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Éloi Recoing, Les images d’un spectacle peuvent-elles en effacer le souvenir ?

Résumé :
mots-clés : Kantor, photographie, théâtre de la mort, archive, cricothèque
Référence électronique : Éloi Recoing . « Les images d’un spectacle peuvent-elles en effacer le souvenir ? », Revue internationale de Photolittérature n°2 [En ligne], mis en ligne le 15 décembre 2018, consulté le 20 avril 2024. URL : http://phlit.org/press/?articlerevue=les-images-dun-spectacle-peuvent-elles-en-effacer-le-souvenir
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Les images d’un spectacle peuvent-elles en effacer le souvenir ?


Je suis né en 1955, l’année de naissance du Théâtre Cricot 2. Et je suis né au théâtre, dans les années 70, par la rencontre de deux metteurs en scène : d’une part, Vitez, découvert au Théâtre des Quartiers d’Ivry avec Électre, et d’autre part, Kantor, dont j’ai vu La Classe morteen 1977. Dès lors, je suis devenu un spectateur « apprentif » du théâtre de Kantor. J’en ai vu tous les spectacles. Comme un amoureux fou court au rendez-vous qui le fait tenir debout. C’est évidemment, dans le cadre d’une journée d’étude, une posture malencontreuse, j’en conviens. On parle mal de ce qu’on aime, en général.


Pourtant, en tant que directeur de l’Institut International de la Marionnette et de son École Nationale Supérieure, je suis confronté à la question de la transmission. Comment transmettre aux jeunes gens cette passion du théâtre de Kantor ? D’autant que Kantor, s’est arrêté à Charleville-Mézières en 1988 et y a développé un stage dont, bien des années après, l’Institut a produit une trace, le remarquable documentaire réalisé par Marie Vayssière et Stéphane Nota Une très courte leçon[1],où l’on peut voir Kantor au travail.


La première chose que je voudrais souligner est le choc, la commotion que constitue la rencontre avec cette œuvre. Et les photographies, les clichés, pourrait-on dire, qu’on connaît de ce théâtre constituent pour moi un effecteur de mémoire. Comme pour Kantor lui-même, dans ses propres spectacles, l’image constitue un déclencheur, un catalyseur de la mémoire affective. Elle fait remonter un certain nombre d’émotions que pourtant l’image à elle seule n’illustre pas. Il y a comme un faux raccord entre l’image arrêtée et les émotions qu’elle provoque, qu’elle convoque. Les photographies des spectacles renvoient à la fois à un mode de fonctionnement essentiel dans la Chambre de la mémoire kantorienne et figent dans le même temps quelque chose du processus de ce créateur, fondé sur l’itération perpétuelle. Il n’y a pas de spectacle de Kantor, d’une certaine manière, mais des antépénultièmes répétitions toujours en train de recomposer, de superposer les clichés, dans un déséquilibre permanent de l’esprit qui les accueille en se tenant sur le seuil. Donc tout arrêt sur image semble une impasse pour accéder à l’œuvre de Kantor.


Cependant, on est confronté à ce paradoxe : les spectacles de Kantor sont photogéniques, iconiques à souhait. La difficulté est de trouver comment s’arracher à cette fascination de l’icône constituée par l’image, alors même qu’elle est comme un élément vivant d’une mythologie de la mort dans l’esthétique kantorienne et que cet arrêt sur image fait partie de la construction : le souvenir opère par cliché. Il est intéressant d’observer comment Kantor opère ce travail d’extraction des clichés. C’est, à mes yeux, à travers la découverte de Kantor au travail, que peut s’effectuer aujourd’hui pleinement la rencontre avec cette œuvre.


Ce qui m’intéresse aussi, en tant que spectateur, c’est que je procède avec ces traces comme Kantor lui-même dit qu’il procède dans son travail : par superposition d’images. Ce qui fait écho pour moi à la théorie vitézienne du montage mental. Dans la pauvre chambre de ma mémoire de spectateur, j’accueille ces images comme des effecteurs de mémoire qui me rappellent à ma position de jeune spectateur et aux sensations d’alors, à tout ce qui fait que cette représentation de La Classe morte fait désormais partie de mon histoire, et de la grande Histoire. C’est une relation très intime à une représentation et, en même temps, ce moment singulier de ma relation à un spectacle me fait appartenir à la grande Histoire. J’ai acquis quelque chose de cette grandeur du geste artistique car j’y ai contribué, par la piété de mon attention et par les émotions qui se sont associées à l’évènement théâtral lui-même.


Le paradoxe, c’est que face à mes étudiants de l’École Nationale Supérieure des Arts de la Marionnette, quand je leur montre les photographies du théâtre de Kantor, ils trouvent l’esthétique vieillotte, datée. Alors, j’essaie de contextualiser, je fais découvrir la parole de Kantor sur son travail, je les relie à sa pensée en action, mais je sens une résistance. Les images constituent comme un obstacle. La question est de savoir comment franchir cet obstacle. J’ai eu l’idée, au dernier Festival Mondial des Théâtres de Marionnette, de projeter Une Courte Leçonet les répétitions d’Ô douce nuit qui montrent Kantor au travail. J’ai fait venir Marie Vayssière, témoin vivante et actrice dans les derniers spectacles de Kantor. Il y avait vingt personnes dans la salle et pas le moindre jeune gens. Le fait que cette coupure soit telle par rapport à des jeunes générations m’interroge, alors que cette question de la mémoire est consubstantielle à ma mission de transmission. En effet, je ne conçois pas l’idée de transmission sans cet attachement profond à la mémoire : d’où l’on vient, qu’est ce qui nous constitue dans notre histoire théâtrale, dans notre horizon imaginaire. En même temps, il ne faut pas être seulement dans le rétroviseur de ce qu’on a traversé mais interroger aussi les esthétiques que ces jeunes gens traversent, et comment raccorder le processus kantorien à leurs propres activités d’artistes. Et c’est pour moi l’issue : la solution passe par une étude approfondie du processus de travail de Kantor, plus que par les images, et ce qu’elles figent pour l’éternité. Dès qu’on touche au processus, Kantor est encore profondément actif aujourd’hui. L’avenir du théâtre, de sa mémoire passe par une poétique de la trace qui mette davantage en évidence les processus de travail, qui valorise et exalte les processus de travail plus que les résultats.


Pour ce faire, l’Institut s’est associé avec la chercheuse Clarisse Bardiot qui développe les logiciels Rekallet Memorekall. Ces logiciels permettent d’envisager une nouvelle poétique de la trace, de documenter les processus de travail autrement, ce qui me laisse entrevoir à l’avenir la possibilité d’élaborer une génétique de la répétition, mettant en évidence la manière dont les choses s’inventent au seuil de la Chambre de la mémoire. Ce logiciel permet littéralement de faire jouer par superposition, comme un palimpseste, l’ensemble des « écritures » au cours du processus, aussi bien du côté de la lumière que du côté du texte, de l’espace et des essais successifs des répétitions : c’est une archive dynamique de l’ensemble du processus, qui, mieux qu’une série d’images arrêtées, nous permettra d’accéder à ce qui fait la signature d’un artiste, sa singularité rythmique, pour ainsi dire.


Le travail récent d’Alice Laloy par exemple, est une manière très complexe et belle d’opérer ce type de réappropriation, d’écrire un poème sur le poème kantorien et non pas d’entrer dans la dévotion kantorienne qui aboutit à une pâle imitation. Au contraire, le déplacement même opéré sur le matériau kantorien permet à Kantor de vivre dans le temps, d’être actif au présent du théâtre d’aujourd’hui.


Kantor parlait de « l’ambition de créer un théâtre autonome, c’est-à-dire possédant une langue qui ne soit traduisible dans aucune autre ». Pour le traducteur que je suis, cela me heurte. Comme le disait Vitez, je crois que tout est traduisible, tout nous appartient ; Kantor nous appartient, Kantor est traduisible dans le geste d’Alice Laloy par exemple. Et Kantor lui-même en appelait à l’Impossible.


Le théâtre de Kantor a fait date. Et même s’il apparaît aujourd’hui daté aux yeux de mes jeunes élèves, quelque chose de profondément actif est là sous les clichés. Et, pour paraphraser Heiner Müller, je désire déterrer Kantor pour que la part d’avenir enfouie avec lui continue d’agir au présent de nos vies. Les outils numériques d’aujourd’hui permettent d’envisager cette dynamique de la trace, pour créer des archives vivifiantes. À nous d’être inventifs dans la manière de nous relier à ces traces.


En voyant ces films montrant Kantor au travail, j’ai aussi été très frappé par le corps de Kantor, son corps agissant. Et l’analyse de cette pensée en acte qui s’incarne dans un corps est aussi passionnante à étudier. Il y a quelque chose à apprendre de la manière dont il engage son corps, dans son rapport aux acteurs, à l’espace. Il y a là une source de connaissance peu analysée.


Soyons blasphématoire dans notre rapport à Kantor. La dévotion est une impasse. Il nous faut résister à tout ce qui pourrait figer la représentation que l’on se fait de l’œuvre de Kantor. Voilà comment je tente de rendre partageable mon amour de Kantor aux jeunes générations. Pour notre histoire de la marionnette, c’est important. Laissons-nous hanter, travailler par cet éternel revenant de notre histoire théâtrale. Nous avons l’obligation de n’en pas perdre la mémoire.


 


Éloi Recoing, Université de Paris 3 Sorbonne Nouvelle




[1] 1 + 1 = 0 UNE TRÈS COURTE LEÇON de Tadeusz Kantor, film de Marie Vayssière et Stéphane Nota, Institut International de la Marionnette, 2013.


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