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BELTAÏEF, Emna, « Paris Tendresse, Brassaï, Modiano : de la photographie à l’écriture »


Actes du colloque « Photolittérature, littératie visuelle et nouvelles textualités », sous la dir. de  P. Edwards ; V. Lavoie ; J-P. Montier ; NYU, Paris, 26 & 27 octobre 2012.


Les images pour des questions de droits sont disponibles sous forme d’hyperliens.


Résumé : Paris-Tendresse est un album de photographies de Brassaï accompagnées d’un texte de Patrick Modiano, paru en 1990 aux éditions Hoëbeke. Brassaï et Modiano ne sont pas contemporains pourtant les images de Brassaï inspirent l’écrivain qui semble aller jusqu’à s’approprier les photographies, superposant aux années trente et quarante, des souvenirs du roman familial. Au Paris de Brassaï fait écho le Paris intérieur de Modiano, Paris paternel de l’Occupation et de la Collaboration, Paris de l’enfance, Paris nocturne que le photographe a su illuminé, par un jeu de clair-obscur que l’écriture modianienne a fait sienne.


mots-clés : Occupation, Collaboration, enfance, Paris, clair-obscur


Pour citer cet article : BELTAÏEF, Emna, « Paris Tendresse, Brassaï, Modiano : de la photographie à l’écriture », actes du colloque « Photolittérature, littératie visuelle et nouvelles textualités », sous la dir. de P. Edwards ; V. Lavoie ; J-P. Montier ; NYU, Paris, 26 & 27 octobre 2012, publié sur Phlit le 20/03/2013. url : http://phlit.org/press/?p=1434




Paris Tendresse, Brassaï, Modiano : de la photographie à l’écriture


La photographie est l’un des supports fictionnels majeurs de l’œuvre romanesque de Patrick Modiano. Ainsi, pour ne donner que ces exemples, dans Les Boulevards de ceinture[1], le narrateur se met en quête de son père, muni d’une vieille photographie. Dans Chien de printemps[2], la mémoire du narrateur est enclenchée à la vue d’une ancienne photographie prise par un photographe nommé Jansen. Quant à l’enquête menée par l’écrivain dans Dora Bruder[3], elle repose sur la description d’un portrait de famille sur lequel figure la jeune fille et datant d’avant la guerre et la déportation. La photographie apparaît donc comme l’un des matériaux, à l’instar des numéros de téléphone, des adresses ou des noms propres, permettant aux narrateurs modianiens de retrouver la trace d’êtres disparus, que ces êtres appartiennent à la mémoire collective comme Dora Bruder, ou au passé de narrateurs mi-fictionnels, mi-autobiographiques, et ce dans la mesure où les réminiscences suscitées par le spectacle des photographies sont le plus souvent issues du vécu de l’écrivain, référant au passé obscur du père sous l’Occupation et au roman familial. Mais qu’en est-il dans Paris Tendresse[4], album contenant des photographies de Brassaï mises en texte par Patrick Modiano ?


À ce sujet, Roger-Yves Roche écrit : « […] Patrick Modiano s’est […] bien gardé de décrire la petite centaine de photographies qu’il avait devant les yeux. Il leur a même tourné résolument tourné le dos […] »[5]. C’est pourquoi il nomme la séquence consacrée à Paris Tendresse : « Autour des photographies de Brassaï »[6]. Pourtant, nous pensons, bien au contraire, que loin de servir de « pré-texte », les photographies de Brassaï ont inspiré l’écriture modianienne. Aussi, essaierons-nous de montrer que le texte modianien s’écrit « avec » les photographies de Brassaï et non « autour », et plus encore que l’écrivain-spectateur qu’est Modiano apparaît comme le disciple du photographe.


 


De la photographie historique à la fiction


L’incipit évoque la photographie montrant Le lion de Belfort prise par Brassaï le 25 août 1944, jour de la Libération de Paris, Place Denfert-Rochereau[7]. La célèbre photographie de Prévert est associée, toujours dans l’incipit, au poème Barbara que l’écrivain cite pour dénoncer l’horreur de la guerre[8].


Enfin, il est fait allusion au bal du Tabarin[9], cabaret des années trente figurant sur une autre photographie, lieu qui, sous l’Occupation, symbolisa la collaboration des milieux artistiques. Document historique, la photographie éveille l’intérêt d’un écrivain dont la mère, Louisa Colpeyn, comédienne flamande débarquée à Paris en 1940, après l’invasion de la Belgique, a fréquenté le Paris artiste de la Collaboration.


Au bal Tabarin se produisait, apprend-on, une certaine Lydia Rogers[10], patronyme que les lecteurs familiers de l’œuvre modianienne connaissent puisque Lydia Rogers, alias André K., est l’une des figures féminines du récit d’enfance Remise de peine. Son adresse, 23 rue de Raynouard, devient dans le roman Rue des boutiques obscures, celle de Jean Howard de Luz et Mabel Donahue, de leurs vrais noms Guy de Voisin et Lydia Rogers, couple au passé trouble par son appartenance à la Milice[11]. Lydia Rogers est donc l’un des fantômes qui hante une écriture fictionnelle obnubilée par l’histoire obscure de la France durant la Deuxième Guerre Mondiale. Une autre photographie de Brassaï condense à elle seule tout ce que l’époque avait de trouble et d’obscur : celle d’une affiche publicitaire avec en gros plan le visage de Marlène Dietrich[12], souriante, les yeux haut levés, mais une larme coulant de son œil gauche… Parfaitement ambivalente, Marlène est la blonde aryenne qui symbolisait les nazis détestés, mais aussi la femme qui, après avoir émigré aux USA, avec son compagnon Jean Gabin, eut le courage en pleine Guerre de dire qu’il ne fallait pas confondre les nazis avec le peuple allemand, ni prendre Lili Marleen pour leur chant guerrier quand c’était d’abord une chanson d’amour… Au pied de l’affiche, un ouvrier debout et de dos tient son vélo ; les deux sont légèrement bancals. Tout est admirablement résumé du regard des Français sur leur passé encore à vif : les pleurs aussi bien que l’espérance sur l’affiche, au pied de laquelle ni ce Français moyen ni son vélo ne sont très droits.


Aussi le Paris historique de Brassaï inspire-t-il à Patrick Modiano l’écriture d’un texte où se multiplient des noms propres d’artistes et des faits divers étranges, affaires criminelles irrésolues qui ont défrayé la chronique dans les années trente et sous l’Occupation[13]. Certains de ces noms propres reviennent dans les fictions modianiennes, tel celui du comédien Raymond Aimos[14]. D’autres comme ceux inspirés par la photographie de l’accordéoniste et de la chanteuse[15], donnent lieu dans Paris Tendresse à l’écriture d’une nouvelle ayant pour titre « La Java de minuit »[16].


De fait, tout se passe, dans cette nouvelle, comme si Patrick Modiano donnait une identité à des portraits d’artistes inconnus, comme si regarder les photographies signifiait mener une enquête, identifier les visages du passé. D’où ces fréquents « j’ai connu » ou « j’ai reconnu »[17] employés par un écrivain qui s’approprie en quelque sorte l’image regardée. Transgressant les frontières temporelles, voyageant dans le temps, il personnalise au fond des photographies anonymes. De même, les photographies « engagées » de Brassaï représentant le Front populaire[18], la misère du peuple parisien[19] (par opposition aux riches bourgeois immortalisés dans leurs habits d’époque[20] à Longchamp), inspirent un commentaire réaliste de l’écrivain. Mais au réel historique, Patrick Modiano juxtapose le récit de faits divers, rapportant une escroquerie commise à l’hippodrome de Longchamp[21], un crime passionnel[22] ainsi qu’une liste de lettres envoyées par des postes privées[23]. Mais, si le fait divers renforce le réalisme photographique, les lettres soi-disant trouvées et reproduites par l’auteur semblent confondre réel et fiction. Ainsi, les prénoms des deux escrocs échangeant un courrier en 1935 sont Jean et Roger[24]. Or, il s’agit des prénoms des deux figures masculines qui occupent la maison de la rue du Docteur-Dordaine dans Remise de peine : Roger Vincent et Jean D. Quant à l’adresse qui figure sur la lettre du détective chargé de suivre le mari d’une certaine Germaine, il s’agit du « 1 rue Lord Byron »[25], adresse du bureau paternel dans les années cinquante. Apposer des noms propres et des adresses confère certes un certificat d’authenticité aux photographies de passants anonymes prises par Brassaï, mais dans cette partie du texte évoquant les escrocs parisiens, l’écriture établit un lien entre les faits rapportés et le passé paternel. Au Paris des années trente de Brassaï, au Paris romanesque de l’écrivain, il faut donc superposer le Paris intime de Patrick Modiano.


 


De la photographie à l’écriture autobiographique


La photographie de Brassaï intitulée Le chaland qui passe[26] engendre le commentaire textuel suivant : « Nous avons échoué à l’aube sur les berges de la Seine. Une péniche passe, avec un enfant à la rambarde. »[27].


Il se produit comme une appropriation de l’image obtenue par l’emploi du pronom « nous » et du temps du présent qui actualise un cliché datant de 1930. L’écrivain s’identifie à l’enfant photographié un demi-siècle auparavant. C’est cette photographie d’ailleurs qui éveille les réminiscences modianiennes dans Paris Tendresse , avec des souvenirs auditifs liés à la voix maternelle évoquant le sentiment de perdition ressenti à son arrivée dans la capitale[28], avec des souvenirs visuels et olfactifs aussi associés « aux berges de la Seine »[29], à proximité du passage du Quai Conti photographié par Brassaï[30], là où les Modiano vécurent, là où les deux frères avaient l’habitude de jouer : « J’ai connu le passage du Quai Conti, ses deux arches, ses murs noirs et leur odeur d’humidité et d’urine »[31]. Souvenirs olfactifs encore, lorsque la vue de la photographie Chaussures à vendre[32] fait naître le souvenir, remarque l’écrivain, « d’une odeur de cuir et d’essence qui m’évoque les garages d’autrefois »[33], garages où les deux frères accompagnent dans Remise de peine les personnes auxquelles leurs parents les confient[34], sortes de cambrioleurs au grand cœur qui finissent par prendre la fuite en les abandonnant. Mais garages aussi de la périphérie parisienne qui sont toujours dans l’œuvre modianienne à mettre en rapport avec le passé collaborationniste d’un père juif, ami d’un certain Eddy Pagnon, membre de la bande de la rue Lauriston, milice dirigée par Henri Chamberlin dit « Lafont »[35]. Car cet Eddy Pagnon, qui semble être intervenu pour libérer le père juif arrêté au cours d’une rafle en 1942, possédait un garage. Mémoire donc des « odeurs de l’enfance »[36], odeurs parfumées de la petite enfance partagée avec le frère Rudy, ou odeurs nauséabondes quand il se remémore le passé paternel. Mais plus que tout, mémoire de la solitude qui fut la sienne après le décès du petit frère, quand il regarde la photographie d’un garçon solitaire de douze ans dessinant des graffitis sur les murs[37] : « Je l’observe »[38], écrit-il comme pour insister sur la ressemblance entre ce garçon et l’enfant qu’il fut. 12 ans, l’âge fatidique de la solitude puisqu’en 1957, Patrick Modiano, né en 1945, perd son frère Rudy.


L’on comprend mieux dès lors l’emploi du pronom pluriel « nous » incluant, comme dans le récit d’enfance Remise de peine, le narrateur et son frère. Tout comme l’on comprend mieux l’attrait exercé sur l’écrivain spectateur par les photographies représentant des enfants, en particulier quand il écrit : « Et les enfants qui regardent à travers les fentes de la palissade, c’était nous. Leurs vêtements et leur coupe de cheveux sont-ils si différents de ceux des enfants du début des années cinquante ? »[39]. Si parfois, le pronom « nous » suggère une complicité entre les autres spectateurs et l’écrivain, il semble néanmoins renvoyer le plus souvent à la figure fraternelle précocement disparue. Les photographies de Brassaï acquièrent donc une dimension mélancolique accentuée dans le dénouement par le commentaire portant sur la photographie Le Chien de Charonne[40], chien sans nom, sans pedigree, à l’image d’un écrivain qui intitule ironiquement son récit autobiographique paru en 2004, Un pedigree[41], afin de rompre avec l’héritage familial et des parents absents et mal-aimants.


Aux photographies du Paris des années trente de Brassaï fait donc pendant une écriture mélancolique qui substitue aux visages anonymes pris en photo des visages connus, visages de l’enfance, visages des parents même quand Patrick Modiano croit reconnaître dans la célèbre photographie de Brassaï, Le couple d’amoureux dans un petit café parisien[42] , faisant fi de la datation (1932), le visage paternel[43].


Aussi la photographie semble-t-elle, dans le texte modianien, investie de la fonction essentielle de témoigner de l’existence des êtres disparus, d’attester que « ça a été »[44], « grâce aux images qu’un photographe nous a transmises »[45]. Mais ne s’agit-il pas là de la fonction attribuée par l’écrivain à une écriture chargée de « garder une trace » des êtres disparus? Une analogie se fait jour, établissant une sorte d’équivalence entre l’art photographique de Brassaï et le geste scripturaire de Patrick Modiano. Un peu comme si, à l’instar du narrateur-disciple de Chien de printemps apprenant son métier d’écrivain au contact du photographe Jansen, l’écrivain avait voulu imiter le photographe.


 


L’écriture photographique


Dans l’incipit du texte, Patrick Modiano évoque sa brève rencontre avec Brassaï. Il y souligne l’art de se rendre invisible du photographe : « […] il m’a parlé de la manière dont il prenait ses photos, la nuit, à Paris, dans les années trente. Il lui arrivait de cacher, tant bien que mal, tout son matériel quand il photographiait les mauvais garçons. »[46]. Au-delà du choix commun de décrire par l’image et par les mots la capitale nocturne, cette remarque rappelle la définition que Jansen donne du photographe dans Chien de printemps : il est avant tout celui qui doit « se fondre dans le décor et devenir invisible pour mieux capter la lumière naturelle »[47]. Cette lumière naturelle est celle qui caractérise la description des lieux modianiens, lieux de l’ombre dans lesquels les personnages trouvent refuge quand ils essaient de fuir le passé, à l’instar de Louki entrant au Café Condé (Dans le café de la jeunesse perdue[48]), ou lieux à la fois mélancoliques et apaisants comme la chambre de l’enfance du 15 Quai Conti dans Livret de famille, qui « baignait dans cette lumière de soleil couchant qui faisait, sur le mur du fond, de petits rectangles dorés, les mêmes qu’il y a vingt ans »[49]. Ou encore comme ce banc situé à l’ombre des marronniers sur lequel s’assoit le narrateur de Chien de printemps après la disparition de Jansen[50]. En revanche, quand elle se fait aveuglante, la lumière dit l’absence, tout comme, dans le roman, sur le « cliché 140 » montrant un immeuble désaffecté situé en périphérie, lieu où habitait un ami de Jansen déporté durant la guerre[51]. Ce jeu de lumière qui singularise l’écriture de Patrick Modiano, semble donc trouver son origine dans l’art photographique, et plus précisément dans celui de Brassaï, un « poète », écrit-il, qui « transmettait très loin dans le temps [les] visages et les lumières noires et blanches de Paris »[52]. Les clairs-obscurs de Patrick Modiano, comme ceux de Brassaï, semblent au fond avoir pour finalité de suggérer le passage inéluctable d’un temps que l’on tente de figer par les mots ou la photographie[53]. D’où le paradoxe contenu dans le choix des deux photographies qui ouvrent l’album : d’un côté, la photographie panoramique d’un Paris nocturne éternel vu des tours de Notre-Dame[54], d’une ville figée sur laquelle veille une chimère qui n’est pas sans rappeler le Quasimodo hugolien, ville sur laquelle le temps n’a pas de prise, immortalisée aussi bien par la littérature que par la photographie. De l’autre côté, la photographie d’un vieil horloger dans sa boutique[55], réparant une montre, sous le regard d’un enfant, de l’enfant peut-être qu’il fut[56]. Allégorie de la fuite inexorable du temps, cette deuxième photographie semble l’œuvre d’un photographe-poète qui parvient, grâce à une image silencieuse, à dire la mélancolie.


Dans Chien de printemps, Jansen lance d’ailleurs un défi au narrateur qui lui confie son désir de devenir écrivain : « réussir à créer le silence avec des mots »[57]. Dire le silence, dire la perte, témoigner à la fois du passé et de sa disparition par le jeu d’ombre et de lumière, ce sont là, nous semble-t-il, les deux caractéristiques essentielles de l’écriture photographique de Patrick Modiano, du moins dans Paris Tendresse :


Le halo des réverbères projette l’ombre des arbres sur le mur de la prison de la santé. L’éclairage des fenêtres aux façades des hôtels et celui des vitres du métro. Les colonnes Morris où l’on distingue des affiches de Mistinguette, et les vespasiennes sont comme de grandes lanternes. Et toutes ces sources de lumière nous font deviner dans l’ombre les piliers du métro aérien, les voies ferrées du pont de l’Europe et les amoureux qui s’embrassent à l’abri d’une porte cochère. La neige tombe sur les roulottes du boulevard Arago. Un banquet de pivoines sur le rebord de la fenêtre. Derrière les échafaudages, le bébé du cirage Éclipse nous sourit. Quatre agents en pèlerine – de ceux qu’on appelait les hirondelles – attendent devant la porte du « Chat qui pelote ». J’espère que Bob et Cricri n’ont pas fait de bêtises.[58]


Dans ce court extrait dominé par le sème du clair-obscur, défilent les images du Paris des années trente de Brassaï, que Patrick Modiano « rend visible »[59] avec une sobre économie verbale, avec l’emploi de phrases minimales ou sans verbes, comme pour saisir les « instants d’éternité » photographiés par Brassaï. L’emploi du présent va dans le sens de cette volonté d’actualiser le passé, de l’éterniser. Tout comme Brassaï enfin, Patrick Modiano semble se faire poète surréaliste en associant ces scènes hétéroclites du Paris des années trente, en optant pour des poèmes-inventaires à la Prévert[60]. Mais ce passage renvoie le lecteur à l’œuvre de l’écrivain. En effet, la présence énigmatique, dans l’album, de photographies d’affiches placardées sur les murs de la ville (qu’il s’agisse d’affiches cinématographiques, politiques ou publicitaires à moitié-effacées ou déchirées[61]) semble résolue dans Chien de printemps, lorsque le narrateur dit en évoquant l’art photographique de Jansen :


Il m’avait expliqué qu’il lacérait lui-même les affiches dans les rues pour qu’apparaissent celles que les plus récentes avaient recouvertes. Il décollait leurs lambeaux couche par couche et les photographiait au fur et à mesure avec minutie, jusqu’aux derniers fragments de papier qui subsistaient sur la planche ou sur la pierre.[62]


Exprimant l’impossibilité de restituer le passé si ce n’est sous la forme de « lambeaux », de « fragments », Modiano semble prolonger le geste photographique de Brassaï en mettant en scène des narrateurs en quête du temps perdu, selon une esthétique du dérisoire dans laquelle l’image photographique et l’image verbale semblent échanger leurs pouvoirs, puisque dans Livret de famille, le narrateur dit, dans la chambre de l’appartement familial :


 […] je contemplais le mur nu. Il portait par endroit des lambeaux de toile de Jouy, vestiges des locataires qui avaient précédé mes parents et j’ai pensé que si je grattais ces lambeaux de toile de Jouy, je découvrirais de minuscules parcelles d’un tissu encore plus ancien.[63]


En définitive, Brassaï et Modiano n’ont pas uniquement en commun une tendresse infinie pour la ville de Paris. Les commentaires de l’écrivain révèlent une véritable admiration à l’égard d’un photographe qui semble l’avoir influencé, dès cette brève rencontre entre les deux hommes, si bien que les frontières entre art photographique et geste scripturaire disparaissent pour donner naissance, à une écriture modianienne photographique. Tout se passe comme si une complicité s’installait entre les deux artistes, au-delà du temps et de la mort. Comme si Brassaï avait photographié, avant la naissance de l’écrivain, les lieux modianiens, qu’il s’agisse du passage du Quai Conti de son enfance ou des jardins du Luxembourg[64] où l’écrivain aime à venir s’asseoir. Ou comme si Modiano avait choisi de marcher sur les traces de Brassaï.


 


Emna Beltaïef
Université de Tunis


 


Notes




  1. Modiano, Patrick, Les Boulevards de ceinture, Paris, Gallimard, 1972. []
  2. Id., Chien de printemps, Paris, Seuil, 1993. []
  3. Id., Dora Bruder, Paris, Gallimard, 1997. []
  4. Modiano, Brassaï, Paris Tendresse, Paris, Hoëbecke, 1990. []
  5. Roche, Roger-Yves, Photofictions, Perec, Modiano, Goldschmidt, Barthes, Lille, Presses Universitaires du Septentrion, 2009, p. 123. []
  6. Ibid. []
  7. Paris Tendresse, pp. 12 et 37. []
  8. Ibid., pp. 12 et 86. []
  9. Ibid., pp. 12 et 73. []
  10. Ibid., p. 12. []
  11. Cosnard, Denis, Dans la peau de Patrick Modiano, Paris, Fayard, 2010, p. 83. []
  12. Paris Tendresse, pp. 18 et 22. []
  13. Ibid., pp. 36 et 39. []
  14. Ibid., p. 36. Raymond Aymos apparaît dans Dimanches d’août, Paris, Gallimard, 1986, pp. 162 et 177. []
  15. Ibid., p. 52. []
  16. Ibid., p. 32. []
  17. Ibid., pp. 39, 85, 87. Ailleurs, il écrit : « nous croisions », « Souvenez-vous » (p. 42). []
  18. Ibid., pp. 24 et 25. []
  19. Ibid., pp. 26, 27 et 29. []
  20. Ibid., p. 70. []
  21. Ibid., p. 42. []
  22. Ibid., pp. 32 et 36. []
  23. Ibid., p. 48. []
  24. Ibid., p. 62. []
  25. Ibid. []
  26. Ibid., p. 26. []
  27. Ibid., p. 32. []
  28. Ibid. []
  29. Ibid. []
  30. Ibid., p. 30. []
  31. Ibid., p. 85. []
  32. Ibid., p. 33. []
  33. Ibid., p. 85. []
  34. L’on pense au garage dans lequel se rendent les deux frères dans le récit d’enfance Remise de peine, (pp. 107-108). []
  35. Remise de peine, pp. 116-117. []
  36. Paris Tendresse, p. 87. []
  37. Ibid., p. 77. []
  38. Ibid., p. 87. []
  39. Ibid., p. 85. []
  40. Ibid., pp. 38 et 87. []
  41. Modiano, Patrick, Un pedigree, Paris, Gallimard, 2004. []
  42. Paris Tendresse. Il s’agit de la photographie figurant sur la page de couverture de l’album. []
  43. Ibid., p. 87. []
  44. Barthes, Roland, La chambre claire, Paris, Seuil, 2009, p. 120. []
  45. Paris Tendresse, p. 85. []
  46. Paris Tendresse, p. 12. Cette conception du métier de photographe est celle, selon André Rouillé, du « photographe-reporter » qui doit « être discret, se fondre dans le monde et les choses, passer inaperçu, et furtivement « prendre sur le vif » des « images à la sauvette » » (Henri Cartier-Bresson cité par Rouillé, André, La Photographie, Paris, Gallimard, 2005, p. 165). []
  47. Modiano, Patrick, Chien de printemps, p. 113. []
  48. Id., Dans le café de la jeunesse perdue, Paris, Gallimard, 2007. []
  49. Id., Livret de famille, p. 166. []
  50. Id., Chien de printemps, p. 115. []
  51. Ibid., p. 110. []
  52. Paris Tendresse, p. 12. []
  53. Le commentaire que fait Patrick Modiano au sujet de la photographie Le chien de Charonne va dans ce sens : l’« image immobile » (Barthes, Roland, op.cit., p. 90), que l’écrivain regarde semble se mettre en mouvement, mue par une sorte de « dynamique » (id., ibid.), qui lui donne « l’impression d’être à bord d’un bateau qui s’éloigne du rivage. » (Paris Tendresse, p. 87). Cette comparaison souligne le rôle du spectateur qui anime la photographie. Mais elle reflète aussi l’impossibilité d’échapper au temps puisque si la photographie témoigne de ce qui a été, elle devient, sous le regard de l’écrivain, la marque rhétorique de ce qui « n’existe plus » : « L’hôtel du Lion d’or et ses persiennes, la place de Grès et ses pavés, le chien noir et blanc disparaîtront au lointain. Leur image se fixera dans ma mémoire. Il y aura la guerre, les années cinquante, soixante, soixante-dix, quatre-vingt… Et le chien immobile, les oreilles dressées, restera à m’attendre dans ce quartier qui n’existe plus. ». []
  54. Paris Tendresse., pp. 10-11. []
  55. Ibid., p. 13. []
  56. Dans La chambre claire, Barthes associe le bruit mécanique de l’appareil photographique à celui des montres : « Pour moi, le bruit du temps n’est pas triste : j’aime les cloches, les montres […] les appareils, au fond, étaient des horloges à voir […] » (op.cit., p. 32). []
  57. Modiano, Patrick, Chien de printemps, p. 21. Dans La chambre claire, Barthes donne une définition analogue de la photographie : « La photographie doit être silencieuse […] » (op.cit., p. 88). []
  58. Paris Tendresse, p. 85. []
  59. Nous empruntons cette expression à Paul Klee, cité par Rouillé, André, op.cit., p. 542 : « Rendre visible, et non pas rendre ou reproduire le visible. » []
  60. Autres passages dans le texte modianien en forme de poèmes inventaires : l’on pense à la liste de titre de films d’époque, p. 22, et à celle énumérant des noms propres, p. 39. []
  61. Paris Tendresse, pp. 18, 19, 24, 28, 31 et 35. []
  62. Modiano, Patrick, Chien de printemps, p. 36. []
  63. Modiano, Patrick, Livret de famille, p. 166. []
  64. Paris Tendresse, p. 88. []