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LEENAERTS, Danielle, Denis Roche. La photographie comme art du silence


Communication présentée lors de la journée d’étude « Photographie et Indicible », jeudi 12 mai 2011, Université Rennes2.


*Les images sont reproduites avec l’aimable accord de l’auteur de la Galerie Réverbère, pour toute reproduction s’adresser à la galerie et à l’auteur. L’utilisation commerciale des images est strictement interdite.


Pour citer cet article :
Danielle Leenaerts, Denis Roche. La photographie comme art du silence, communication présentée lors de la journée d’étude « Photographie et Indicible », jeudi 12 mai 2011, Université Rennes 2, labo Celam, publié sur Phlit le 30/01/2012, url : http://phlit.org/press/?p=594.


mots-clés : silence, double, autoportrait




Denis Roche. La photographie comme art du silence


L’œuvre photographique de Denis Roche nous paraît rencontrer la question de l’indicible sur deux plans : d’une part, celui des images qu’il crée et de l’autre,  celui des textes théoriques qu’il consacre au médium photographique, depuis une trentaine d’année maintenant. Tant sa pratique de la photographie que sa réflexion à son égard décrivent une relation essentielle de la photographie à la dimension temporelle. Au point qu’en viennent volontairement se confondre dans l’œuvre de Roche temps vécu et temps représenté, au sein d’une entreprise photographique exprimée à travers l’autobiographie. Enregistré par l’image, le vécu de l’artiste alimente ainsi en retour une pensée de l’image-temps qu’est la photographie[1].


C’est cette nécessité d’exposer le temps pour pouvoir (se) le représenter qui semble alimenter la conception de Denis Roche de l’image photographique, précisément en tant qu’image indicible et image de l’indicible. Image de l’indicible car la captation photographique vient artificiellement retenir l’inéluctable et inacceptable écoulement du temps, dimension abstraite qui tant dans sa continuité que son abstraction semblerait devoir, a priori, échapper à la fixité de l’image. Image indicible car elle n’admet d’autre commentaire, selon Roche, que la description de ce qu’il qualifie comme la « montée des circonstances » ayant présidé à la prise de vue. Aussi en viendrons-nous à considérer l’ontologie de la photographie selon Denis Roche en tant qu’art du silence, imposé par cet indicible même. Notre propos consistera donc à articuler sa pensée de la photographie et sa pratique de cet art, en considérant la dimension temporelle comme la notion centrale de l’une comme de l’autre. Celles-ci reflètent en outre la nécessité de photographier ce que l’on ne peut pas ou ne parvient pas à dire ou à écrire.


L’œuvre photographique et critique de Denis Roche paraît d’autant plus spécifique qu’il développe par ailleurs une œuvre littéraire indépendante de sa création photographique. Ce ne sera pas le lieu ici de développer une comparaison entre ces deux champs d’expression[2]. Nous nous proposons plutôt d’articuler l’approche de quelques œuvres-clé de l’artiste à sa production critique, en particulier les textes réunis sous le titre La Disparition des lucioles. Réflexions sur l’acte photographique, parue en 1982 aux éditions L’Étoile, ainsi que ceux issus d’une série d’entretiens avec Gilles Mora, intitulés La photographie est interminable, paru en 2007 chez Seuil dans la collection « Fiction & Cie », collection créée par Denis Roche en 1974 et qu’il a dirigée jusqu’en 2005.


 


1. La Disparition des lucioles. Réflexions sur l’acte photographique (1982) : l’instantané et l’autobiographie comme essence de la photographie


 « Il y a une « littérature » de la peinture, et vice-versa ; une « littérature » de l’histoire, et vice-versa ; une « littérature » de la politique, et vice-versa ; une « littérature » de la religion, et vice-versa ; une « littérature » de la psychanalyse, et vice-versa ; il y  a même une « littérature » de la littérature, et vice-versa. Mais de même qu’il ne saurait y avoir de photographie de la littérature, il ne saurait y avoir de « littérature » de la photographie, car la « littérature » de la photographie, c’est la photographie elle-même[3]. »


C’est sur cette affirmation, dans les premières pages de l’ouvrage, que se développe ensuite la pensée de Denis Roche sur la photographie et que nous avons conçu le rapport, qui nous semble prégnant, entre celle-ci et la notion d’indicible. S’il n’y a pas de « littérature » de la photographie, c’est parce que « ce qu’on photographie, écrit-il plus loin, c’est précisément l’instant où l’on fait une photo. C’est évident que c’est ça qu’on photographie. Tout le reste est extraordinairement secondaire par rapport au réel de l’instantané photographique[4]. »


Dès lors que tout le reste ne serait donc que littérature, le seul commentaire possible qu’envisage Denis Roche est la description de la montée des circonstances qui président à la prise de vue. Dans un texte intitulé Conversations avec la lumière, de trois ans postérieur à La Disparition des lucioles, il affirme ainsi « je crois que raconter les circonstances qui précèdent le fait photographique lui-même est précisément le seul commentaire esthétique réel qu’on puisse apporter à l’image qui suivra. En d’autres termes, la photo c’est ce qui précède, c’est ce qui préside[5]. »




Denis Roche©, « 30 juillet 1972. Propriano, Corse. Hôtel Marinca, chambre 21. » Courtesy Galerie Le Réverbère, Lyon



Ce qui fonde l’essence de la photographie selon Roche, c’est donc l’acte qui la fait naître, avec tout ce qu’il présuppose. C’est aussi, nécessairement, le fait que « de toute façon, on se photographie soi-même quand on prend une photo. On photographie ce qu’on a regardé, donc on se photographie soi-même[6]. » Denis Roche pousse ce constat jusqu’à le constituer en programme, son œuvre photographique se rapportant exclusivement à son autobiographie et, en grande partie, à sa relation à sa compagne, Françoise Peyrot.


Outre cette essence autobiographique, ce qui fonde aussi la photographie pour Denis Roche, c’est l’instantanéité. « Je crois qu’en faisant des photos on doit tenir compte du fait que c’est le seul instrument de création instantanée dont tout le monde dispose immédiatement et dont l’usage peur être répété indéfiniment[7]. » L’instantanéité appelle la répétition inlassable, presque illimitée de l’acte photographique, qui rend la photographie « interminable », comme l’énonce le titre du l’ivre d’entretiens conçu avec l’historien et critique de la photographie Gilles Mora (voir supra).




Denis Roche©,
« 23 mars 1981. Gizeh, Égypte. The Sphinx House. » Courtesy Galerie Le Réverbère, Lyon



La Disparition des lucioles établit donc d’emblée l’autobiographie et l’instantanéité comme les deux principes fondamentaux de la pratique photographique. Or, dans l’œuvre photographique de Denis Roche, l’un comme l’autre nous semble avoir partie liée à l’indicible. Car l’autobiographie ne s’apparente pas, dans ses images, au récit ordonné, factuel de ses jours et de leurs occupations, mais plutôt aux traces de perceptions induites par sa présence ou celle de sa compagne en des lieux et des moments qu’il balise par l’image. Jusqu’à parfois revenir à plusieurs années d’intervalle sur les mêmes sites, pour les appréhender à nouveau, nécessairement autrement. S’agissant alors de faire l’épreuve de la réitération de l’acte de prise, il s’agit aussi d’éprouver le passage du temps et d’apprécier les modifications marquées, tant sur les sites, que sur les individus présents à l’image et sur le photographe lui-même.




Denis Roche©, « 23 février 1985, même endroit ; 22 septembre 1988, même endroit ; 14 avril 1997, même endroit. » Courtesy Galerie Le Réverbère, Lyon



Ce n’est donc pas tant lui-même que Roche photographie dans ces autoportraits que ce à quoi il est présent. Pour preuve, ses absences de l’image, ses allers-retours vers l’appareil, ses usages aléatoires du déclencheur à distance. De sorte que l’auteur lui-même (s’) interroge :


« Qui parle, en photographie, que veut dire cette icône laconique ? Qui nous amène en ces lieux, qui nous en prie de vive voix ? N’est-ce donc qu’on ne peut parler que d’un seul côté de l’appareil photographique, du côté où j’ai, moi, mon gros cube et mon chemin veineux ? Que voudrait dire le fait que l’on parle ensemble quand on se photographie au déclencheur à retardement ? Sans doute était-ce inconsciemment pour fuir ces phylactères muets, ces bulles vidées de leurs mots qui sont les bulles de l’angoisse qui est en moi, que j’étais si souvent vu de dos, ou simplement surpris à mi-chemin du retour vers l’appareil, de telle sorte qu’on ne voie plus sur l’épreuve qu’un morceau plus ou moins flou de mon corps,  mais jamais assez haut pour que ma bouche ait pu se trouver à la hauteur du viseur[8]. »




Denis Roche©, « 11 juin 1985. Cologne, Allemagne. Autoportrait. » Courtesy Galerie Le Réverbère, Lyon



Autrement dit, l’acte photographique, considéré au travers de la pratique de l’autoportrait, vient démontrer une faille, une distance entre le projet d’image —ce que le photographe projette— et le résultat, une saisie impossible de l’identique, comme de l’identité. Aussi difficile à cerner qu’à nommer, cette distance s’impose entre l’image que l’on projette et celle qui résulte de l’acte photographique. Philippe Dubois reconnaît à Denis Roche d’avoir à cet égard tracé une voie en photographie, en venant souligner ce principe de séparation et de distance, à un moment où, à l’inverse, « tout le monde, écrit-il, au début des années 1980, redécouvrait les pouvoirs théoriques de la notion peircienne d’ index appliquée à la photo, réinterprétait le rapport de l’image au réel en termes de contiguïté physique, de proximité effective, de trace ou d’empreinte lumineuse […][9]. » Ses images viennent rappeler « la part de défection de la photo, tout ce qui la sépare de nous, l’opacifie, l’éloigne, l’absente, nous rend aveugle à force de regarder[10]. » On ajoutera : la rend muette. En cela, l’autoportrait est en outre considéré par Dubois comme le mode par excellence de la photographie, comme la métaphore de la photographie toute entière, en ce qu’elle  affiche cette séparation entre le réel et son image. « Dans l’acte de l’autoportrait, affirme-t-il,  l’être se doit de tenir à la fois la posture du sujet et celle de l’objet. (…) d’où la schize du sujet, la faille constitutive, l’impossible identité, le nécessaire ratage de soi, le manque, le vide abyssal qui fait courir infiniment l’être d’une position à l’autre, comme s’il pouvait les tenir ensemble, comme si le recouvrement était jouable[11]. »




Denis Roche©, « 4 avril 1989. Trinidad. Farrel House, chambre 3202 (2 contacts successifs). » Courtesy Galerie Le Réverbère, Lyon



C’est ainsi que Denis Roche va concevoir ce qu’il a appelé des « photolalies », c’est-à-dire des rapprochements d’images distinctes[12]. « J’appelle « photolalie », écrit-il, cet écho muet, ce murmure de conversation entre deux  photographies, très au-delà du simple vis-à-vis thématique ou graphique. Dans cette occasion si particulière où le photographe convoque ses images au « parloir »[13]. » En essayant de créer un dialogue entre ses images, Denis Roche tente ainsi de les faire parler, de combler, ne fut-ce qu’un peu, cette faille évoquée entre le projet et l’image. Séparées dans le temps, se rapportant à des circonstances disjointes, ces images, une fois réunies, proposent de nouvelles lectures. Une relation se crée entre elles qui ouvre vers de nouveaux possibles narratifs, au gré de leur interprétation par le spectateur.


Dans un entretien avec Gilles Mora, accordé un an après la réalisation de l’album « Photolalies », Roche avoue par ailleurs qu’il a aussi inventé ce mot pour « échapper, au moins le temps d’un livre et d’une démonstration, au si mal sonnant photographie [14]. » Il s’agirait donc de dire la photographie autrement. Car Denis Roche ne croit pas à une « écriture par la lumière » que désignerait le nom « photographie ». Il aurait plutôt « rêvé d’un mot, écrit-il, d’un nom, qui aurait donné naissance au mot «  photographie », (…). Et surtout, d’un mot qui serait du mot « photographie » à la fois le commentaire –un adjectif donc- et l’éponyme (…). Ce mot, c’est nonpareille. Un substantif féminin (…). Une « nonpareille » seule ne veut rien dire. De même que le mot « photo », échappé de tout contexte, ne désigne rien de particulier : il faut d’autres mots autour pour qu’un sens apparaisse et que l’esprit sache où il est et de quoi il parle. Un mur ou un nu, un visage ou un paysage, un événement ou un objet, on a le choix. Même problème avec une « nonpareille »[15]. »


 


2. La photographie est interminable (2007). La photographie comme art du temps




Denis Roche©, « 21 juillet 1989, Waterville, Irlande, Butler Arms Hotel, chambre 208. » Courtesy Galerie Le Réverbère, Lyon



Cette dissemblance invisible au moment où l’on prend l’image fait l’objet d’un aveu du photographe au sujet d’une de ses images, dans le livre La photographie est interminable. Entretien avec Gilles Mora. Il avoue ne pas avoir vu, au moment de sa prise, que le poteau en vis-à-vis de son appareil ne se trouvait pas dans le même alignement que celui reflété –donc déformé– dans l’œilleton de son viseur. De sorte qu’il aura découvert ce décalage une fois l’image imprimée, littéralement révélée à son regard. Ce qui vient nous rappeler ce qu’avait observé Jean-François Chevrier,  à savoir que « le photographe ne travaille pas dans le présent mais dans le futur antérieur, il découvrira plus tard ce qu’il a vu, une fois l’image révélée. Le photographe vit le présent de son expérience comme le passé d’un futur. Ce n’est pas, ça aura été[16]. » Si l’a photographie s’avère un art du temps par excellence, c’est une fois encore de manière très spécifique, entre l’instantanéité du photographié, de l’image-projet, et ce futur antérieur du photographique, de l’image-résultat. Conjugaison elle aussi indicible, ou nonpareille, pour reprendre le terme de Roche.


On en revient donc à cet autre axe ontologique et consubstantiel à l’axe autobiographique, à savoir : la photographie en tant qu’art du temps, qui fait que la photographie est non seulement interminable, comme l’affirme Roche, mais aussi compulsive, répétitive. Car dès qu’un instant est capté, observe-t-il, il faut aussitôt capter le suivant. L’instantané photographique est donc nécessairement répétitif. Et cette répétition se trouve au cœur de la pratique de Denis Roche, comme quête à la fois inlassable et vaine de saisissement du temps, de comblement d’une angoisse, face au terme de la temporalité individuelle provoqué par la mort. On touche ici à l’indicible –et à l’irreprésentable– par définition. Mais, comme le dit en boutade le photographe dans ce livre d’entretiens, « le mot « mort » est un mot dont il faut s’approcher avec délicatesse. Il faut lui mettre quelques phrases devant, quelques signaux en guise d’avertissement, pour lui dire qu’on est là et qu’on s’approche[17]. »


De son propre aveu, c’est à la suite d’une prise de conscience panique de l’écoulement temporel que Denis Roche a choisi de se livrer à cette pratique presque journalière de la photographie.


« Il se trouve que l’exercice constant de la prise photographique remontait chez moi au début des années soixante-dix, quand j’ai commencé à vivre avec Françoise qui deviendra la compagne de ma vie. Tout porte à croire que cela a correspondu à une sorte de révélation panique : que du temps était perdu, que beaucoup de temps avait été perdu, que c’était trop tard et que je devais désormais courir après lui, ce qui voulait dire marquer chacun de nos passages, les désigner comme tels, alors mêmes que les passages suivants se profilaient à l’horizon, survenaient, explosaient et s’enfuyaient derrière nous. Le temps à venir, comprenez-vous, il faudrait désormais le passer par pertes et profits, même si c’est une façon vulgaire, parce que comptable, de le dire. D’où les autoportraits, d’où leur répétition (encore aujourd’hui) et le marquage spatio-temporel précisé dans les légendes des photos exposées ou publiées. […] Là où nous nous prenions au déclencheur à retardement, nous étions. De même, là où je prenais une photo, j’étais. […] Il fallait que ce soit dit et montré. J’ai même tenu à insister sur ces fractions de temps dans lesquelles nous nous tenions : ainsi, dans certains des autoportraits, je m’arrangeais pour que la prise me surprenne en train d‘aller prendre position à côté de Françoise –qui, elle, était toujours fixe et centrée dans l’image– ou en train de revenir vers l’appareil photo, comme si je ne maîtrisais plus qu’en partie la prise photographique, histoire qu’on comprenne bien que l’image, dans certains cas, pouvait être vue comme un piège temporel, dans lequel je m’exhibais comme prisonnier, dans lequel je me débattais[18]. »


L’image photographique vient donc fournir la preuve de l’existence, référencée, située par la légende des images, face à l’écoulement temporel contre lequel Roche se débat. Le déclencheur à retardement offre ici une métaphore de cette conscience face à la mort, dont il pré-voit l’approche inéluctable.




Denis Roche©, « 8 avril 1982. Marrakech. Jardins Majorelle. » Courtesy Galerie Le Réverbère, Lyon



Si cette conception se rapporte à l’ensemble de l’œuvre de Denis Roche, il est un corpus d’images qui renvoie plus précisément encore à l’évocation de la mort, tout en faisant la synthèse des paramètres ontologiques de la photographie que nous avons détaillés, relativement à l’autobiographie et l’instantanéité : ce sont les clichés présentant un appareil photo. Outre le fait qu’il désigne l’artifice de la représentation photographique, ce second appareil, introduit dans l’image, constitue pour Roche une sorte de masque tranquille, muet, qu’il oppose à la mort. « Du coup, c’est comme si la photo tout entière était un leurre en même temps qu’un ex-voto : un leurre pour déranger la mort, un ex-voto en guise de salut au temps qui passe[19]. »


L’indicible de la photographie réside donc, comme l’attestent inlassablement l’œuvre photographique et critique de Denis Roche, dans le fait qu’elle se trouve intimement liée au temps et à la mort. Ces notions fondatrices de la condition humaine paraissent cependant abstraites, échapper à la mise en mot. Ainsi Saint Augustin observait : « Qu’est-ce donc que le temps? Si personne ne me le demande, je le sais; mais si on me le demande et que je veuille l’expliquer, je ne le sais plus. Pourtant, je le déclare hardiment, je sais que si rien ne passait, il n’y aurait pas de temps passé; que si rien n’arrivait, il n’y aurait pas de temps à venir, que si rien n’était, il n’y aurait pas de temps présent[20]. » Cette difficulté à dire le temps serait donc ce que la photographie tente, si pas de résoudre, du moins d’accompagner, de relayer à travers ses caractéristiques propres. L’arrêt du flux temporel par l’acte de prise de vue et l’irréversibilité de cet acte[21], l’évocation par toute image photographique de ce qui n’est plus —ou du moins de ce qui n’est plus tel que ce qu’il fut au moment de la prise—, associent toute photographie à l’idée de mort. Ce que Roland Barthes reconnaissait en écrivant :


Si on veut vraiment parler de la photographie à un niveau sérieux, il faut la mettre en rapport avec la mort. C’est vrai que la photo est un témoin, mais un témoin de ce qui n’est plus. Même si le sujet est toujours vivant, c’est un moment du sujet qui a été photographié et ce moment n’est plus. Et ça, c’est un traumatisme énorme pour l’humanité et un traumatisme renouvelé. Chaque acte de lecture d’une photo, et il y en a des milliards dans une journée du monde, chaque acte de capture et de lecture d’une photo est implicitement, d’une façon refoulée, un contact avec ce qui n’est plus, c’est-à-dire avec la mort. Je crois que c’est comme ça qu’il faudrait aborder l’énigme de la photo, c’est du moins comme ça que je vis la photographie : comme une énigme fascinante et funèbre[22]. »


La conception de la photographie de Roland Barthes nous paraît trouver dans l’œuvre photographique et critique de Denis Roche une parfaite correspondance. Mais cette essence traumatisante de la photographie définie par Barthes, qui l’impose comme un art du silence, de l’indicible, Denis Roche l’envisage non seulement comme le propre, mais aussi et peut-être surtout la chance de la photographie. Nous conclurons donc sur cette acceptation positive du silence photographique par l’auteur :


« Vous êtes-vous jamais demandé pourquoi les photos ainsi montrées étaient si silencieuses ? On ne peut pas dire que les tableaux soient silencieux. Non. Mais du jour où vous prenez conscience du silence des photos, vous ne pouvez plus vous débarrasser de l’idée qu’elles en sont marquées d’une façon indélébile. Je m’étais mis en tête, à une époque, d’écrire un texte à ce propos. Mais comment raconter le silence ? Il était plus facile de parler de la montée des circonstances. Au fond il est peut-être bon que les photos soient muettes et qu’elles le restent. Et puis, n’exagérons rien : la plupart de mes photos, exposées ou publiées, sont restées muettes, vierges de tout commentaire, de toute montée, en un mot : silencieuses. Heureusement[23]. »


 


Danielle Leenaerts


Notes




  1. Nous nous permettons d’accoler ces deux termes pour évoquer ce lien essentiel qu’entretient la photographie au temps, bien que cette expression ait été préalablement forgée par le philosophe Gilles Deleuze, dans son travail d’analyse du cinéma moderne. Voir : DELEUZE G., Cinéma 2. L’image-temps, Paris, Minuit, coll. « Critique », 1985. []
  2. Cette approche comparative a fait l’objet d’un colloque organisé par l’École Nationale Supérieure de Lyon, dont les actes ont été publiés. Voir : MAGNO (Luigi) (sous la dir. de), GLEIZE (Jean-Marie) (préface), Denis Roche : l’un écrit, l’autre photographie, LYON, ENS Éditions, 2007. []
  3. ROCHE D., La Disparition des lucioles. Réflexions sur l’acte photographique, Paris, L’Étoile, 1982, p. 8. []
  4. ROCHE D., op. cit., p.73. []
  5. ROCHE D., « Conversations avec la lumière », L’œuvre photographique. Colloque de la Sorbonne, Paris, ACCP/Les Cahiers de la Photographie n°15, 1985, p.138. []
  6. ROCHE D., La Disparition des lucioles. Réflexions sur l’acte photographique(…), p.73. []
  7. ROCHE D., op. cit., p.70. []
  8. ROCHE D., op.cit., p.  20. []
  9. DUBOIS P., « Le caillou et le précipice », ARROUYE J., DAMISCH H., DUBOIS P. (e.a.), Denis Roche, Paris, ACCP/Les Cahiers de la Photographie, 1989, p.80. []
  10. DUBOIS P., op. cit., p.80-81. []
  11. DUBOIS P., op. cit., p.77. []
  12. Un ensemble d’entre elles a donné lieu à la publication suivante : ROCHE D., Photolalies. Doubles, doublets et redoublés, Argraph 1988. []
  13. Cité dans : MAGNO L. (dir.), GLEIZE J.-M (préface), Denis Roche : l’un écrit, l’autre photographie, LYON, ENS Editions, 2007, p.56. []
  14. « Denis Roche/Gilles Mora : entretien », ARROUYE J., DAMISCH H., DUBOIS P. (e.a.), Denis Roche, Paris, ACCP/Les Cahiers de la Photographie, 1989, p.102. []
  15. ROCHE D., op. cit., p.108. []
  16. CHEVRIER J.-F., Proust et la photographie, Paris, l’Étoile, coll. « Écrits sur l’image », 1982, p.86 ; 90. []
  17. MORA G., ROCHE D., Mora, La photographie est interminable, Paris, Seuil, coll. « Fiction & Cie », 2007, p.18. []
  18. MORA G., ROCHE D., op. cit., p.15-16. []
  19. MORA G., ROCHE D., op. cit., p.20. []
  20. SAINT-AUGUSTIN, TRABUCCO J. (traduction, préface et notes), Les Confessions, Paris, Garnier/Flammarion, 1964, p.264. []
  21. François Soulages associe à l’irréversibilité le caractère inachevable du travail sur le négatif argentique : « La photographicité est donc cette articulation étonnante de l’irréversible et de l’inachevable. Elle est articulation d’une part de l’irréversible obtention généralisée du négatif —constitué d’abord par l’acte photographique, à savoir par cette confrontation d’un sujet photographiant à quelque chose à photographier grâce à la médiation du matériel photographique ou, en d’autres termes, de façon plus générale, par les conditions de possibilité de la production du film exposé et la réalisation de cette exposition, et ensuite par l’obtention restreinte du négatif, à savoir ces cinq autres opérations qui le produisent (révélation, arrêt, fixation, lavage et séchage) —et d’autre part de l’inachevable travail du négatif— à partir du même négatif de départ, on peut obtenir un nombre infini de photos totalement différentes en intervenant de façon particulière lors des six opérations produisant la photo (exposition, révélation, arrêt, fixation, lavage et séchage). » []
  22. BARTHES R., « Sur la photographie (interview) », Roland Barthes et la photo : le pire des signes, Les Cahiers de la photographie, n° 25, 4ème trimestre 1990, p.76-77. []
  23. MORA G., ROCHE D., op. cit., p.73-75. []