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Arnaud Genon, Hervé Guibert et Hans Georg Berger : Du photographique au photolittéraire

Résumé : Pendant une dizaine d’années, Hans Georg Berger a photographié Hervé Guibert, faisant de l’écrivain le sujet principal de son travail. Ce projet, à l’origine photographique, basé sur un « dialogue d’images » a cependant pris une tournure photolittéraire par la lecture toute romanesque de ces photos effectuée par Hervé Guibert. Mais ce projet original d’œuvre en partage laisse cependant apparaître les limites d’ une identité auctoriale partagée.
mots-clés : Hervé Guibert, auto fiction, œuvre de couple
Référence électronique : Arnaud Genon . « Hervé Guibert et Hans Georg Berger : Du photographique au photolittéraire », Revue internationale de Photolittérature n°3 [En ligne], mis en ligne le 19 mars 2021, consulté le 18 avril 2024. URL : http://phlit.org/press/?articlerevue=herve-guibert-et-hans-georg-berger-du-photographique-au-photolitteraire
Auteur de l’article Abstract (EN)

Hervé Guibert et Hans Georg Berger : Du photographique au photolittéraire


Parmi tous les projets photolittéraires réalisés en couple ou en duo et ayant été créés « selon l’esthétique d’une même œuvre en partage, d’une identité auctoriale partagée, visant à constituer une entité artistique unique », comme le mentionne l’appel à contribution du présent numéro, celui mené par Hervé Guibert et Hans Georg Berger nous paraît intéressant à plusieurs titres. Leur collaboration n’a donné naissance qu’à peu d’ouvrages, dont un seul du vivant d’Hervé Guibert : L’image de soi, ou l’injonction de son beau moment ?[1](1988). Il s’agit d’un livre composé de seize photographies prises par Hans Georg Berger et dont le sujet est toujours Hervé Guibert (seul ou accompagné), qui en offre la préface et qui constitue elle-même, avec le titre des photographies, le seul appareil littéraire de l’ouvrage. Ce livre a été repris et augmenté de plusieurs autres photographies et d’une postface par Hector Bianciotti en 1992 puis, très récemment, en 2019, augmenté une nouvelle fois de nombreuses autres photographies (plus d’une centaine) et de textes de Boris von Brauchistsch mais, en revanche, amputé de la préface d’Hervé Guibert. Par ailleurs, en 1995, Hans Georg Berger publiait, quatre ans après la mort d’Hervé Guibert, Lettres d’Égypte, un ouvrage contenant plusieurs de ses photographies accompagnées de lettres de l’écrivain. On le voit ici, le corpus n’est photolittéraire, à proprement parler, que dans le dernier des livres cités, même s’il est le seul pour lequel l’identité auctoriale n’est pas véritablement partagée puisque l’on sait que les images reviennent à Berger et les textes à Guibert. Pour les livres à dominante photographique, le caractère photolittéraire semble ne tenir qu’à la présence textuelle de la préface de Guibert, mais, on le verra, la photographie ainsi envisagée par les deux amis semble relever d’autre chose que du photographique stricto sensu et l’emporter vers des horizons romanesques et autofictionnels.


Leur travail relatait, par l’image, l’amitié qui les liait depuis 1978, date à laquelle le jeune Guibert, journaliste au Mondeet auteur de La Mort propagande (1977), avait été envoyé en Allemagne pour interroger Berger, alors directeur du festival international de théâtre de Munich. Rapidement, leurs liens se resserrèrent et naquit entre eux une véritable complicité que traduisent les photos de Berger et « l’assiduité » avec laquelle il s’intéressa à son « sujet » (Guibert, Berger, 1988, n.p). Jusqu’en 1991, il consigna avec son appareil ce que Walt Whitman appelait « son beau moment » et qui est probablement, comme l’écrit Guibert, « la recherche mémorable de toute œuvre photographique » (Ibid.).


Dans cet article, nous nous attacherons dans un premier temps à présenter la nature du projet qui lia Berger et Guibert. Nous verrons en quoi cette pratique, avant tout photographique, s’est inscrite dans le travail littéraire et autofictionnel de Guibert en soulevant cependant des problèmes sur les questions d’identité auctoriale et artistiques.


Deux hommes, un projet photographique


Lorsque Guibert et Berger se rencontrent en 1978, le premier est un jeune journaliste et écrivain. Il est aussi photographe mais n’a encore jamais exposé (il exposera pour la première fois, à la Remise du parc, un an plus tard). Le deuxième est alors le collaborateur de l’artiste allemand Joseph Beuys et dirige un festival de théâtre à Munich. Ils vont rapidement se lier d’amitié, voyager ensemble et se retrouver très fréquemment à l’ermitage de Santa Catarina, au nord-est de l’Île d’Elbe, que restaure alors Berger. C’est dans ce lieu que plusieurs des photos majeures de Guibert seront prises et qu’il écrira une partie de ses livres.


Nous ne possédons que peu d’éléments sur le projet photographique réalisé par les deux artistes. Seul Berger s’est exprimé à ce sujet, plusieurs années après la mort de Guibert dans un entretien daté de 2003, avec Frédérique Poinat (2008). Guibert, à l’exception de sa préface à L’image de soi n’en a jamais défini les contours. Il faudra alors se baser sur ce qu’en dit Berger. Cela restera problématique dans la mesure où dans des pages inédites de ses « Cahiers noirs », Guibert revient sur le contenu de ses propres déclarations tenues dans sa préface.


Dans l’entretien très intéressant mené par Frédérique Poinat avec Berger, ce dernier raconte avoir photographié Guibert pendant douze ans et n’avoir même, à un certain moment, consacré la totalité de son activité photographique qu’à son ami (Poinat, p.298-299). Cet aspect est d’ailleurs corroboré par l’écrivain-photographe qui, dans sa préface à L’image de soi, salue « l’obstination » de Berger comme un cas presque unique dans l’histoire de la photographie, « l’assiduité » des photographes ayant plutôt porté sur « une catégorie sociale (les travailleurs de Lewis Hine) ou érotique (les prostituées de Bellocq) […] un projet (le recensement d’une humanité par Sander), ou son propre dispositif (la boîte angulaire d’Irving Penn). Elle s’arrête rarement sur un sujet » (Guibert, Berger, 1988, n.p).


Berger précise que les photographies qu’il a réalisées de Guibert s’inscrivent dans un projet beaucoup plus large, évoqué en ces termes :


Mais mes portraits d’Hervé ne sont qu’un aspect d’un projet photographique beaucoup plus vaste que nous avions planifié ensemble. Projet conçu d’après une réflexion qui déclinait et testait les concepts doubles de portrait / autoportrait, de vrai / faux, de moi / toi et de simultanéité / déplacement temporel. Il y a de nombreux portraits de moi faits par Hervé, presque toujours dans la même situation où je l’ai photographié. En contrepartie beaucoup de photographies d’Hervé ont des correspondances dans mes photographies : nous avons photographié les mêmes choses, les mêmes ambiances ou personnes presqu’en même temps. Nous avons consciemment utilisé le même appareil et la même pellicule. Au fil des années nous avons de plus en plus photographié avec l’appareil de l’autre ou photographié l’un après l’autre avec le même appareil. Nous avons fait cela de façon complètement consciente. Nous voyagions souvent ensemble (et avec Thierry Jouno) ; nous avons vécu ensemble à Paris, à Munich, sur l’Ile d’Elbe et à Rome. Il a fait développer mes films et moi les siens ; et pendant longtemps nos deux activités n’en faisaient qu’une dans les deux appartements parisiens loués par Hervé (rue du Moulin Vert et rue Raymond – Losserand) et dans le mien, à Munich. (Poinat, p.299)


Les éléments qu’il rapporte n’ont quant à eux jamais fait l’objet d’une validation par Guibert, même si certaines planches-contacts ou négatifs attestent de cette pratique. Dans un texte intitulé « L’image comme butin et le soi dans le regard de l’autre », Boris von Brauchitsch signale que cette entreprise aboutit « à un mélange des conceptions esthétiques engagées – par ailleurs très proches – tout comme à un brouillage quant à la paternité des images » (Berger, Guibert, 2019, p.64). Sur cet autre point, Guibert ne s’est non plus, à aucun moment, prononcé (et nous verrons plus tard les problèmes que cela soulève). Ces déclarations révèlent cependant que, selon Berger tout au moins, le travail mené conjointement par les deux amis relevait bien, sur certains aspects, d’une œuvre « en partage ». Je me suis pour l’instant arrêté sur le caractère strictement photographique de ce projet qui semblait, à l’origine, n’avoir pas vocation à devenir de nature photolittéraire. Il s’agit maintenant d’étudier en quoi Guibert a déplacé le projet commun vers l’entreprise littéraire et autofictionnelle qui était la sienne.


Écrire le « moi »


Il est intéressant de noter que la photographie a très souvent été liée à une pratique romanesque pour Guibert. En effet, dans Le Seul visage (1984), livre qui constituait le catalogue de l’exposition qui avait eu lieu à la Galerie Agathe Gaillard la même année, on pouvait lire le photographe s’interroger sur la nature de son travail : « Un livre avec des figures et des lieux, n’est-ce pas un roman ? Ses épisodes ont été déposés dans des livres précédents. Les personnages, qui n’étaient désignés que par des initiales, se présentent maintenant à visage découvert » (Guibert, 1984, quatrième de couverture). Pour Guibert, la photographie semble associée, d’entrée de jeu, à une forme fictionnelle et littéraire qui est celle du roman alors que le littéraire se réduisait à son plus simple appareil : une préface et le titre des photographies. Ces personnes, ce sont des personnages, alors que chacun y reconnaîtra l’amant, les parents, les amis, les proches du narrateur-photographe qui s’exposait lui aussi dans un autoportrait intitulé « Moi ». Dans sa préface à L’image de soi, Guibert relie immédiatement les portraits effectués par Berger à un exercice qui relève lui aussi du littéraire : « En cela l’obstination d’Hans Georg Berger pour un seul individu proche et connu de lui me semble davantage romanesque que photographique. » (Guibert, Berger, 1988, n.p) Le romanesque de la pratique repose sur la capacité de la photographie à transformer le sujet représenté en ce qu’il n’est pas, à le mettre en scène, en situation, à faire raconter aux images une autre histoire que celle qu’elles contiennent : « Non seulement ces photos transforment leur sujet en fou, mais aussi en statue, en absence, en violeur, en main dénuées de corps. […] En cela elles ne l’incorporent pas à une mythologie, mais à une affabulation. » (Guibert, Berger, 1988, n.p). La succession des portraits en vient, dans le mouvement de la lecture du livre, à muer le photographique en littéraire. Plus encore, Guibert semble dire ici que les photographies de Berger participent davantage à son propre projet de « dévoilement de soi et de l’énoncé de l’indicible » (Guibert, 1990, p.247) que d’un projet photographique en partage. En effet, comment interpréter le titre du livre, L’image de soi, quand on sait que ces images n’ont pas été prises par Guibert ?  L’autre, Berger, paraît n’être ici que l’instrument d’une pratique photographique dont le but serait d’être inscrite dans l’œuvre littéraire de Guibert. Ainsi, face à ces photographies, le narrateur fait le constat suivant :


Ne ménageons pas plus longtemps un faux secret de polichinelle : cet individu c’est bien moi, je suis forcé de me reconnaître en ses faces et ses silhouettes, je suis bien l’acteur de toutes ces fantaisies, et pourtant il me dépasse, il me surprend, et je peux parler de lui comme d’un personnage de roman, et peut-être d’un roman que moi-même j’aurais écrit, il y a entre lui et moi toute la distance accomplie dans le passage d’un je à un il, et bien d’autres distances.


L’image de soi serait, à lire Guibert, la mise en scène de sa propre image se transformant en personnage qui participerait à une œuvre littéraire dont il serait lui-même l’auteur. Comme dans ses autofictions, Guibert occupe ici les postures de sujet, d’objet et de créateur, tant le jeu d’« acteur » participe de l’acte photographique. On comprend ici la nature littéraire que revêtent pour Guibert les images de Berger (abandonnant leur valeur indicielle et factuelle) et la manière dont l’écriture ne semble plus être le résultat du déclic photographique mais plutôt de ce qui se joue dans la mise en scène qui le précède.


Guibert, on le sait, est l’auteur d’une œuvre autofictionnelle qui a consisté à faire de lui-même un personnage. Rappelons ici que l’autofiction repose sur la coprésence de pactes autobiographique et romanesque, ce que semblent permettre les photographies de Berger : présence (auto)biographique du sujet Guibert et distance romanesque imposée par la prise de vue effectuée par l’ami. Ainsi, se dessine à travers l’image, la figure d’un Guibert qui serait « l’acteur d’une biographie qu’il [Berger] semble inventer en même temps qu’elle se fait [s]ienne. » (Guibert, Berger, 1988, n.p)


Frédérique Poinat a très bien analysé l’ambiguïté toute photolittéraire du projet Guibert / Berger car on comprend bien que l’intention initialement photographique mute progressivement, grâce au regard porté par Guibert sur les images, en entreprise quasi romanesque. A ce sujet, la critique note que :


Ce qui intéresse Guibert dans ce duo, c’est surtout une autre expérimentation de soi, la possibilité de se voir autre, dépassé, surpris, de s’envisager comme un possible personnage littéraire, de se reconnaître tout en devenant étranger en soi ; il s’agit d’explorer les distances relatives à la personnalité en questionnant les limites et extensions entre photographie et écriture. On note les flottements instaurés entre ces deux domaines, les notions employées par Guibert dans son analyse d’images étant le plus souvent du domaine littéraire […]. (Poinat, p.211-212)


Plus loin, elle interroge aussi de manière très juste l’idée d’une œuvre qui se construirait ainsi en partage : « La photo de soi prise par un autre peut être également un élargissement de la personnalité, une découverte. Mais elle est aussi un questionnement sur l’autoportrait et la valeur de l’auteur : qui invente qui dans ce duo ? Y a-t-il complémentarité, jeu, ou autoportrait calculé où les mains de l’autre ne sont que des exécutants serviles ? » (Poinat, p.214)


Le premier projet photolittéraire que Guibert et Berger auraient dû faire aboutir était en fait d’un tout autre ordre. Lettes d’Égypte, publié en 1995 mais qui retrace un voyage effectué en 1984, fait alterner des lettres écrites (mais non envoyées) par Guibert à des proches (sa grand-tante, Thierry, Michel, Vincent…) et des photographies de Berger sur lesquelles figure souvent (mais pas toujours) l’écrivain. Ainsi, comme le note Christian Caujolle sur la quatrième de couverture, « La succession des lettres […] organise une progression dramatique et sensible du récit pendant que les photographies, en contrepoint, choisissent l’Égypte comme cadre pour un portrait amical d’Hervé Guibert » (Berger, Guibert, 1995). Les photos, qui n’ont pas de fonction illustrative, participent du projet de Berger de portrait photographique de Guibert en le saisissant dans un nouvel environnement et manifestent encore une fois l’assiduité à son modèle. Cependant, le livre tel qu’il a été publié ne ressemble plus vraiment à l’idée première que Berger évoque en ces termes :


Lettres d’Égypte fait partie du projet de photo commune que j’ai décrit où nous nous sommes photographiés l’un l’autre. Il y a eu plusieurs versions du livre égyptien. Il devait à l’origine contenir des textes et des photos de nous deux. La version qui est publiée par Actes Sud, nous l’avons retravaillée, Hervé et moi, à partir de matériaux beaucoup plus nombreux. C’était Hervé qui avait proposé de combiner ses lettres (non envoyées) et mes photos. Et de renoncer à ses photos et à mon texte. (Poinat, p.301-302)


Ainsi disparaît l’idée d’« une identité auctoriale partagée » puisque chacun retrouve dans cette dernière version la part qui lui revient : l’écriture pour l’un, la photo pour l’autre. Et force est de constater que, de cet exercice, c’est véritablement la figure guibertienne qui ressort. Les lettres de l’auteur se transforment elles-mêmes en journal intime, en viennent à dire, à écrire un « je » dont l’autre, le destinataire, n’est en fait que le faire-valoir. De manière identique, les photos de Berger consolident, accentuent et inscrivent plus fortement encore cette omniprésence de Guibert, comme si les portraits de l’un (Berger) devenaient, par la puissance de l’écriture épistolaire et son ancrage autobiographique, les autoportraits de l’autre (Guibert). Ainsi, les photos de Berger paraissent, une fois encore, davantage se fondre dans le projet guibertien plutôt que de participer d’un projet parallèle.


Nous avons vu ici comment le projet photographique qui liait Guibert et Berger a finalement glissé vers une écriture romanesque par l’image et donc vers une entreprise d’ordre photolittéraire. Il serait possible d’expliquer cette trajectoire de deux façons. La première est que l’œuvre d’Hervé Guibert semble avoir, par sa force autofictionnelle, dévoré le projet qui le liait initialement à Berger. Une œuvre centrée depuis son origine sur le « moi » et qui a fini dans la mise à nu totale et spectaculaire de ce « moi » (trilogie du sida[2], réalisation du film La Pudeur ou l’Impudeur) a finalement absorbé les photographies de Berger qui très souvent étaient dictées par Guibert lui-même. Il en résulte que nombre des portraits de Berger se lisent aujourd’hui comme des autoportraits de Guibert (nous y reviendrons). La seconde explication réside dans la lecture ou l’utilisation littéraire que Guibert a faite des photos de Berger, lecture qu’il faisait très souvent de la photographie en général, la considérant dans ses potentialités romanesques, comme en attestent ses articles de critique photographique écrits pour Le Monde et réunis dans le recueil La photo, inéluctablement (1999).


Une œuvre en partage, de l’amour à la trahison photographique ?


Pour conclure, il nous faut interroger cette notion d’œuvre en partage, ou encore d’identité auctoriale partagée. On voit dans le cas Guibert / Berger que l’œuvre commune aux deux artistes a été publiée à la fin de la vie de Guibert et que ce dernier n’a pas eu l’occasion de s’exprimer à son sujet. Si jusqu’à sa mort rien ne semblait rompre le pacte qui était le leur, Guibert ayant participé à la publication de L’image de soi, un problème surgit lorsqu’en 1992, Berger publie une version augmentée de ce même livre intitulé Dialogue d’images (1992), inversant d’ailleurs l’ordre d’apparition du nom des auteurs (Guibert / Berger devenant Berger / Guibert).  En 1984, Guibert avait exposé en son nom, à la galerie Agathe Gaillard, une photo intitulée « Arles ».


 



Arles, photographie reproduite avec l’aimable autorisation de Christine Guibert


 


Cette photo avait en même temps été publiée dans Le Seul visage. C’est que manifestement il l’estimait sienne, c’est qu’il l’avait mise en scène, qu’il l’avait pensée et que Berger n’avait été alors que celui qui avait appuyé sur le déclencheur. Agathe Gaillard vérifiant la planche-contact avait constaté que Guibert avait photographié à trois ou quatre reprises Berger derrière la vitre puis lui avait très probablement demandé de le prendre à son tour dans la même posture. Et la galeriste de Guibert de s’interroger en conséquence : « […] alors, ça veut dire que c’est une photo de qui ? » (Poinat, p.283). On peut ainsi se demander s’il suffit d’appuyer sur le déclic de l’appareil pour être l’auteur d’une photographie… Dans le texte de Boris Von Brauchitsch que nous citions un peu plus haut et qui accompagne les photos de Berger, on peut lire comme justification anticipée du présent reproche : « Le dialogue avec Berger est constitué de manière à pouvoir accompagner l’échange des perspectives par un échange des appareils photographiques. […] Ceci conduit à un mélange des conceptions esthétiques engagées – par ailleurs très proches – tout comme à un brouillage quant à la paternité des images » (Berger, Guibert, 2019, p.64). Il est étonnant de constater que ce « brouillage » ait été effectué après la mort de Guibert. Autre élément troublant qui vient interroger cette notion de partage concernerait l’esthétique dont parle Boris Von Brauchitsch. Il semble que celle de Berger soit directement inspirée de Guibert et que le partage relève davantage ici d’un « désir d’imitation[3] » de l’artiste allemand. Guibert en avait pris conscience en notant dans son journal : « Vincent m’a dit que Hans-Georg m’imitait : ‘même stylo, même appareil photo’, je n’y avais pas pensé » (Guibert, 2003, p.473) rajoutant, en évoquant les photos de L’image de soi, dans des pages d’un « Carnet noir » inédit consulté par nos soins, que « […] ces photos ne sont qu’un pâle plagiat de ce que j’ai fait en photo[4] […] ».


Il n’en reste pas moins que l’aventure artistique qui lia Guibert et Berger reste à ce jour indéniablement des plus singulières. Née comme projet photographique, elle a muté vers la photolittérature par la lecture romanesque que faisait Guibert des images de Berger : il s’y voyait comme autre, comme un de ses personnages au grand potentiel narratif. Quoi qu’il en soit, cette aventure inscrit en son sein le lien particulier qui appelle, depuis toujours, la photo et la littérature à rentrer en résonnance et à inventer une nouvelle écriture qui se passe de mots. Celle-ci, dans un langage littéraire réduit à peu, raconte pourtant une histoire : celle du roman non écrit de leur travail commun qui aura su traverser les paradigmes littéraires et photographiques.


 


Arnaud Genon


 


 


Bibliographie


Berger, Hans Georg / Guibert, Hervé. Un amour photographique. Paris : Éditions Le Quai et Michel de Maule, 2019


Lettres d’Égypte. Photographies. Paris : Seuil, 1995.


– Dialogues d’images. Bordeaux, William Blake & Co.,1992.


Guibert, Hervé / Berger, Hans Georg Berger. L’image de soi, ou l’injonction de son beau moment ? Bordeaux : William Blake & Co.,1988.


Guibert, Hervé. Le Mausolée des amants (2001). Folio. Paris : Gallimard, 2003.


La photo, inéluctablement. Paris : Gallimard, 1999.


La Pudeur ou l’Impudeur (1992). BQHL Éditions, 2009.


L’Homme au chapeau rouge. Paris : Gallimard, 1992.


Le Protocole compassionnel. Paris : Gallimard, 1991.


À l’ami qui ne m’a pas sauvé la vie. Paris : Gallimard, 1990.


Le Seul visage. Paris : Minuit, 1984.


Les Aventures singulières. Paris : Minuit, 1982.


La Mort propagande. Paris : Régine Deforges, 1977.


Poinat, Fréderique. L’œuvre siamoise : Hervé Guibert et l’expérience photographique. Champs visuels. Paris : L’Harmattan, 2008.


 


 


[1] Nous nommerons désormais ce texte L’image de soi.


[2] Trilogie composée de A l’ami qui ne m’a pas sauvé la vie (1990), Le Protocole compassionnel (1991), L’Homme au chapeau rouge (1992).


[3] Hervé Guibert, « Le désir d’imitation » in Les Aventures singulières, Paris, Éditions de Minuit, 1982.


[4] « Carnet noir » inédit, consulté avec l’autorisation de Christine Guibert en décembre 2019.


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