des photographies. Il faut également étudier le fait que cette construction engage une interrogation sur le temps et sur la manière dont le personnage tente de se saisir dans celui-ci, le temps du spectacle. Enfin, on interrogera le rôle des hors-champs et des hors-temps et la manière dont ils contribuent à recréer une image mentale.


 


Quête photographique et identité


Si, pour Paul Ricoeur, la construction identitaire naît d’une synthèse entre le passé et le présent, que faire du récit que la photographie numérique permet de produire au jour le jour, comme il en est question dans le spectacle ? À ce titre, André Gunthert rappelle cette aptitude de la photographie à produire de la « narration visuelle » : la narration photographique a ceci en propre qu’elle repose sur l’ellipse et la condensation. Il parle bien d’ « ellipse », pas de fragmentation. Le discours revient d’ailleurs rapidement comme une compensation à ces images manquantes. Dans le même article, André Gunthert cite Richard Chalfen qui remarque le fait que la photo de famille fait parler les gens. Dans NO51 la nécessité de compléter par le langage la photographie perdue constitue une urgence : celle de se dire, de verbaliser les souvenirs de peur de les perdre (Gunthert, 2017). D’un côté, Ricœur propose le récit rétrospectif comme possibilité de construire son identité ; de l’autre, Gunthert rappelle que certaines images sont narratives, c’est-à-dire qu’il faudrait un récit conséquent pour rendre compte d’une seule image. Dans le cas de NO51, les photographies sont perdues : le protagoniste se voit donc obligé de transformer les photographies en récits, pour les reproduire. Le langage supplée à la perte des images qui racontaient, chacune, une partie de son histoire.


Le dispositif du spectacle nous met dans un contexte très clair : celui de la photographie numérique, reliée à l’écran par la connexion wifi. On a accès aux photos en temps réel. Et on ne comprend parfois ce qui se passe sur la scène que par le biais des photos qui s’affichent : la photographie éclaire la scène. En d’autres termes, la photographie numérique, parce qu’elle permet de créer un nombre illimité de photographies, vient à son tour concurrencer le récit, le compléter, voir faire récit, et permettre au protagoniste d’effectuer, par les images, l’agencement que Paul Ricœur suggère de faire par les mots.


Lorsque le père quitte la chambre d’hôtel et que les acteurs deviennent libres de prendre les photos qu’ils veulent, une fête commence peu à peu avec des photos de personnes qui semblent ivres (avec la tête dans les toilettes, par exemple (cf. Figure 8).


Figure 8. Photographie de la salle de bain que les spectateurs ne perçoivent pas. Durant la soirée, les protagonistes prennent des photographies au style peu maîtrisé, reproduisant ainsi l’archétype de la photographie de soirée (Crédit photo : Tiit Ojasoo, metteur en scène).


Il ne s’agit plus là d’un récit, mais du plaisir compulsif de prendre toutes sortes de photos qui ont a priori peu d’intérêt esthétique pour les voir s’afficher directement à l’écran, écran qui retransmet l’image au spectateur qui n’a accès à la soirée que par ce biais, car la scène est plongée dans le noir. Ce geste peut s’apparenter à celui des photographies publiées sur les réseaux sociaux qui permet ou semble permettre cette construction identitaire au jour le jour, comme le fait volontiers par exemple l’écrivain François Bon : des photographies qu’un œil habitué à un cadrage maîtrisé trouverait ratées, mais qui sont le fidèle reflet de la condition du photographe.


Cette question de l’image de soi directement projetée sur l’écran est à l’œuvre dans d’autres pièces. Il y a deux ans, dans un autre registre, le spectacle Werther ! par Nicolas Stemann présentait un personnage narcissique qui ne cessait de se filmer, et de filmer sa souffrance, par le biais de sa webcam. L’image de soi remplaçait alors l’écriture, la construction de soi. Le Werther ! de Stenmann se servait des réseaux sociaux comme il se serait servi d’un journal, à cela près qu’il ajoute des journées au mois de décembre qui n’en compte officiellement que 31. Le personnage est comme paralysé, pétrifié par la souffrance. Cela permet à la fois de mesurer la place que prend sa souffrance dans le temps, mais aussi de rendre compte d’un sentiment intime : la sensation du temps arrêté, causée par le chagrin. Or, dans le spectacle de la troupe Teater NO99, on peut aussi rapprocher la pulsion photographique d’une volonté de mesurer le temps.


L’image (prise par webcam ou photographie numérique) participerait également à la construction d’un récit. Les « images narratives » dont parle André Gunther sont d’ailleurs des « photographies » historiques, journalistiques, « qui servent d’incarnation à un récit » et disent ainsi la faculté de la photographie de raconter l’histoire en la suggérant (Gunthert, 2018). Dans le spectacle NO51, l’on comprend mieux ainsi l’importance des photographies perdues : ces dernières avaient peut-être, pour le protagoniste, une valeur narrative importante, car la perte de ces photographies nécessite un retour à la parole, au récit, pour se ressaisir de ce soi passé, en compenser la perte. Ce qui nécessite un réagencement par le langage, qui vient combler les carences des photographies reproduites, au service du récit de soi.


 


La photographie comme mesure du temps : se saisir dans le temps


La pratique photographique au théâtre et sa thématisation dans le NO51 interrogent le rapport au temps. D’un côté, la photographie est un art du figement, de l’arrêt sur image (donc du passé), tandis que le théâtre est un art du faire, du présent. C’est la dialectique à l’œuvre dans le spectacle, entre la photographie (figée) et l’acte de photographier (en mouvement devant les spectateurs). Cela rejoint donc exactement la dialectique de l’identité chez Ricœur ; une identité figée (l’idem) et une identité mouvante (ipse), les deux variantes du même. En prenant pour objet non plus seulement la photographie, mais l’acte de photographier, intégré à un processus théâtral, le spectacle déjoue peut-être le figement de la photographie, la remet en mouvement. Du même coup, cela montre aussi la difficulté de se saisir de soi une fois pour toutes.


On peut comparer cet usage de l’appareil à celui qui est fait dans Booty Looting, spectacle de Wim Vandekeybus où les photos sont prises sur le vif. Le photographe fige l’instant de manière compulsive pour tenter de capter le mouvement des danseurs. La volonté de « figer » n’aboutit pas puisque les images qui s’affichent sont floues et ne font apparaître que l’ombre de la danse. Les photographies montrent non pas la belle posture de la performance, mais une esthétisation de la vitesse du mouvement. En comparant ces deux spectacles, on voit que, dans les deux cas, l’usage photographique semble représenter l’échec de la volonté de figer le mouvement. Dans le NO51, les photographies qui apparaissent à l’écran sont floues, ou ratent l’essentiel. Les photographies montrent le spectacle toujours vivant, mais du même coup toujours fuyant (cf. Figures 9 et 10 qui, outre le fait qu’elles montrent le corps plutôt que le visage, apparaissent comme des photographies ratées – la Figure 10 ressemble à une photographie d’enfant et la figure 11 est coupée à cause du mouvement de l’actrice). Cela confirme l’idée que le réel déborde le cadre de la photographie, à proprement parler. Les détails perçus sur ces photographies révèlent le fait que la photographie ne prétend plus capturer le réel dans sa vérité, mais seulement des parcelles de celui-ci, complétées par l’imagination du spectateur.


Figure 9. Une photographie ne laissant voir qu’une main.


Figure 10. Photographie de soirée. Le mouvement de la comédienne fait que son visage est coupé.


« Pourquoi prendre des photos si vous vous souvenez de tout ? » est la question, dans le NO51, d’une des actrices engagées par l’homme. Elle voudrait savoir quel est le rôle de ces images, si ce n’est pas un rôle d’aide-mémoire. La photo et le souvenir sont solidaires, ici. La pièce fait deux usages des photographies : elle s’en sert pour convoquer les souvenirs, mais aussi pour modifier ces mêmes souvenirs, par le simple fait qu’elle les rejoue – en les mettant sur la scène, donc en jeu – et qu’elle en fait un nouvel événement. Elle les rappelle à la mémoire pour en faire autre chose : la copie du souvenir. Le souvenir n’est plus cliché, il s’accompagne alors de son doublon caricatural. Rejouer l’image, c’est donc modifier le souvenir et, par conséquent, se modifier (cf. Figures 11 et 12).


Figure 11. Comédien jouant le touriste : cela produit une photographie bien différente des photographies de vacances.


Figure 12. Le protagoniste du père-photographe rejoue le moment de la photographie avec l’acteur incarnant son fils pour tenter de retrouver la justesse de l’instant.


Patti Smith, dans un livre qui fait alterner textes et photographies, évoque le fait que, puisqu’elle avait perdu les photographies qu’elle avait prises de la tombe de Sylvia Plath, elle avait dû y retourner pour les prendre à nouveau (Smith, 2015) :


« Les pèlerins espagnols parcourent le chemin de Compostelle de monastère en monastère, collectionnant des médaillons à attacher à leur rosaire, une manière de preuve du chemin parcouru. Moi, j’ai des tas de Polaroïds, témoins de mon propre chemin, que j’étale parfois comme autant de cartes de tarot ou de base-ball d’une équipe céleste imaginaire. Il y en a désormais une de Sylvia au printemps. Elle est très jolie, mais il lui manque la qualité chatoyante de celles qui ont été perdues. Rien ne peut être véritablement reproduit. Ni un amour, ni un bijou, ni même un simple vers. »


Ainsi, l’artiste présente la photographie comme le témoignage de son cheminement : manquante, elle ne peut être recouvrée. La photographie manquante est ambivalente. Elle a plus de valeur : Patti Smith lui confère un chatoiement supplémentaire ; mais, du même coup elle pointe l’impuissance des photographies présentes lorsqu’elles rivalisent avec celles des souvenirs. Patti Smith pointe le caractère fatalement éphémère de l’existence que les photographies viennent figer : c’est un instant qui disparaît. On retrouve ici le « ça a été » dont parle Barthes : la photographie est essentiellement du passé (Barthes, 1980).


« Jamais plus nous ne pouvons recouvrer tout à fait ce qui est passé », ces mots ne sont pas un simple constat chez Walter Benjamin, mais lui permettent de pointer le fait que la retrouvaille avec l’objet perdu, le passé, serait un désastre, car il nous ferait oublier le sentiment de la nostalgie (Benjamin, 1988). La nostalgie, au contraire, est ce qui donne lieu au spectacle dont l’objet est cette tentative désespérée pour retrouver le passé à travers le travail de la pratique artistique. Sans nostalgie, le travail réparateur de la création et de la représentation n’existerait pas : ni le geste photographique, ni la construction dramatique.


Serge Tisseron propose d’ailleurs « d’envisager la photographie comme une pratique, autrement dit comme un processus psychique médiatisé par une technologie » (Tisseron, 2011, b). En d’autres termes, la pratique photographique serait thérapeutique. Dans le spectacle, la reproduction de photographies est bien une tentative pour se ressaisir : la photographie est à la fois le mal et son remède. Mais ce remède, seul, s’avère infructueux et nécessite un retour de la parole qui, linéaire, oblige à ordonner et à épuiser : non pas la description stricto sensu de la photographie, mais bien tout le récit qui l’entoure. Ainsi, photographie et récit ne se superposent pas complètement. En voulant superposer théâtre et photographie, le spectacle nous montre qu’on ne peut que les juxtaposer : les mettre l’un à côté de l’autre, comme le dispositif scénique le suggère (cf. Figures 13 et 14 qui toutes deux révèlent un décalage entre scène et photographie).


Figure 13. A gauche, l’écran sur lequel les photographies prises sur scène sont projetées. A droite, une autre photographie est sur le point d’être prise.


L’usage des hors-champs pour construire une photographie située « dans la tête du spectateur »


La question de l’identité pose en réalité d’autres problèmes, notamment celui du rapport au temps, que nous venons de voir. L’usage photographique dans ce spectacle montre bien le rôle du hors-champ, à la fois en photographie et au théâtre. Dans cette pièce, le hors-champ est symbolisé par les récits, par l’écran à jardin hors de la scène de jeu, par la création de tout un contexte autour de l’image pour en conditionner la réalisation. Ces hors-champs permettent de créer une image qui est davantage « dans la tête du spectateur » pour reprendre les termes de Bruno Meyssat (Meyssat, 2014).


Non seulement le hors-champ, qui constitue le jeu sur scène des acteurs, conditionne l’image, mais il la conditionne d’autant plus que le spectacle présente une aventure hors-temps. La pièce présente bien une analepse, c’est-à-dire, en termes narratifs qu’il met sous les yeux du spectateur un événement qui s’est déroulé avant le moment du spectacle (Genette, 1972). C’est aussi un voyage hors des limites de la scène, dont le parcours se retrace entre le lit, la salle de bain et le canapé, c’est-à-dire dans un espace clos, conditionné par l’art théâtral.


La pièce permet de faire l’expérience de la construction d’une image mentale, mais le faisant, elle donne en spectacle la construction, la reconstruction de cette image mentale. En effet, le spectateur est invité à suivre le parcours psychique du père de famille, dont l’imaginaire est symbolisé par le huis clos de la chambre d’hôtel. Un parcours qui mène aux deux dernières photographies : l’une qui coïncide exactement avec ce que le spectateur peut apercevoir sur le plateau – comme si le protagoniste avait retrouvé une coïncidence entre vie vécue et photographie, à cela près que les rôles sont assumés sur scène par des acteurs (cf. figure 14) –, l’autre qui montre une photographie qui n’apparaîtra jamais sur la scène et qui donc déborde et dépasse le spectacle : celle de l’épouse, assise sur une chaise.


On pourrait d’ailleurs s’arrêter sur la scène représentée sur la figure 14. Celle-ci est paradoxale, car s’il y a coïncidence des positions, il y a disjonction des gestes : sur la scène, les protagonistes ne se donnent pas la main. Cette coïncidence est d’autant plus mise à mal que les protagonistes qui apparaissent sur la photographie ne sont pas les acteurs qui posent sur la scène. Si bien qu’il est difficile de donner une interprétation définitive de cette image. S’agit-il d’une image réelle ou de la représentation fantasmée que le père-photographe porte sur la réalité ? A partir de cette scène finale, on peut en effet faire plusieurs hypothèses sur le rapport du père à la photographie.


Cette image finale, d’abord, montre peut-être la séparation entre le personnage et le réel, par la photographie : le personnage vit dans le simulacre et du coup laisse sa fille se noyer. C’est une interprétation moralisante du rapport à l’image, mais possible. Cette photographie qui apparaît à jardin est peut-être fantasmée par le père-photographe et la scène montrerait la scission effectuée chez celui-ci entre le réel et ses photographies, d’autant plus que ces dernières ne sont plus créées désormais que par le jeu d’acteurs. En d’autres termes, même s’il y a une apparente réconciliation du personnage avec le monde (on a presque la même image sur la photo et sur la scène), il ne s’agit peut-être encore que du fantasme de cette réconciliation via la photographie.


Néanmoins, une seconde hypothèse est possible. La photographie serait plus propre en fait à représenter le réel, en intégrant le point de vue, le regard, et serait donc plus juste en un sens. On accèderait d’autant plus au réel que la photographie nous montre le regard que le personnage pose dessus, la perception de ce réel : qui inclut ses fantasmes et ses rêves, ses désirs de réconciliation.


Plutôt que de faire adhérer toujours plus la photographie au réel, le père-photographe se rend peut-être compte à ce moment-là que la photographie est apte à représenter ce qui n’est pas, ce qui est implicite, ce qui n’est pas visible à l’œil nu, l’essentiel peut-être. Peut-être invente-t-il ici finalement, une pratique artistique originale consistant à représenter par la photographie ce qui ne se voit pas. La scène de théâtre, incluant le plateau de jeu et la photographie, montrerait donc à la fois une disjonction entre le réel et sa représentation, et une réconciliation.


Figure 14. A gauche, la photographie du vrai couple (le père-photographe tenant la main de celle qui jusqu’à présent jouait son épouse), à droite, la même scène jouée par deux acteurs.


Ce spectacle propose donc une expérience mémorielle à travers la pratique photographique, mais à travers cette tentative de construction de soi, toujours en échec, car se heurtant à une identité toujours en mouvement, la quête photographique s’apparente davantage à un essai pour se saisir dans le temps et saisir le temps qui nous échappe. La pièce, en effet, donne en spectacle des décalages constants, qu’ils soient temporels, artistiques (entre le théâtre et la photographie) ou de registre (entre le sérieux et le comique) pour dire la difficulté à se saisir dans le temps et à construire une image de soi claire et définitive.


Carole Cotaya




[1] Le texte sera cité en français d’après le surtitrage proposé à Nanterre Amandiers.


 


Bibliographie


Spectacles :


Stenmann, Nicolas, Werther !, joué en 2016 au théâtre de la Commune à Aubervilliers.


Vandekeybus, Wim, Compagnie Ultima Vez, Booty Looting, 2012.


Crédit photo :


Tiit Ojasoo, metteur en scène, https://no99.ee/productions/no51-my-wife-got-angry/fotod#1.


Bibliographie :


Barthes, Roland, La Chambre claire, Paris, Gallimard/Cahiers du cinéma, 1980.


Benjamin, Walter, Enfance berlinoise, édition Maurice Nadeau, traduit de l’allemand par Jean Lacoste, Paris, Les Lettres nouvelles, 1988.


Dubois, Philippe, « De l’image-trace à l’image-fiction », Études photographiques, 34 | Printemps 2016, [En ligne], mis en ligne le 01 juin 2016. URL : http://journals.openedition.org/etudesphotographiques/3593.


Genette, Gérard, Figures III, Paris, Le Seuil, 1972.


André Gunthert, Image sociale, le carnet de recherche d’André Gunthert, « Pour une analyse narrative des images sociales », (http://imagesociale.fr/4573#narration), article paru dans la Revue française des méthodes visuelles, n°1, 2017


Gunthert, André, L’image sociale, « Du document au récit (ou comment déjouer le piège de l’évidence photographique) », http://imagesociale.fr/6446, 2018.


Bruno Meyssat, « L’endroit où l’image existe, c’est dans le cerveau », entretien avec Olivier Neveux et Christophe Triau, Théâtre/Public, « États de la scène actuelle : 2012-2013 », n° 212, avril-juin 2014, p. 4-14.


Neveu Olivier, entretien avec Bruno Meyssat dans la revue Théâtre/public d’avril-juin 2014.


Ricœur, Paul, Soi-même comme un autre, Soi-même comme un autre, Sixième étude, « Le Soi et l’identité narrative », Paris, Le Seuil, 1990.


Smith, Patti, M Train, « démons de la tempête », traduit de l’anglais par Nicolas Richard, Paris, Gallimard, 2015, p. 206.


Tisseron, Serge, « La photographie un regard soutenu par les mains », 2011, a, https://sergetisseron.com/photographie/


Tisseron, Serge, « La photographie sans image », 2011, b, https://sergetisseron.com/photographie/.


 


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