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Arianna Novaga, Un événement du regard. Iconoclastie et photographie dans le théâtre de la Socìetas Raffaello Sanzio

Résumé : La compagnie italienne Socìetas Raffaello Sanzio a fondé sa doctrine sur l’iconoclastie, c’est à dire la disparition de l’image et la destruction de l’aura iconique, pour marquer un retour au corps et à la chair du théâtre et donc de l'acteur, seule certitude eschatologique dans la scène. Bien qu’elle rejette la représentation, avec pour intention de brûler la tradition, la compagnie a cependant généré une imagerie spectaculaire qui se nourrit de nombreuses figures issues de l'histoire de l'art (de la peinture, de la sculpture et même de la cinématographie). Dans ce domaine, le rapport que la Sociétas et son directeur Romeo Castellucci entretiennent avec la photographie, ne semble pas suffisamment exploré. La photographie est ici entendue comme source d'inspiration, moteur et parfois matrice de la création scénique même. Dans cette étude il s'agira d'arpenter la zone souterraine de ce théâtre, ses échos, ses traces, ses impressions qui rappellent des situations et des personnages déjà rencontrés dans la photographie, parfois reconnaissables, d’autres fois seulement laissés à deviner. Il s'agit souvent de citations qui irriguent de façon dynamique l'espace et le temps de la scène, tout en élargissant les frontières et en provoquant des écarts linguistiques inattendus.
mots-clés : théâtre, Sociétas Raffaello Sanzio, Castellucci, photographie, iconoclastie, Peirce, symbole.
Référence électronique : Arianna Novaga . « Un événement du regard. Iconoclastie et photographie dans le théâtre de la Socìetas Raffaello Sanzio », Revue internationale de Photolittérature n°2 [En ligne], mis en ligne le 15 décembre 2018, consulté le 26 avril 2024. URL : http://phlit.org/press/?articlerevue=un-evenement-du-regard-iconoclastie-et-photographie-dans-le-theatre-de-la-societas-raffaello-sanzio
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Un événement du regard. Iconoclastie et photographie dans le théâtre de la Socìetas Raffaello Sanzio


Le mot théâtre peut vraiment résonner de la façon la plus inattendue et la plus lointaine. Pour moi, « théâtre », c’est un mot qui est passé et repassé par un autre mot moins connu mais non moins fascinant, un mot de l’héritage byzantin, un mot inflexible: iconoclastie. Le théâtre, et toute forme d’art qui ne se confronte pas d’abord avec ce simple état de fait, l’idée de pouvoir n’être pas, ça ne m’intéresse pas. La guerre iconoclaste est, d’abord, menée contre la prétention inconcevable de représenter une chose, et même contre le concept même de l’iconoclastie, prise dans sa propre avidité dévorante de figures. Mettre le feu à l’archive, immense et vide, de la tradition, est le fondement poïétique de la genèse blindée de ce théâtre. Le retour de la figure comme iconoclastie de la scène est la question qui accompagne le théâtre pléonastique de la Socìetas Raffaello Sanzio[1].


Avec cette déclaration, Romeo Castellucci, directeur depuis 1981 de l’une des troupes de théâtre italiennes parmi les plus intéressantes de ces trente dernières années, présente son travail. Par le terme Iconoclastie, c’est-à-dire l’opposition au culte des images sacrées (qui a ses racines dans les temps pré-chrétiens), la Socìetas revendique immédiatement le fort désir de produire une rupture épistémologique avec la tradition du réalisme optique, afin de se libérer du conditionnement engendré par l’utilisation conventionnelle des images. L’annulation de toutes les figures sacrées et absolutistes représente la purification du concept profond de théâtre, agi à travers le corps, qui retrouve sa dimension d’expérience ; elle est générée par la relation directe avec la mémoire et pas seulement par les images. C’est ainsi que le théâtre a survécu et a traversé les siècles, grâce aux mots et à la mémoire, qui ont engendré des formes de conscience historique et des communautés, en problématisant le système de représentation imitatif.


Castellucci (ci-après RC) décrit son théâtre comme irreproductible, unique et direct, un théâtre qui reste vivant seulement dans l’esprit du spectateur. Il écrit :


La mémoire se fixe là où on a la conscience que la chose qu’on voit risque de se perdre pour toujours, contrairement à toutes les résurrections technologiques qui insuffle la vie à des objets vides. […] Ce théâtre se pose, en fait, contre les émanations spectaculaires de la polis, qui obnubilent la mémoire à travers une saturation des signes équivalents. […] Le théâtre est donc investi d’une possibilité importante et spécifique, celle d’échapper au contrôle de la communication totalitaire, et de se donner comme fête de l’expérience, qui, même dans sa taille minime, devient menace et proposition politique devant l’Etat (RC, 1992)[2].


La guerre des images est donc, avant toute chose, un acte politique, dans la mesure où l’icône est vécue par la Socìetas comme une ramification spectaculaire qui neutralise l’expérience, l’évide de la dimension sacrée que seul le théâtre peut apporter à la vie, avec son schéma eschatologique d’anéantissement et de renaissance qui se produit à travers le corps vivant de l’acteur.


 


La photographie « modélise » la scène, entre icone et symbole


Selon le sémiologue Charles Peirce[3], l’icone est un signe qui fait référence à un objet par similitude ou par analogie, à la différence de l’indice, qui suppose une relation directe et naturelle, tout comme dans le cas de la photographie. En fonction d’une pensée d’obédience sémiotique, l’iconoclastie de la Socìetas serait donc la négation d’une image qui ressemble à quelque chose d’autre. Ou bien le rejet d’une image qui rappelle un sujet à travers la reproduction de certaines caractéristiques typiques.


Par conséquent, repousser l’icone signifie récuser la similarité avec d’autres objets, en particulier avec l’objet-image. Cependant, dans un théâtre comme celui de la Socìetas, très esthétisé et caractérisé par un formalisme raffiné, on peut reconnaître une constellation de signes spécifiques qui créent de puissants courts-circuits visuels.


Souvent, ce sont les figures picturales qui viennent enrichir le scénario qui traverse de nombreux spectacles de la Socìetas, par exemple le Jésus-Christ peint par Giovanni Bellini dans le contesté Sur le concept de visage du fils de Dieu[4], où le Christ Sauveur, le regard immobile et intense, forme la toile de fond d’une scène tragique et touchante ; ou, dans le cas de l’Oresteia. (Une comédie organique?), des têtes cubistes découpées du tableau Guernica de Picasso, accrochées au plafond ; ou encore, l’inscription à la résonance magrittienne Ceci, n’est pas un acteur qui surplombe le fond de scène dans Jules César. En somme, la liste est longue.


Mais si le recours à la peinture paraît ici une référence claire et reconnaissable, en convoquant la notion d’indice peircienne, lorsque la représentation théâtrale se réfère à la photographie, la question devient plus compliquée.


S’il est vrai, paraphrasant Umberto Eco[5], que les codes iconiques dans notre culture influencent nos modèles mentaux, on remarque alors une relation profonde entre la photographie et le théâtre de la Socìetas. Une photographie qui se traduit sur la scène à travers une série de traces, appelons-les citations, identifiables et parfois manifestes, mais le plus souvent énigmatiques et dissimulées dans la forêt des autres signes. L’imaginaire de Castellucci est apparemment imprégné de photographies, d’abord absorbées, laissées à décanter puis libérées sous différentes formes, dans l’acte de création, jusqu’à « modéliser » la scène.


Dans Jules César, 1997, un Cicéron corpulent, portant un masque de latex qui reproduit un gland masculin (RC, 2001, 142) gonflé pour déformer davantage le visage, « se lève de son siège révélant sa stature monumentale, tourne sur lui-même et s’assied tournant le dos au public. […] Sur son dos sont peints les deux ouïes (ff) du violon, à la manière de Man Ray dans le portrait photographique de Kiki de Montparnasse, lequel faisait écho au dos de la Baigneuse d’Ingres[6]. »


photo de scène de Gabriele Pellegrini, Jules César, 2001 (autorisation gracieuse de reproduction par l’auteur)


C’est Castellucci lui-même qui emploie ces mots pour décrire cette scène « photographique » dans son livre Epopée de la poussière, mais il le fait sans signaler les vraies motivations de ce rapport avec la célèbre image qui, au cours de la représentation, semble faire irruption sur scène sans raison. Avant de tourner le dos au public, la posture de Cicéron rappelle La dominatrice de Witkin, également assise, masquée, les poings serrés reposant sur ses genoux, passivement, mais calmement, en attente. Dans l’Orestie, 1995, un personnage masqué mythologique, statuaire, sans armes, mais ailé rappelle une autre photographie de Witkin, The bird of Quevada. L’esthétique macabre et crue de ce photographe puise ses motifs dans la nature tout à la fois sacrée et profane du corps, dans les gloires et les misères de la chair, et dans la spiritualité qui peut imprégner la figure humaine, jusque dans sa morphologie la plus extrême et la plus improbable. C’est une approche qui ressemble beaucoup (et ce n’est pas une simple coïncidence) à celle de la Socìetas, avec son utilisation douloureuse et angoissante du corps sur scène, avec ses créatures souvent déformées, malades, souffrantes, capables de révéler la corruptibilité de la vie par leur présence, et en même temps de revendiquer une authentique beauté.


Dans la Genèse, 1999, un corps replié sur lui-même, celui d’Adam, se contorsionne dans une série d’évolutions jusqu’à gagner une pose qui, immobilisée pendant quelques secondes, vient faire référence au célèbre nu d’Edward Weston de 1936.


photo de scène de Luca Dal Pia, Gènese, 2001, (autorisation gracieuse de reproduction par l’auteur)


 


Ce ne sont que quelques cas emblématiques qui mettent en évidence le réseau dense de citations à une certaine photographie d’art, qui, pour la Socìetas, constitue un véritable réservoir de réflexions sur le signe et ses phénomènes systémiques.


Cependant, l’image photographique n’est pas proprement liée à ces icônes peirciennes évoquées plus haut, mais apparaît plutôt comme un symbole, ce type de signe attaché à l’objet qu’il remplace par une convention ou, mieux encore, par une association mentale. Au fond, si la photographie, paradigme de l’image comme empreinte, a été placée de façon répétée dans une logique indicielle (on pense ici au concept du « photographique » développé par Rosalind Krauss), dans ce cas elle joue un rôle purement symbolique.


Pour Peirce, le symbole est la troisième catégorie de référence taxinomique à laquelle le signe peut se rapporter, et dont la construction culturelle est attachée à un objet spécifique. Si l’étymologie du mot symbolon plonge ses racines dans un concept d’union et de combinaison[7], dans le théâtre de la Socìetas cette conjonction, cette superposition des indices issus de la photo, sur le système de signes complexe de la scène, assume une fonction précise.


Le concept de l’iconoclastie est donc d’abord dirigé vers la destruction de l’autorité traditionnelle de l’image et vers l’idolâtrie qui réifie l’icône, plutôt que vers l’image dans son essence. Accéder au cœur de l’image signifie alors anéantir sa nature pour la reconstituer comme symbole stratifié, à travers une lecture radicalement critique.


 


Citations « photographiques » dans la Tragédie Endogonidia


Même dans la Tragédie Endogonidia[8], le cycle filmique de 2002-2004 composé de onze épisodes filmés dans diverses villes[9], les références à la photographie se succèdent, selon une logique « d’associations, de dérive et d’inversion des signes[10]. »


Dans Londres#9, le corps nu de la mère, figure récurrente dans la tragédie, s’incline pour s’offrir au masque de la Comédie. Pendant un bref moment, nous reconnaissons La prière de Man Ray, une photographie à la fois sensuelle et provocante prise en 1930 et inspirée des écrits du Marquis de Sade.


Tragédie Endogonidia, Cesena#1, 2002, RARO Video, (capture d’écran personnel)


Dans Rome#7, un groupe de prêtres en soutane noire joue d’abord au basket, et ensuite danse en rond, en hommage à la série du photographe italien Mario Giacomelli intitulée Je n’ai pas de mains qui me caressent le visage, réalisé à Senigallia en 1962 avec un groupe de jeunes séminaristes. Dans la dernière partie de Cesena#1, la mort tragique du jeune Carlo Giuliani, lors du sommet international du G8 à Gênes, est transportée symboliquement et poétiquement dans la mise en scène grâce aux quelques photographies qui ont survécu à la violence destructrice de l’événement, et qui ont fourni des images indélébiles de son corps assassiné par la police.


Tragédie Endogonidia, Londre#9, 2004, RARO Video, (capture d’écran personnel)


Ces références visuelles, malgré leur apparente gratuité, constituent pour la Socìetas une sorte de « sous-partition, une source d’inspiration secrète et mystérieuse »[11] qui laisse des traces. Traces qui ne sont pas forcément explicables et vérifiables parce que cachées dans le flux des images. Traces qui nécessitent un regard photographique pour être décryptées.


Les photos citées dans ces spectacles ne sont pas, de fait, des doubles ou de simples reproductions d’icônes célèbres, mais imputables plutôt au concept d’analogon sartrien[12], immatériel et irrationnel qui, à partir d’une élaboration de l’imaginaire de Castellucci, prennent vie sur scène, sortant du carcan de l’image unique pour venir en incarner le sens plus profond.


Certaines images de la scène Socìetas sont donc des allusions, des extensions du théâtre vers la photo, des symboles qui ne possèdent pas nécessairement toutes les caractéristiques sensibles de l’objet représenté, mais viennent en souligner certains aspects, dans une logique d’extraction du sens, hors tout intellectualisme, pour devenir pur instinct.


Castellucci dit, dans une interview :


Les images coulent et ont leur propre autonomie, leur indépendance, leur propre histoire, leurs courants souterrains, leurs flux et reflux, et donc certaines images peuvent passer […], puis disparaître, comme une rivière karstique. […] Pourquoi certaines images nous touchent plus que d’autres ? Tout cela est à découvrir. […] Les images n’appartiennent à personne, c’est nous qui les croisons et traversons leur flux, leur rivière, leur courant. […] Dans mon cas, il s’agit d’attendre et d’évoquer une image. On ne peut pas inventer une image. On ne peut pas être les inventeurs de quoi que ce soit, mais on peut seulement attendre. Créer un espace, créer une percée et un seuil pour que cela se produise (RC, 2007).


Le processus de symbolisation scénique de l’image photographique, dans ses mises en scène, a récemment gagné en subtilité. Les références y sont toujours plus transversales, indéchiffrables, insaisissables, et la relation entre l’œil et l’image devient plus difficile, en contrecarrant constamment la possibilité d’exégèse.


 


L’image-écho comme icône de l’avenir


Toujours à propos de la pièce Sur le concept du visage du fils de Dieu de 2010, il existe un renvoi à la photographie encore plus crypté et souterrain – pour utiliser des termes chers à Castellucci. Au cours d’une des dernières scène, un groupe d’enfants lancent des pierres contre la reproduction géante du visage du Christ. Ces petits guerriers hystériques et exaspérés ne sont pas sans faire écho au « gamin au corps en verre » (RC, 2012) dans l’instantané de Diane Arbus Child with Toy hand Grenade in Central park, prise en 1962 à New York. De cette figure puissante, comme le raconte Castellucci, jaillit l’impulsion constructrice de cette scène, qui est à la fois violente et innocente à l’image du protagoniste de la photo et qui, traduite de manière allégorique dans la représentation, participe à une réflexion sur la décadence de la beauté et de la dignité humaine.


Comme dans la Tragédie et dans les spectacles précédents, ici aussi certaines présences semblent prendre vie de l’intérieur de la photographie : elles semblent presque échapper « phantasmatiquement » (Barthes, 1980, 58) du cadre de l’image d’origine, où elles ont toujours vécu, révélant l’avant et l’après de ce moment éternisé par le clic de l’appareil photo. Alors, et sans céder à une transposition trop facile, ces images activent notre imagination, détournent notre regard, nos yeux, pour les emporter ailleurs.


Ce transfert d’intensité émotionnelle et perceptive de l’image photographique au théâtre, ouvre un certain nombre de questions sur le perceptible, dont le développement offre de nouvelles pistes de réflexion dans la lignée de Peirce et même d’Eco, selon lesquels les utilisateurs d’une image participent activement à la construction de son sens.


Ce type d’exploitation de la photographie dans la scène du théâtre élargit les limites de la représentation tout en développant une réciprocité sémiotique entre les deux arts à la faveur d’un écart inédit qui insuffle une nouvelle vie au rapport entre le visuel et le performatif. La photographie se dématérialise dans la dramaturgie pour se recomposer, entièrement rénovée, à l’intérieur de l’action. C’est un « événement du regard » (RC, 2001, 83), un acte de conscience visant à forcer, voire à démolir certaines conventions esthétiques, et à ouvrir un nouvel horizon phénoménologique, celui de l’icône de l’avenir, avec son vertige de connexions possibles.


À cet égard, cette autre déclaration de Castellucci est éclairante :


Le réalisme, iconographiquement bien traité comme un devoir, porte le coup le plus dévastateur au réel, en s’y substituant, non pas tant comme double, que comme une nouvelle substance d’expérimentation. Le fantôme même qui habite entre les mots et les choses. La négation de la représentation (dans la représentation) non seulement se dépasse elle-même en se doublant dans le miroir ardent du théâtre, mais elle semble supplanter la primauté de la réalité, qui est toujours décevante (RC, 2001).


Et plus récemment, il précise :


La nature du théâtre est politique parce qu’il est le lieu du regard, et le regard, surtout en cette époque, est chargé de responsabilité. Le théâtre, c’est se voir, et voir, et c’est une prise de conscience de ce que nous sommes en train de regarder, peu importe quoi. Aujourd’hui, il est devenu un acte lourd de conséquences. Par notre regard, les choses se déplacent, et l’expérience de l’art en général récupère ce geste, qui nécessite pour être accompli une forme de radicalité (RC, 2015)


Les citations photographiques que l’on peut voir sur la scène de la Socìetas sont des entités hybrides dont l’exégèse est complexe, car, entre mouvement et immobilisme, à l’intérieur et à l’extérieur du théâtre, elles se déplacent dans une zone liminale difficile à définir. Elles sont à la fois, ou tour à tour, icônes de l’avenir, formes hétéroclites, métisses, dérivées d’un mélange analogique de pensée, de vision et de mémoire. Bien qu’elles ne fassent plus partie d’une dimension purement visuelle, mais qu’elles soient en même temps reconnaissables comme des échos de photographies connues, elles résonnent dans l’imaginaire avec une puissance de déflagration et de perturbation. Le processus de création qui les modélise sur la scène est rendu intelligible par Castellucci lui-même, qui en explique le sens en discutant de l’urgence de repenser les principes généraux de la culture iconographique actuelle :


Il y a un lien avec une archive infinie d’images, ou, plutôt, « finie », car je ne pense pas qu’il soit possible d’en inventer de nouvelles […]. L’histoire est saturée [d’images] et il n’y a pas d’occasion pour en générer d’autres. Il n’y a plus une dimension de découverte, tout a été découvert. Nous pouvons seulement chercher une nouvelle façon de les regarder, de les assembler, de les monter. […] Je travaille avec des images, à condition de les transmettre. (RC 2015)


Loin de l’idée d’une appropriation considérée comme un emprunt sélectif effectué à l’intérieur de l’œuvre d’un autre, ensuite retravaillé de manière créative, la transposition originale de la photographie dans le théâtre de la Socìetas doit être comprise comme un acte politique supplémentaire, au même titre que l’est l’action théâtrale. En fait, si la guerre iconoclaste posait à l’origine le problème du retour au corps et à l’humain en se focalisant sur la figure de l’acteur, aujourd’hui la Socìetas revient sur le concept d’image et d’iconographie déplaçant l’attention sur le spectateur, qui constitue l’autre « face » de la médaille. Dans une société hypervisuelle, obsédée de voir, au sein d’une (in)civilisation d’images, celui qui regarde a le même degré de responsabilité que celui qui crée l’œuvre:


Inventer des images n’est plus possible, j’essaie de les faire pénétrer en moi par osmose, des images me touchent, et cela résonne aussi dans l’esprit du spectateur impliqué. Les images l’ont frappé à la ceinture, elles se sont reconnues, il y a une dimension qui s’éclaire. On se sent appelé par une image qui peut être vraie ou fausse. Les mauvais sont nombreux, les bons vous kidnappent et vous enlèvent, sont reflétés dans la cinquième paroi pour atteindre le spectateur, qui fait à son tour partie du processus de création. (RC 2015)


Ainsi, la transition d’une dimension iconoclaste à l’affirmation actuelle d’une sorte d’iconographie nouvelle, est un passage conceptuel important pour la poétique de ce théâtre, qui ne condamne plus l’utilisation de l’image en soi et pour elle-même, mais qui invite le spectateur à la vivre en conscience, sans fausse idolâtrie. « Regarder n’est plus un acte innocent », a récemment déclaré Castellucci, car il suppose une intention, une prise de conscience. Le regard du spectateur est le véritable événement, car le travail est accompli grâce à lui. C’est lui qui assemble les pièces et contribue activement à la construction de leur sens. Retrouver des échos de Man Ray, Witkin, Diane Arbus, ou reconnaître certaines images de presse au milieu des scènes qui se succèdent, répond à l’intention de vouloir construire un voyage dans le voyage pour permettre au spectateur de participer à l’expérience d’une sorte de chasse au trésor, générant une série d’épiphanies, et capable d’éveiller la conscience. Cacher dans le flot dynamique de la scène les images photographiques – lesquelles, au contraire des images picturales, sont moins évidentes à repérer, conduisent à une recherche plus minutieuse et nécessitent une attention redoublée – signifie vouloir conclure un pacte avec le spectateur ; cela ressemble aussi à une invitation, lancée par un théâtre qui redevient vraiment le lieu du regard, à s’écarter du geste naturel et mécanique du voir, pour apprendre à « regarder », comme le fait la photographie.


 


Arianna Novaga, IUSVE (Vérone et Venise)


 




[1] Claudia Castellucci, Romeo Castellucci, Epopea della polvere. Il teatro della Sociétas Raffaello Sanzio 1992-1999, Milano: Ubulibri, 2001, 84 ; les traductions des citations de RC en français sont de moi même.


[2] Claudia Castellucci, Romeo Castellucci, Il teatro della Socìetas Raffello Sanzio. Dal teatro iconoclasta alla super-icona, Milano: Ubulibri, 1992, 184.


[3] Pour avoir un cadre d’études exhaustives sur Pierce, y compris concernant le concept de signe et la photographie, voir Charles Peirce, Collected Papers, vol. 1-6, Cambridge: Harvard University Press, 1931-1935; Collected Papers, vol. 7-8, Cambridge: Harvard University Press, 1958.


[4] Notoirement, cette pièce de la Socìetas, prévue en juillet 2011 dans le cadre du festival d’Avignon, a été censurée en raison de son présumé caractère blasphématoire et sa vulgarité, déclenchant une énorme polémique entre la droite chrétienne et le monde de l’art. La pièce retrace l’histoire d’un fils confronté à la décrépitude de son père, devenu vieux et incontinent, sous le regard d’un Salvator Mundi qui surmonte la scène. La présence des excréments qui sortent de la couche du vieil homme, les enfants qui lancent des grenades sur le tableau et les déchirures déformant finalement le visage du Jésus-Christ, ont fait crier au scandale.


[5] Pour le célèbre sémiologue italien, partisan « critique » des théories de Peirce, chaque semeion, y compris visuelle, ne peut être définie que à travers une interprétation, personnelle et culturelle, et sur la base d’autres signes connus. Pour développer ce sujet, voir Umberto Eco, Trattato di semiotica generale, Bompiani, Milano 1976.


[6] Claudia Castellucci, Romeo Castellucci, Epopea della polvere. Il teatro della Sociétas Raffaello Sanzio 1992-1999, cit., 174.


[7] Dans la langue grec ancienne, le terme symbàllo, (marquage, indicateur), est composé du préfixe syn, qui signifie « avec », « ensemble » et du verbe bàllo, c’est-à-dire « jeter », « poser ». Le sens du mot rappelle donc l’idée de mettre ensemble, de conclure, de juxtaposer. À l’origine, en fait, symbolon indiquait la moitié d’une pièce brisée et scindée entre deux personnes ayant passé un accord, et la correspondance parfaite des deux moitiés constituait l’identification des parties. La signification du symbole prend donc forme à partir du concept de reconnaissance de quelqu’un ou quelque chose à travers un objet.


[8] Sur la Tragédie, voir l’intéressant travail d’approfondissement élaboré per Enrico Pitozzi e Annalisa Sacchi, Itinera. Trajectoires de la forme Tragedia Endogonidia, traduit par Jean-Louis Provoyeur et publié en 2008 par Éditions Actes Sud, Arles.


[9] On peut voir la Tragédie Endogonidia dans le recueil du même nom, publié en 2012 par RARO Video DVD.


[10] Oliviero Ponte di Pino, Romeo Castellucci e Socìetas Raffaello Sanzio, Ebook Doppiozero/a teatro, 2013, 121.


[11] De Marinis Marco, Teatro e fotografia: intrecci novecenteschi fra rappresentazione e suo superamento, dans Mei Silvia, La terza avanguardia. Ortografie dell’ultima scena italiana, « Culture Teatrali » N. 24 (2015), 204.


[12] La fonction de l’analogon pour Sartre, qui emprunte cette notion à Husserl, est de remettre dans le présent un object imaginaire spécifique, car il est absent de la perception directe. L’analogon rend possible la manifestation de l’objet comme image et constitue en même temps le substrat auquel l’intentionnalité donne un sens. Voir Jean-Paul Sartre, L’imaginaire. Psychologie phénoménologique de l’imagination (1940), Paris : Gallimard, 1986.


 


Bibliographie


Barthes, Roland. La chambre claire. Note sur la photographie, Cahiers du Cinéma, Paris : Éditions Gallimard-Seuil 1980, (Trad. italienne par Renzo Guidieri, La camera chiara. Nota sulla fotografia, Piccola Biblioteca Einaudi, Torino 2003).


Castellucci, Claudia; Castellucci, Romeo. Il teatro della Socìetas Raffello Sanzio. Dal teatro iconoclasta alla super-icona, Milano : Ubulibri, 1992.


Castellucci, Claudia; Castellucci, Romeo. Epopea della polvere. Il teatro della Sociétas Raffaello Sanzio 1992-1999, Milano : Ubulibri, 2001.


Castellucci, Romeo. « Manifesto ». Il Patalogo. Annuario dello spettacolo-Teatro. N.13 (1990) : 130.


Castellucci, Romeo. « L’attore nell’epoca della sua riproducibilità tecnica ». Il Patalogo. Annuario dello spettacolo-Teatro. N. 18 (1995) : 153.


De Marinis, Marco. « Teatro e fotografia: intrecci novecenteschi fra rappresentazione e suo superamento ». Mei, Silvia. « La terza avanguardia. Ortografie dell’ultima scena italiana ». Culture Teatrali. N. 24 (2015) : 203-208.


Krauss, Rosalind. Le photographique, Paris : Editions Macula, 1990.


Marelli, Matteo. https://ilmanifesto.it/lepifania-privata-dello-sguardo/ (03.03.2017)


Peirce, Charles. Collected Papers, vol. 1-6, Cambridge: Harvard University Press, 1931-1935.


Collected Papers, vol. 7-8, Cambridge: Harvard University Press, 1958.


Pitozzi, Enrico; Sacchi, Annalisa. Itinera. Trajectoires de la forme Tragedia Endogonidia, Arles : Éditions Act-Sud, 2008.


Ponte di Pino, Oliviero. Romeo Castellucci e Socìetas Raffaello Sanzio, Ebook Doppiozero/a teatro, 2013.


Sartre, Jean-Paul. L’imaginaire. Psychologie phénoménologique de l’imagination (1940), Paris : Gallimard, 1986.


Socìetas Raffaello Sanzio. Atti della Disputa sulla Natura Estrema del Teatro, Cesena : Edizioni Casa del Bello Estremo, 1990.


Socìetas Raffaello Sanzio. Giulio Cesare, Socìetas Raffaello Sanzio, Cesena : Edizioni Casa del Bello Estremo, 1996.


Socìetas Raffaello Sanzio; Castellucci, Romeo. Epitaph, Milano : Ubulibri, 2003.


 


Website


http://www.altrevelocita.it/incursioni/2/contemporanea/2/2007/19/approfondimenti-editoriali-commenti/243/il-contemporaneo-che-verra-di-romeo-castellucci.pdf (19-02-2007)


http://www.arch-srs.com/


http://www.ilfattoquotidiano.it/2015/04/22/romeo-castellucci-laurea-ad-honorem-per-regista-sguardo-specialmente-in-questepoca-carico -responsabilita/1610389/ (22-04-2015)


La Biennale di Venezia Channel- Biennale Teatro 2013 – Romeo Castellucci (incontri/meetings) Incontro con il regista Romeo Castellucci al 42. Festival Internazionale del Teatro, (10-10-2013) https://www.youtube.com/watch?v=r-8BBhBxvD4


http://mammi.blogautore.espresso.repubblica.it/2012/01/20/romeo-troppo-cristiano-per-essere-cattolico/ (20-01-2012)


http://nuovoteatromadeinitaly.com/


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