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Œuvres photolittéraires et couples créateurs – 2021 - Numéro 3


1 + 1 = 3, ou comment naît l’œuvre collaborative


 


L’idée de « couple créateur », d’entité formée de deux subjectivités, est au cœur d’une manière différente d’envisager la création ; elle consiste à s’intéresser au processus créatif dans lequel s’engagent deux artistes cosignant une œuvre. Lieu de rencontre, l’œuvre devient le point de fuite puis point d’aboutissement, autrement dit une tierce entité engendrée par le croisement des compétences, des moyens d’expression (l’écriture, la peinture, la photographie, entre autres), des désirs créatifs mis au service d’un projet à proprement parler « conjoint ». Il en résulte une œuvre en partageavec tout ce que cette notion implique comme éléments qui réunissent et qui séparent. Le partage de l’œuvre est à penser en termes de géométrie variable, selon l’époque, l’idéal de création en vigueur et les créateurs impliqués dans un travail collaboratif.


Sans doute, des arts requérant une sorte de « mise en œuvre de l’œuvre » sont-ils bien davantage familiers de ce type de partage ou de création collective que ne l’est la littérature : les phases d’interprétation, d’exécution, de répétitions sont inhérentes au théâtre ou à la musique, de sorte que l’on parlera du Dom Juan d’Antoine Vitez en oubliant presque que la pièce est de Molière – le metteur en scène est devenu une sorte de second auteur –, et que, souvent, les membres de grands quatuors classiques – un genre requérant une forte symbiose entre les exécutants – sont issus d’une même famille. A contrario, avant même d’évoquer les artistes qui le pratiquent et le construisent, remarquons que le couple entre photographie et littérature, loin de reposer sur une connivence innée ni une attirance mutuelle, est historiquement contre-intuitif. Si l’on considère que la publication, en 1844, de The Pencil of Nature, par Henry Fox Talbot, acte sa première rencontre[1], il faut bien convenir que les deux futurs « conjoints » s’y regardaient en chien de faïence, les calotypes étant référés tantôt à l’herbier du botaniste, tantôt à la peinture hollandaise – sans qu’on y croie vraiment –, tandis que le texte oscillait entre le dépliant promotionnel, le traité technique et le scrapbook d’un inventeur soucieux de souligner sa génialité. Si l’on considère Bruges-la-Morte (1892) comme la première œuvre de fiction impliquant la constitution d’un réel couplage entre la littérature et la photographie, il faut préciser qu’elle fut à l’initiative de l’éditeur qui choisit des cartes postales de son propre fonds pour illustrer la nouvelle, déjà parue en revue, de Rodenbach, ce qui obligea ce dernier à recomposer son récit et lui ajouter deux chapitres, afin précisément de dépasser le stade de l’illustration pour accomplir une sorte de « mariage blanc » – avec la bénédiction du symbolisme – du texte avec les images anonymes[2].


Pourtant, l’idée de marier littérature et photographie – en dépit ou en raison du défi que le projet même pouvait représenter – impliqua très tôt celle d’un collectif, d’une mise en commun pour un même projet artistique, avec des compétences individuelles variables mais complémentaires. En 1853, Ernest Lacan annonçait dans La Lumière la publication des deux volumes de Jersey et les îles de la Manche, avec des poèmes de Victor Hugo, des textes d’Auguste Vacquerie, des photographies de Charles Hugo. Mais, même si le projet devait beaucoup aux circonstances de l’exil et à sa sociabilité singulière, même s’il ne trouva pas d’éditeur – pour des motifs davantage techniques que commerciaux –, l’on perçoit bien ce qu’il avait de prémonitoire, voire d’avant-gardiste[3].


Par la suite, ce type de projet fut souvent suscité par un éditeur sollicitant séparément écrivain et photographe, dont parfois la collaboration alla jusqu’à une réelle osmose, en particulier justement à l’époque des avant-gardes, où, par principe politique, le collectif prévalait sur l’individu.


L’exposition Couples modernes : 1900-1950, au Centre Pompidou-Metz, en 2018[4], le démontrait, la pratique du travail collaboratif semble être un marqueur de la modernité, notamment depuis les avant-gardes dites historiques. Pensons aux couples Sophie Taeuber et Jean Arp, Max Ernst et Leonora Carrington, Claude Cahun et Marcel Moore, mais également à Georgia O’Keeffe et Alfred Stieglitz, Lucia Moholy et László Moholy-Nagy, entre autres. La démarche collaborative s’est largement répandue dans les milieux artistiques contemporains si l’on pense aux célèbres couples créateurs que forment Gilbert & George, Pierre & Gilles, McDermott & McGough ou Eva & Adele. Dans le domaine littéraire, depuis quelques années, l’écriture à quatre mains[5] – comme dans les cas de Denise Desautels et Anne-Marie Alonzo, de Louise Dupré et Normand de Bellefeuille ou de Deni Ellis Béchard et Natasha Kanapé Fontaine – semble être bien davantage qu’un phénomène de mode[6].


Or, comme l’observent en 2006 Michel Lafon et Benoît Peeters pour le milieu des Lettres, « [u]n étrange tabou traverse l’histoire de la littérature : l’écriture en collaboration. Si les écoles et les groupes, les influences et les courants ont fait les beaux jours des professeurs, des critiques et des biographes, l’idée demeure qu’une œuvre digne de ce nom doit émaner d’une seule personne. L’auteur unique reste érigé en dogme ». Et Lafon et Peeters de conclure : « Le génie ne se décline qu’au singulier[7] ». Il est vrai que jusqu’à récemment, l’idéal romantique de l’artiste comme génie solitaire ne semble pas avoir été remis en cause assez radicalement[8] pour nous faire admettre qu’il est temps de démystifier l’« illusion du génie isolé », du « créateur éthéré[9] », en nous souvenant que les ateliers d’artistes du Quattrocento italien ainsi que de la Renaissance néerlandaise et espagnole fonctionnaient selon le principe du collectif composé de compétences complémentaires[10], que le partage des tâches était monnaie courante dans les ateliers de Rembrandt, de Titien ou du Greco ; en nous souvenant également que les avant-gardes du XXe siècle tels le dadaïsme, le surréalisme et Fluxus pratiquaient la co-création et, effet corollaire, la signature collective[11].


Mais en réalité, le caractère individuel, personnel et en un sens souverain de l’acte créateur ne fut pas qu’un dogme, ni qu’un préjugé. On peut se demander si ce n’est pas justement la photographie qui remit en question deux éléments essentiels de l’art classique ou romantique, à savoir le style et la signature. Même réalisée en atelier, l’œuvre peinte était signée du maître, rémunérée différemment selon qu’elle portait ou non la marque de son propre pinceau[12], et sa signature validait non seulement cette intervention personnelle, mais la revendication d’un style, fût-il d’atelier. Or, la photographie perturba cette continuité entre l’œil, la main et l’objet représenté, si bien qu’au-delà du style, c’est le sujet même – celui qui se distingue en signant – de l’acte artistique qui en a été affecté. La multiplication des œuvres collectives dans les arts contemporains pourrait être accessoirement un fait d’ordre sociologique, et essentiellement une lointaine conséquence du bouleversement introduit par la photographie dans l’ontologie de l’art. Car il y a dans ce type particulier d’image qu’est la photographie un couplage initial qui n’a cessé de poser question, c’est celui entre le réel reproduit et l’opérateur du processus, qui est peut-être davantage un simple acteur plutôt qu’un auteur à proprement parler. « C’est la photographie qui a projeté la littérature (et sans doute l’art en général) dans ce que Roche appelle le “surlendemain du style”[13]. » écrit Laurent Jenny dans La Brûlure du réel. Quelques pages y sont consacrées à Denis Roche, l’un des poètes et photographe qui, outre qu’il travailla en couple avec son épouse, tira la conséquence ultime de cette spécificité de la photographie : faire de la photographie et de la poésie un couple de machines à écrire associées dans la représentation automatique du monde, dans l’enregistrement des traces de deux vies, captées au plus près de leur matérialité, au plus loin de toute quête de style, comme si Françoise et Denis Roche avaient ainsi partagé ensemble le deuil du sujet unique et monolithique, en même temps que le deuil d’une certaine idée de l’art, littéraire ou pas.


Ainsi se constituerait peut-être une sorte de chaîne, avec initialement la singulière liaison (ontologique) entre le réel et la photographie, puis le compagnonnage (esthétique) entre la littérature et cette image dans l’espace livresque, enfin le mariage (sociologique) librement consenti entre des artistes, du début du XXe siècle à aujourd’hui. Pour le dire autrement, l’on irait du découplage introduit par la photographie au sein du processus mimétique, à un recouplage inventé par la suite, sur le terrain des pratiques créatrices, grâce à des œuvres collaboratives.


Le dossier « Œuvres photolittéraires et couples créateurs » ne porte pas tant sur les artistes ayant vécu en couple et ayant réalisé une œuvre chacun de son côté, que sur des œuvres nées d’un commun désir de concevoir et d’accomplir un projet de création, expression d’une singularité partagée, aussi paradoxale que puisse paraître cette expression oxymorique. Car il existe depuis bientôt un siècle un corpus d’ouvrages photolittéraires réalisés à quatre mains, ou créées selon l’éthique d’une identité auctoriale partagée, visant à constituer une entité esthétique unique. Pour ne mentionner que quelques exemples issus de sphères culturelles différentes : Facile (Paul Éluard, Nush Éluard et Man Ray, 1935), Le Cœur de Pic (Lise Deharme et Claude Cahun, 1937), You Have Seen Their Faces (Margaret Bourke-White et Erskine Caldwell, 1937), Poussière (Lucien et Josiane Suel, 2008) Secret des deux plumes (Helena Kolda et Iva Duka, 1956), Sur le champ (Annie Le Brun et Toyen, 1967), Le Fleuve un jour (S. Corinna Bille et Suzi Pilet, 1997), Under the Skin of War. Inspired by the photographs of Don McCullin (Chantal Ringuet, 2014), etc.


Le principal objectif du numéro thématique est de proposer un aperçu représentatif des formes et des prémisses de collaboration entre écrivains et photographes, afin d’inscrire les cas de figure dans une réflexion plus large sur les modalités de concevoir la rencontre avec l’Autre : l’autre artiste, l’autre art ou l’autre médium (écriture, photographie). Quelle plus-value acquiert le terme de « partage » lorsqu’au sein de l’objet livre, il se marie aux notions de couple créateur et d’hybridité générique ? Dans quelle mesure les compétences de chaque partenaire impliqué dans un travail collaboratif sont-elles reconduites dans le cadre d’une œuvre hybride ? Écrivains et photographes peuvent-ils travailler, à l’occasion, à contremploi[14] ? Quels types de « transactions photolittéraires »[15] ces savoir-faire négociés entre l’écrit et le photographique supposent-ils ? Nous souhaitons également revenir sur le rôle que joue éventuellement une catégorie à présent largement négligée, mais pourtant présente dans les poétiques anciennes et portée aux nues par les poètes surréalistes, et bien au-delà : l’amour, ou sa forme « mineure », l’amitié. Car l’amour a représenté une entité non seulement psychologique mais de plein droit poétique – y compris grâce à la figure, évidemment ambivalente, de la « Muse » –, entrant nécessairement en jeu dans l’acte créateur, envisagé comme un don, un partage, un dépassement de soi vers autrui, que cet autrui soit l’autre personne du couple, ou qu’il soit ce « partage » que constitue ultimement l’œuvre photolittéraire en tant qu’elle est destinée à un public.


C’est en ce sens qu’il faut comprendre la formule arithmétique du titre : dans le domaine de la création, 1 plus 1 égal trois dès lors qu’on s’accorde pour concevoir le livre issu d’une démarche collaborative comme un troisième lieu, comme un objet qui dépasse l’addition des individualités pour se situer du côté du partage et de la complémentarité.


 


Andrea Oberhuber & Jean-Pierre Montier


 


Notes :


[1] Voir Paul Edwards, Soleil noir : photographie et littérature, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2008, p. 14-15.


[2] Voir, à ce propos, Andrea Oberhuber, « Deuil et mélancolie, métaphores photolittéraires dans Bruges-la-Morte », Revue internationale de photolittérature, no 1 (« Ut photographia poesis »), 2017, URL : http://phlit.org/press/?articlerevue=deuil-et-melancolie-metaphores-photolitteraires-dans-bruges-la- morte.


[3] Voir Victor Hugo, photographies de l’exil, dir. Françoise Heilbrun & Danièle Molinari, Paris, RMN, 1998, p. 46-47.


[4] Couples modernes (1900-1950), catalogue d’exposition sous la dir. d’Emma Lavigne, Paris, Gallimard et Centre Pompidou-Metz, 2018.


[5] Est-il besoin de rappeler le projet des Champs magnétiques dans lequel se lancèrent André Breton et Philippe Soupault en mai-juin 1919 – le recueil de textes hétéroclites parut un an plus tard – et qui devait constituer le coup d’envoi à une nouvelle forme d’écriture appelée « automatique », quatre ans avant la fondation du mouvement surréaliste ?


[6] On peut se demander si, à l’ère de l’intelligence artificielle où des œuvres (littéraires, picturales et cinématographiques) sont créées selon la combinaison d’algorithmes, nous n’assistons pas à un changement de paradigme en ce qui concerne notre définition non seulement de l’œuvre mais surtout de l’acte créateur. Voir Alexandre Vigneault, « De l’art fait par des algorithmes », La Presse, 14 mars 2019, URL : https://www.lapresse.ca/arts/arts-visuels/201903/14/01-5218232-de-lart-fait-par-des-algorithmes.php et Mehdi Atmani, « Les algorithmes s’emparent de l’art », Le Temps, 7 octobre 2018, URL : https://www.letemps.ch/lifestyle/algorithmes-semparent-lart.


[7] Michel Lafon et Benoît Peeters, Nous est un autre : enquête sur les duos d’écrivains, Paris, Flammarion, 2006, p. 7.


[8] Roland Barthes s’est pourtant attelé à cette tâche dans son célèbre essai sur « La mort de l’auteur » : Le bruissement de la langue : essais critiques IV, Paris, Seuil, 1984, chapitre 2.


[9] Anne Sauvageot, Le partage de l’œuvre : essai sur le concept de collaboration artistique, Paris, L’Harmattan, 2020, p. 9. L’auteure rappelle par ailleurs que les sociologues préfèrent « considérer une œuvre d’art comme la résultante de la somme des interactions dont elle est le fruit » (p. 9).


[10] L’ouvrage d’Anne Sauvagot, op. cit.,  permet justement de montrer que des artistes contemporains (Miguel Barceló, Eduardo Kac et Céleste Boursier-Mougenot) ont fait appel à des artisans, techniciens ou ingénieurs pour réaliser leurs œuvres nécessitant un savoir-faire très spécifique.


[11] Voir Vincent Kaufmann, Poétique des groupes littéraires : avant-gardes (1920-1970), Paris, Presses universitaires de France, 1997.


[12] Voir Michael Baxandall, L’Œil du Quattrocento, Paris, Gallimard, « Bibliothèque des Histoires », 1985, p. 33-41.


[13] Laurent Jenny, La Brûlure du réel : l’imaginaire esthétique à l’âge photographique, Paris, Mimésis, 2020, p. 134.


[14] Telle est la question explorée par Andrea Oberhuber et Sofiane Laghouati dans le dossier « Blessures du livre : écrivains et plasticiens à contremploi », Textimage, no 11, 2019 : http://revue-textimage.com/sommaire/sommaire_17blessures.html.


[15] Voir Jean-Pierre Montier (dir.), Transactions photolittéraires, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2015.


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