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MAUNET-SALLIET, Isabelle, « La défiguration dans les photomontages d’Hannah Höch », Action poétique, n°193, septembre 2008, p. 22-24.


Pour citer cet article :
MAUNET-SALLIET, Isabelle, « La défiguration dans les photomontages d’Hannah Höch », Action poétique, n°193, septembre 2008, p. 22-24, publié sur Phlit le 11/06/2012.
url : http://phlit.org/press/?p=1229


mots-clés : poupée, surréalisme





La défiguration dans les photomontages d’Hannah Höch


Lorsqu’elle arrive à Berlin en 1915 pour reprendre ses études au musée royal d’Arts Appliqués, Hannah Höch est une jeune femme indépendante de 26 ans, bien déterminée à échapper aux conventions bourgeoises, aux normes et aux valeurs établies, aux figures du pouvoir et de l’autorité. C’est en avril 1915 qu’elle rencontre Hausmann avec qui elle débute une liaison amoureuse et artistique intense et houleuse qui durera jusqu’en 1922. Dès 1915, ils prennent contact avec différents groupes artistiques et contribuent à la création, en 1918, du mouvement Dada à Berlin[1], au sein duquel Hannah Höch trouve épanouissement et « liberté illimitée », selon le mot d’ordre de son « Panorama Dada » (1919). H.H. et R.H. mettent au point ensemble, en 1918, leur propre conception du photomontage et du collage dada. Ils le pratiqueront ensuite chacun à leur manière, en partageant la même volonté d’exploiter la discontinuité, la dissonance, l’impureté et le mélange. Dès 1919, H. Höch explore, dans « Dada-Tanz » et « Da Dandy », les nouvelles images de la féminité extraites de la presse et des magazines de l’époque en vue de configurer un nouvel « élan vital ». Les montages d’HH ne sont nullement dictés par la revendication d’une spécificité féminine ou par un acte de rébellion à l’égard du masculin. Ils posent simplement les questions de la situation sociale des femmes et du féminin, tout en critiquant la réification idéalisée de la figure dans l’imagerie médiatique. Dans le photomontage « Coupe au couteau »[2], qui s’orne entre autres éléments d’une carte consignant les pays où s’est imposé le droit de vote des femmes, H. Höch place, au centre, la tête de Kate Kollwitz (première femme nommée à l’École des Beaux-Arts) flottant au-dessus du corps de Niddi Impekoven, dont la danse ouvre à de nouvelles manières (non conformes) d’être au monde, à de nouvelles possibilités de vie. Hannah Höch ne manque pas d’évoquer aussi, sans pathos et avec humour, l’animalité des relations de pouvoir entre homme et femme, ou entre femmes, et de ravaler les fantasmes de puissance au rang de la farce. Elle ridiculise le mariage, en réduisant les protagonistes de son « Couple bourgeois-colère » (1919) à des enfants querelleurs. Dans le même temps, ses poupées dadaïstes démasquent, avec légèreté et ironie, les traits stéréotypés de la féminité. Différents photomontages (« La belle jeune fille » 1920, « Entartet », 1969), ou peintures à l’huile   (« Die Braut », 1924/27) dévoilent le caractère oppressif de ces stéréotypes qui relèguent la femme au rang de machine, de masse chevelue sans visage, de poupée hybride ayant une ampoule ou un visage de nourrisson à la place de la tête, ou n’ayant simplement plus de tête.


 


Au-delà des séries de dénonciations politico-satiriques, ce qui domine dans les montages de HH, c’est la volonté de faire œuvre de défiguration, c’est-à-dire de disloquer abruptement les figures convenues, en multipliant la construction discordante de corps grotesques, difformes, s’opposant à la belle unité harmonieuse de l’image du corps classique. Le corps désarticulé et autrement réarticulé du photomontage est un « corps monstrueux, rapiécé de divers membres (…) n’ayant ordre, suite ni proportion que fortuite »[3]. Ce corps déstructuré et mobile, dont certaines parties prennent des dimensions disproportionnées, est parfois réduit soit à quelques bribes éparses, flottantes (« Liebe », 1926), soit à une tête déformée, dissymétrique, grimaçante, elle-même soumise à des montages aléatoires (« Englische Tänzerin », 1928). De façon générale, dans ses séries de montages à la fois séduisants et inquiétants, HH démonte la modélisation du corps en laissant visible la monstruosité des raccords et la brutalité des jointures. Ce qui saute aux yeux, ce sont les démembrements et remembrements désaccordés, soulignant des incongruités, des incohérences corporelles, intensifiant des forces déformantes, et provoquant, de fait, l’éclatement des normes (esthétiques, corporelles, psychiques) en usage. Des fragments corporels hétérogènes condensent, en une seule et même figure à l’allure de rhapsodie décousue, traits féminins et masculins, traits humains et animaux, premier âge et vieillesse… Ces corps pluriels, incohérents, indéfinis, sont une critique du « corps parfaitement prêt, achevé, rigoureusement délimité, fermé, montré de l’extérieur, non mêlé, individuel et expressif »[4]. Les déformations et hypertrophies (notamment de l’œil, du nez, de l’oreille ou de la bouche) qui attestent d’une « tension purement corporelle », les déplacements et suppressions de membres qui brisent les liaisons anatomiques, font sourdre des corps « jamais prêts ni achevés », « toujours en état de construction, de création » et eux-mêmes construisant « un autre corps »[5]. Le corps n’est plus compris comme le lieu de la sûre découverte de l’identité, mais comme une construction modifiable, précaire, toujours susceptible de se remodeler, de se multiplier. C’est le cas, notamment, pour les figures photographiques de la série « Aus einen etnographischem Museum » (1925-1929), au sein de laquelle HH re-énonce, dans un nouveau contexte, des pans de sculptures et de masques  africains, océaniens, asiatiques ou d’Amérique latine, en les juxtaposant à des morceaux de portraits de dadaïstes (cf « JB und sein Engel »), de comédiens, de sportifs ou encore d’hommes politiques célèbres. Elle réactualise ainsi, en articulant des mondes symboliques et des temps différents, la force disjonctive et la puissance de distorsion de ces images « primitives ». La figure reconstituée est visiblement composite, hybride, équivoque, privée de toute illusion mythologique d’unité[6], de toute harmonie, de  toute cohésion naturelle et de toute décidabilité. Les assemblages de fragments volontairement mal ajustés attestent de tensions à la fois corporelle et interne, de conflits irrésolus entre l’autrefois et le maintenant, l’impersonnel et le personnel, la vie et la mort, la force et la faiblesse, l’infini et le fini, le tout et la partie, l’envol et la chute, de « zones d’indécidabilité »[7] entre le masculin et le féminin, l’enfance et la vieillesse, l’organique et le mécanique, le vivant et l’inanimé, l’humain, l’animal et le végétal, qui se mêlent dans un jeu de perpétuelle métamorphose. À travers la construction de ces corps grotesques, HH tente de saisir ce qui ne cesse de se transformer. Les fragments de corps sont exposés comme étant simultanément et indissociablement en train de se défaire, de se désagréger, et en train de s’associer, de se former, dans un mouvement infini qui est celui des métamorphoses. Rien d’étonnant donc à ce que dans divers collages et tableaux, HH multiplie, à partir des années 20 et jusqu’à la fin des années 60, les motifs floraux et végétaux et, plus largement, les références à la puissance générative jubilatoire et inquiétante de la natura naturans, aux métamorphoses incessantes, à la pluralité de formes instables, au perpétuel renouvellement, que cette « nature » suscite.


 


Dans un entretien réalisé en 1977, un an avant sa mort, HH déclare à propos des techniques du photomontage et du collage auxquelles elle « est restée fidèle » toute sa vie : « Jusqu’à ce jour, j’ai tenté d’exprimer, avec ces techniques, mes pensées, mes critiques, mes sarcasmes, mais aussi le malheur et la beauté ». Placés sous le double signe du rire et de la mort, de la légèreté du jeu et de la gravité de l’expérience intérieure, les montages satiriques, frondeurs et railleurs d’Hannah Höch évoquent, avec énergie, l’anatomique tragédie, le drame de la figure humaine entre ressemblance et dissemblance, sa « beauté suppliciante »[8] ou, à tout le moins, dissonante. Ses montages, teintés de sarcasme et de dérision, sont donc emblématiques, hors de tout cadre métaphysique et de tout horizon théologique, de notre condition humaine. D’une condition fondée à la fois sur le tragique et le comique, sur les difformités mortifères ou les mutilations (celles notamment faites au corps pendant la guerre) et sur les forces énergétiques ou les puissances de vie ; sur le malheur, l’horreur, la douleur, le cri, mais aussi sur la beauté et la fascination du spectacle de la vie, qui nous traversent et nous font danser. Ces montages, qui projettent des figures à la fois grimaçantes (clownesques) et grinçantes (monstrueuses) faites de « rassemblages » de bribes suspendues en équilibre instable, sont à l’image de la déliaison de l’homme et du monde modernes, morcelés, éclatés, ruinés, démembrés, précaires, non fixés. Lorsque Siegfried Kracauer parle en 1926 dans la Frankfurter Zeitung du personnage clivé de Chaplin qui « se défait en ses propres morceaux », il dit qu’il est une cavité « où tout tombe », mais d’où, en même temps, « rayonne le purement humain, délié », car, ajoute-t-il, « c’est toujours délié que ce purement humain est insufflé dans l’organisme, seulement par morceaux »[9]. Partant, les photomontages d’HH sont aussi des allégories modernes (au sens où elles bloquent toute rédemption, toute possibilité d’élévation pour l’homme et pour le monde) d’un sujet composite, défait, délié, pluralisé, pulvérisé par excès de multiplication et de greffes, d’un sujet intimement et monstrueusement autre, d’un sujet ouvert, infixable, en lutte constante, dé-centré. D’où l’insistance dans les photomontages de mouvements tourbillonnaires, de figures instables de danseuses et de danseurs, de rotations centripètes et centrifuges, d’ellipses hélicoïdales, de mouvements de renversement, de déformation, de défiguration-refiguration donnant vie à des corps polymorphes.


Déclarant dans sa Philosophie de la danse que la forme produite par le corps du danseur n’est que « moments, éclairs, fragments », Paul Valéry précise que la danse, en tant que « poésie générale de l’action », est une puissance à faire de chaque pas une « interrogation » sur l’être. On peut se demander si la fragmentation des montages d’HH, en tant que poésie générale de la déliaison ouvrant sur de nouvelles liaisons et articulations, n’est pas également une puissance à faire de chaque figure une interrogation sur son être (et sur les formes précaires, provisoires, fragiles de tout sujet), un questionnement incessant sur son espace subjectif (cf le dernier grand collage « Lebensbild » de 1972), sur sa propre discordance (ou discorps/dance), sur la constitution d’une « nouvelle et palpitante anatomie furtive »[10], c’est-à-dire d’une anatomie se dérobant toujours, sur la multiplicité et la mobilité des « marques sexuelles non identifiées » dont la « chorégraphie »[11] traverse, divise, déborde et  multiplie le corps de tout individu.


 


À la révolte contre les conformismes familiaux, sociaux et artistiques se mêle donc une révolte proprement intime exprimant le désir d’une nécessaire  métamorphose, d’une infinie recréation qui est tension permanente vers une re-naissance infinie (c’est en ce sens qu’il faut entendre son « liberté illimitée pour HH ») à l’œuvre même dans les forces vives de dispersion et de dissolution des photomontages


Isabelle Maunet-Salliet
membre de l’équipe de recherche sur
la création poétique de l’ENS de Lyon


 


Notes




  1. I. Maunet-Salliet, Raoul Hausmann l’optophonétiste, essai précédant une anthologie poétique, Al Dante, 2007. []
  2. Dans ce remarquable photomontage « Coupe au couteau de cuisine à travers la dernière époque culturelle du ventre à bière allemand », HH passe en revue les événements majeurs de la vie politique et culturelle pendant et après la première guerre mondiale. Dans une atmosphère dansante et carnavalesque se mêlent engrenages, automobiles, potentats du Reich, hommes de l’Empire, généraux, défilés de chômeurs, slogans dadaïstes, personnages du monde des sciences et des arts, protagonistes du club dada dont les têtes sont ironiquement montés sur des corps de danseuse, de nourrisson ou encore de minuscule robot. []
  3. Montaigne, Essais, Livre I, chapitre 28. []
  4. M. Bakhtine, L’œuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen Âge et sous la renaissance, Gallimard, 1970, chapitre 5 « L’image grotesque du corps chez Rabelais et ses sources », p. 318. []
  5. M. Bakhtine, Ibid., p. 315. []
  6. Horace dans L’Art poétique parle de la fantaisie ou de la fatrasie des grotesques en ces termes : « Croyez-moi, un tel tableau donnera tout à fait l’image d’un livre dans lequel seraient représentées, semblables à des rêves de malades, des figures sans réalité, où les pieds ne s’accorderaient pas avec la tête, où il n’y aurait pas d’unité ». Ce qu’Horace condamne, c’est ce qui caractérise précisément l’esthétique grotesque : refuser toute règle, se situer radicalement en deçà de toute unité ou, à tout le moins, n’exposer qu’une unité disjointe, contrevenir avec une totale insouciance à la mimesis, transgresser avec raillerie le précepte aristotélicien de la vraisemblance, en bref menacer, par une imagination débridée et un « comique absolu » (mot de Baudelaire qualifiant l’esthétique grotesque), le respect dû à la norme, à l’ordre des raisons et à la distinction des genres (humain, animal, végétal). []
  7. G. Deleuze, Francis Bacon, Logique de la sensation, ed de La Différence, 1981. Réédition Le Seuil, 2001. []
  8. Formule de G. Bataille qui écrit par ailleurs dans L’Expérience intérieure : « L’art est moins l’harmonie que le passage (ou le retour) de l’harmonie à la dissonance ». []
  9. Siegfried Kracauer, Le Voyage et la Danse. Figures de villes et vue de films, textes choisis et présentés par P. Despoix, trad. S. Cornille, Presses Universitaires de Vincennes, Saint-Denis, 1996, p. 41. []
  10. A. Artaud, Aliéné l’acteur, 1947. Sur cette question, je renvoie à l’essai d’E. Grossman, Artaud « l’aliéné authentique », ed Farrago, 2003. []
  11. J. Derrida, Points de suspensions, Galilée, 1992. []