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Suzanne Fernandez, Tadeusz Kantor. Les faux souvenirs du spectateur
Tadeusz Kantor. Les faux souvenirs du spectateur
Dans les spectacles de Tadeusz Kantor, la photographie est présente à plusieurs titres : comme source d’inspiration – une photo d’appelés à la guerre est à l’origine de Wielopole-Wielopole –, comme objet – un appareil photo meurtrier inventé et fabriqué par Kantor apparaît à plusieurs reprises –, comme élément de décor – une photo de famille trône sur la petite table de l’auteur dans Aujourd’hui c’est mon anniversaire. L’acte photographique apparaît enfin comme une méthode : la photo permet de faire voyager des traces du passé et de mêler les époques, opération que met en scène également Kantor dans ses spectacles. Denis Bablet résume ces différentes présences de la photographie : « elle est là, présente, directement ou indirectement, en tant que matériau documentaire, source d’inspiration, processus de création, élément vivant de notre mythologie de la mort ». En revanche, il souligne que la photographie n’a pas été pratiquée comme art par Kantor : « à ma connaissance jamais Kantor n’a pratiqué la photographie, pas même en amateur, jamais il n’a fait mine de s’intéresser à une telle pratique comme pouvant devenir la sienne » (Bablet, Les Voies de la création théâtrale 18, 263, désormais VCT18).
Présences photographiques dans les spectacles du Théâtre de la Mort
C’est dans La Classe morte, en 1975, qu’apparaît d’abord un étrange appareil, dans l’une des dernières scènes intitulée « Daguerréotype historique » : après que le « soldat de la première guerre mondiale » eut annoncé que le pays était pris, possédé, les élèves vieillards se mettent en place pour une photo commémorative. Le « petit vieux au vélocipède » devient photographe et apporte un appareil muni d’un long soufflet. Il tire en l’air à l’aide d’un revolver, et à chaque coup de feu s’élance de sa boîte noire le soufflet, qui « s’étire comme un long serpent ou comme quelque organe phallique mécanique », comme la « trompe ondulante de l’éléphant, attaquant visiblement ses victimes ». (Kantor, Les Voies de la création théâtrale 11, désormaisVCT11152-153) La photo provoque la peur chez les modèles : « Ceux qui posent avec une frayeur visible, visages tournés docilement vers l’appareil et le photographe démoniaque, comme hypnotisés par l’“organe” agresseur de la boîte magique, tombent sur les bancs, se renversent, vacillent ». (Kantor,VCT11,153)
Le moment de la prise de vue s’associe ici à un coup de feu, matérialisant sur scène l’analogie entre l’acte photographique et l’acte meurtrier. Le photographe est d’ailleurs secondé par la « femme de ménage-Mort », qui « pressent visiblement dans cette boîte magique quelque parenté profonde avec le destin ». (Kantor, VCT11,152)
Cet appareil photo funeste, invention de Kantor, revient dans Wielopole-Wielopole. Kantor recompose sur la scène la chambre de son enfance et les souvenirs de figures familiales : sa mère Helka, son père Marian appelé à la grande guerre, son oncle Jozef, le curé de son village natal Wielopole, le rabbin, sa grand-mère Katarzyna, d’autres oncles. Il recrée sur scène la photo d’appelés — dont son père — qui lui a donné l’idée du spectacle, et transforme le soufflet-révolver associé au daguerréotype dans La Classe morte en un appareil mitrailleuse monté sur roulettes. Kantor, en préparant le spectacle, a fait plusieurs dessins de cet objet théâtral, on peut en voir un sur ce site : http://muzea.malopolska.pl/obiekty/-/a/26855/1134111. L’objet théâtral appartient aujourd’hui à la Cricothèque : http://www.cricoteka.pl/pl/mr-daguerres-invention/
Quant à la figure du photographe, elle se fond naturellement avec celle de la mort-femme de ménage de la morgue, présentée ainsi par Kantor : « la veuve du photographe local de l’entreprise “Ricordo” est une Vulgaire Souillon de la morgue paroissiale. Un Lugubre Agent de la mort ». (Kantor, Écrits2,78)
La photographe tente de pénétrer sur scène en ouvrant la double porte de bois au fond de la scène, alors que le prêtre, image de l’oncle de Kantor, agonise visiblement sur un lit, mais un homme vêtu de noir au chevet du mourant l’empêche d’entrer sur scène en chuchotant « pas encore, pas encore », comme s’il demandait un répit à la mort. Deux fois il la repousse, mais comme dans les contes, à la troisième tentative, la photographe entre d’un pas décidé et, l’air sévère, fait fuir l’homme en noir, ferme la porte par laquelle il sort, puis à l’aide d’un chiffon troué et visiblement sale frotte sans ménagement les pieds et le visage du prêtre, avant de faire tourner à l’aide d’une manivelle une sorte de lit-broche, « une sorte de machine. Une machine de mort » (Kantor, Écrits2,79), avec un rire sardonique, aidée dans cette opération cruelle par Tadeusz Kantor qui s’est levé de sa chaise. Le prêtre se dédouble grâce à un mannequin qui lui ressemble, vêtu comme lui et qui jette la confusion sur le statut de réalité de l’acteur : d’un côté́ du lit, le prêtre mannequin en blanc, de l’autre, l’acteur, en noir : comme sur un négatif où blanc et noir s’inversent. À cet endroit, la partition décrit :
La Photographe relève rapidement le torse du Prêtre, lui tourne brutalement la tête vers l’appareil.
Une photo.
Une autre. (Kantor, Écrits2, 79)
Ensuite, d’un pas militaire, la photographe dirige l’appareil vers le groupe de soldats en uniforme et avec leurs fusils, en position pour être pris en photo, comme sur la photographie de famille qui avait inspiré Kantor. Elle s’avance vers eux, et par ses gestes leur donne un semblant de vie : les images, très légèrement, s’animent :
Les locataires clandestins de la chambre. Existant dans cette chambre de l’enfance, ils viennent vers nous du passé, « morts » comme réduits à une unique grimace et à un seul instant, celui de la prise de vue photographique. Ils agissent comme à moitié, sur une voie latérale de la vie et de la mémoire. (Kantor, Écrits 2, 80)
Au moment du déclenchement, l’appareil photographique se transforme en mitrailleuse, et les soldats mitraillés – au double sens du terme – retrouvent l’immobilité de la mort, sous les rires de la photographe. On peut voir quelque images du spectacle sur le site du festival d’automne (voir en ligne) et dans un article consacré à Maurizio Buscarino, l’un des grands photographes de Kantor avec Jacquie Bablet (accessible à cette adresse, voir aussi ici).
Selon Brunella Eruli, Kantor avait prévu une scène où la photographe aurait pris en photo ses modèles en figeant chaque personnage dans un geste, mais la famille devait lui rire au nez en disant : « Ils sont déjà morts ! Ce n’est pas la peine qu’elle se dérange, elle ne peut plus les tuer. Et la photographe devait s’en aller, accompagnée des ricanements des locataires. » (Eruli, VCT11, 221) Brunella Eruli fait l’hypothèse que cette scène a été éliminée car elle était trop explicite.
Ce même appareil resurgit enfin dans Je ne reviendrai jamais,spectacle dans lequel réapparaissent des fragments d’anciens spectacles du Théâtre de la Mort, des bribes du passé théâtral de l’artiste, autour de Kantor « en personne » sur scène. Ses souvenirs théâtraux prennent leur indépendance sur scène et maltraitent leur créateur : les acteurs se moquent de lui, ne le reconnaissent pas, et c’est cette fois à Kantor lui-même que s’attaque l’appareil photo mitrailleuse. Mais nous sommes au théâtre, et Kantor stoppe l’objet funeste, chassant les spectres de la scène.
L’image photographique peut également servir d’inspiration aux spectacles du Théâtre de la Mort. Kantor a utilisé une photo d’appelés à la première guerre mondiale, parmi lesquels figurait son père, pour créer Wielopole-Wielopole, comme il le raconte dans un entretien avec Bogdan Gieracynski publié dans Théâtre international :
En regardant de vieilles photos, l’une d’elles s’est particulièrement ancrée dans ma mémoire : elle a été́ prise la veille du jour où mon père est parti au front et elle le représente en militaire.
Je n’étais pas fasciné parce qu’il s’agissait de mon père (je ne l’ai presque pas connu), il n’est jamais revenu de la guerre. Ce qui m’a fasciné, c’est le personnage même du conscrit marqué par le signe de la mort. Et soudain je me suis rendu compte que c’est justement l’armée qui pouvait être ce modèle pour l’acteur. (Kantor 1981, 3)
Dans son entretien consacré au thème de la photographie, Kantor commente également cette image qui a figé un moment du passé :
Quand j’ai commencé à penser à Wielopole, j’ai eu en main une photo de recrues (au premier rang à gauche se trouve mon père). J’ai commencé à observer à la loupe chaque visage, car le visage contient toute la vie d’un homme. Le choix d’un instant par l’appareil photographique est un fait extraordinaire. L’appareil fait en sorte qu’un certain moment est immobilisé dans le temps. L’immobilisation dans le temps est fascinante car elle est impossible dans la réalité alors que la photo immobilise justement un instant.
Les artistes ont toujours rêvé de suspendre le temps. Le portrait n’est rien d’autre que cette suspension du temps. (Kantor 1987)
Cette photographie, datée du 12 septembre 1914, n’est pas présente physiquement dans le spectacle mais elle est mise en scène et s’anime sur le plateau ; selon Denis Bablet, Kantor a gardé la photo originelle avec lui pendant les répétitions[1]. Par ailleurs, elle a souvent été publiée et elle est ainsi devenue familière pour tous ceux qui s’intéressent à l’univers créé par Kantor. Le site de la Cricothèque illustre une page consacrée à Wielopole-Wielopolepar une image du spectacle où l’on voit les acteurs soldats inspirés de la photo de famille (voir ici).
Dans les « séquences » écrites par Kantor pour le programme qui accompagnaient Wielopole-Wielopole, le texte de l’acte I mêle la description des personnages en scène et celle de la photographie :
C’est ma grand-mère,
la mère de ma mère, Katarzyna.
C’est son frère, le Prêtre.
Nous l’appelions : oncle.
Dans un instant, il mourra.
Là-bas est assis mon Père.
Le premier à partir de la gauche.
Au verso de cette photo,
il envoie ses salutations.
Date : 12 septembre 1914. (Kantor, Écrits 2,63)
Dans le catalogue d’une exposition présentée en 2009 à la Cricothèque autour des photographies de Jacquie Bablet, cette image est ainsi publiée aux côtés d’une des photographies de Wielopole-Wielopole, sur laquelle les soldats sont toutefois plus indisciplinés et regardent dans plusieurs directions.
Progressivement, la photographie de famille, le fragment de la réalité passée de Kantor prend son indépendance et mène une vie propre, pénétrant l’imaginaire des admirateurs de l’artiste.
Une autre photographie personnelle a inspiré à Kantor une séquence du spectacle Aujourd’hui c’est mon anniversaire. Dans cette œuvre où les images se dédoublent, où Kantor devait faire face à son autoportrait, et où l’illusion se mêle à des fragments de réalité comme l’enregistrement de la « vraie » voix du « vrai » prêtre de Wielopole, alors qu’il proclamait un discours en l’honneur de Kantor, une photo de famille devait trôner sur la petite table, à côté de la chaise de l’auteur, présent comme toujours sur scène. Kantor raconte à Guy Scarpetta son idée : « Il y a une photo que j’ai retrouvée, où l’on voit mon père et ma mère, avant la guerre de 14… Tu sais, mon père était schizophrène, il voyait son double partout. […] Quant à ma mère, la photo l’a saisie à un moment où elle était enceinte de moi… Je suis présent sur la photo, donc, en tant que fœtus… Le spectacle sera très autobiographique, très centré sur moi… » (Scarpetta 159-160) Au centre de la photo se trouve la mère, Helena Kantor, entourée de Marian Kantor et Stanislaw Berger. Le site de la Cricothèque reproduit la photo de l’archive familiale : http://www.cricoteka.pl/pl/today-is-birthday-cast/et l’objet scénique, la photo encadrée sur la table de Kantor : http://www.cricoteka.pl/pl/biography/
Dans le spectacle, il était prévu que les acteurs imitent la scène fixée sur le papier photographique, mais sans parvenir à créer une temporalité avec un début, un milieu et une fin, ni à prendre leur indépendance vis-à-vis du souvenir figé : le père et la mère répètent inlassablement les gestes de la photo familiale, il tient un verre, elle verse le vin de la bouteille, il lève le verre, boit, pose le verre sur la table, « et ainsi de suite, sans arrêt à l’infini. La vieille photo commence à vivre » (Kantor, VCT18, 179). Elle commence à vivre, mais le geste immobilisé sur l’image ne peut se poursuivre. Le jeu des acteurs accomplit alors une analogie développée par Kantor entre les images mentales du souvenir et la photo ; la mémoire sélectionne une image de passé et la présente au cerveau comme un cliché immobile, privé d’un avant et d’un après, et les clichés peuvent se superposer : « notre mémoire ne crée pas une narration linéaire mais des clichés[2] dont les négatifs sont extraits de notre mémoire par hasard. Ils sont mêlés ; les personnages sont transparents et chacun peut se voir à travers l’autre » (Kantor 1996, 84), « ces clichés de la mémoire sont en fait très proches des régions de la mort » (Kantor 1996, 69).
Le spectacle a dû être joué sans son auteur, mort le dernier jour des répétitions et il est difficile de regarder la captation vidéo ou lire la partition scénique sans avoir en tête cet aboutissement tragique. Le documentaire « Próby tylko próby » sur les dernières répétitions d’Aujourd’hui c’est mon anniversaire est construit comme un compte à rebours des jours précédant la mort de Kantor, comme dans un film noir, ce qui apporte une tonalité́ tragique à l’ensemble, emportant les images des répétitions dans une fiction policière. La mort de Kantor le 8 décembre 1990 crée un repère temporel à partir duquel s’organisent et se transforment les archives.
La création d’un imaginaire fictionnel à travers les archives
Dans Aujourd’hui c’est mon anniversaire, la photo devient un objet scénique ; puisqu’elle appartient au passé de l’auteur, elle permettrait de faire entrer sur scène un morceau de réalité passée de la vie de Kantor, comme l’enregistrement du prêtre de Wielopole, à la manière d’un ready-made. Or, cette photo a été retouchée, grattée : les couleurs ont été changées par Kantor qui a fait en outre disparaître un personnage. Sur la photographie de famille, que l’on peut voir au milieu d’autres photos de la famille de Kantor et de son village natal dans un ouvrage de la Cricothèque, on voit quatre personnes autour d’une table : au centre Helena Kantor, debout, verse du vin à Marian Kantor, assis à sa gauche, qui tient son verre levé. À sa droite se trouvent Stanislaw Berger et la sœur de Marian, qui lèvent eux aussi leur verre. On devine cependant seulement la sœur du père de Kantor car l’image a été en partie grattée par Kantor, c’est une présence fantomatique. Sur l’image encadrée pour le spectacle Aujourd’hui c’est mon anniversaire, l’image a changé : tout ce qui se trouvait sur la table – verres, assiettes, théière… – a disparu, l’arrière-plan a été noirci, et le personnage de la sœur a complètement disparu.
Dans le spectacle, deux acteurs reprennent les gestes figés sur la photo : le Père et la Mère répètent inlassablement les gestes de la photo familiale :
La Mère verse le vin de la bouteille
dans le verre du Père.
Le Père lève le verre
bien haut. Boit.
Il pose le verre sur la table
La Mère verse, le Père lève
le verre, boit, le pose sur
la table.
La Mère verse, le Père – comme
plus haut –
et ainsi sans arrêt à l’infini.
La vieille photo commence à vivre. (Kantor, VCT18,179)
La photo qui se trouve sur la petite table de Kantor, encadrée, est cependant déjà une fiction, et non un morceau de réalité ; les acteurs imitent une réalité trafiquée, truquée, une fausse trace ; l’image encadrée et posée sur la table n’est peut-être pas plus authentique que le jeu des acteurs qu’elle inspire.
Aujourd’hui, on peut voir cette image, au milieu d’autres photos de la famille de Kantor et d’images de son village natal, dans un livre publié par la Cricothèque sur le village Wielopole Skrzynskie. Ainsi, ces photos contribuent à faire vivre un imaginaire autour de l’univers de Kantor, au milieu d’autres archives.
En effet, le spectateur qui découvre Kantor après sa mort voit les vidéos, les photos, les lieux, les objets, avec le regret d’une réalité manquée qui oblige à l’irréel du passé, et qui pousse à recréer de manière illusoire des souvenirs de spectacle auxquels il aurait participé. C’est une rencontre irréelle qui se produit alors, à défaut d’un contact direct avec la représentation ; Kantor lors de ses études à l’Académie des Beaux-Arts, était attiré par la peinture française, mais il ne pouvait l’étudier qu’à partir de reproductions, car il lui était impossible alors d’aller en France. Il dit qu’il ne sait ensuite « si cette rencontre physique a eu plus d’importance que la rencontre imaginaire » (Kantor 1990, 15). De même, c’est une rencontre inventée qui se fait aujourd’hui avec son univers théâtral et une appropriation fictionnelle, qui se fait sur le mode de la perte.
Il en va de même pour tous les spectacles vivants, mais on peut se demander si la nature du théâtre de Kantor, qui manipulait les traces et les restes du passé, qui utilisait le fonctionnement de la mémoire pour créer des séquences théâtrales, modifie la manière dont on s’empare de son théâtre après sa disparition. Le Théâtre de la Mort peut-il continuer à lutter contre la mort quand celle-ci est devenue une implacable réalité ?
Il semble que la place particulière de Kantor jouant avec ses identités dans les spectacles – auteur à la présence illicite sur le plateau, acteur[3], témoin, spectateur et démiurge tour à tour puissant et impuissant… – fait que les photos rentrent dans ce jeu d’illusions, même après la mort de l’auteur.
Dans son entretien sur la photographie, Tadeusz Kantor revenait sur l’idée de la « transparence », les « clichés de la mémoire » peuvent se superposer comme des négatifs photographiques :
Par la « transparence » j’obtiens une méthode théâtrale très importante. En effet si le cliché est transparent, lorsque je pose un second cliché dessus, totalement différent, d’une autre époque, ils commencent à se mélanger. Ce qui signifie que, sur la scène, je peux dérouler une situation qui est un cliché mais lorsque j’applique dessus un second cliché, la situation commence à changer. Un personnage peut en devenir un autre. (Kantor 1987)
Dans Qu’ils crèvent les artistes, on assiste non à la superposition, mais la confrontation de quatre images de Kantor : « MOI-en personne, auteur principal », âgé de 70 ans et assis sur scène, «MOI-lorsque j’avais six ans » affublé d’un petit chariot, surgi du « désir impérieux de revivre ces années une fois encore » (Kantor, VCT18,59), et les deux jumeaux : «L’AUTEUR du personnage théâtral du Mourant qui décrit sa propre mort » et «MOI- LE MOURANT, personnage théâtral ». Kantor commente ce dernier personnage :
Je le convoque cette fois vraisemblablement
du FUTUR,
un espoir éminemment humain :
se dresser face à un tableau
inimaginable : SOI-MÊME MOURANT. (Kantor, Écrits2, 241)
Un médecin va d’une image à l’autre en procédant à l’identification, mais il résiste à cette reconnaissance, et doit être guidé ; le jumeau « auteur » lui explique en montrant du doigt très explicitement Kantor « en personne », toujours sur une chaise dans le coin jardin, puis l’enfant, puis lui-même, l’identité qui les lie. Le médecin récalcitrant finit par accepter le lien de similitude entre les images qui l’entourent et s’exclame : « Celui-ci, c’est celui-ci, et celui-ci c’est celui-ci ! » Cette identification entraîne la constatation : « ils sont tous morts ! » Structurellement le médecin est à la place du spectateur, son rôle est d’éclairer le spectateur : « Puisque ni dans les dialogues correspondants ni par le jeu on n’informe le spectateur des rapports entre MOI assis sur le côté et le petit soldat, ce n’est que la visite du médecin appelé auprès du malade à l’agonie qui donne la possibilité d’éclaircir cette curieuse parenté ». (Kantor, Écrits2, 241)
Cette suite d’images ne permet pas de reconnaître un référent premier et indiscutable, le médecin est perdu au milieu de ces images, ne les distingue pas. Pour lui, la première image semble être le personnage du mourant alité. Chronologiquement, l’enfant est la première image de la série ; du point de vue de leur réalité́, Kantor « en personne » serait la source de toutes ces images. La multiplication des images de Kantor jette un doute sur l’origine du modèle. Sur la scène de Qu’ils crèvent les artistes, les images se répètent, mais si toutes sont des images de Kantor, elles ne peuvent s’accorder et trouver leur place dans une série cohérente, à partir d’une référence première qui les ordonnerait. Tadeusz Kantor n’est plus le référent premier, le modèle. Ce pourrait être un processus semblable à celui que met en place Magritte dans son tableau « Ceci n’est pas une pipe », et que Michel Foucault analyse dans le livre du même nom. La pipe, entre l’« énoncé́ qui la nommait et le dessin qui devait la figurer » disparaît, elle s’absente :
« Magritte a dissocié de la ressemblance la similitude et fait jouer celle-ci contre celle-là̀ […]. Ressembler suppose une référence première qui prescrit et classe. Le similaire se développe en séries qui n’ont ni commencement ni fin […] mais se propagent de petites différences en petites différences. La ressemblance sert à la représentation, qui règne sur elle ; la similitude sert à la répétition qui court à travers elle » (Foucault 35).
Comme sur le plateau, les photos et les vidéos, les traces du passé entrent dans ce jeu et continuent à faire perdre la clarté du référent et de la chronologie. Quand on voit des photos de personnes que l’on connaît, on les confronte à une image mentale, on décide si la photo est ressemblante ou pas, on reconnaît ou non le référent réel. Or, même si l’on n’a jamais vu Kantor ni ses spectacles, même sans ce point de référence-là, il semble qu’un mécanisme semblable se produise, à partir des images, privées d’ancrage réel, que chacun ordonne à sa manière. Prenons l’exemple de la photographie du prêtre de Wielopole, oncle de Kantor, que l’on pouvait voir en 2015 lors d’une exposition organisée à l’occasion du centenaire de Tadeusz Kantor à la Bibliothèque Polonaise de Paris et intitulée « Les origines de Wielopole-Wielopoleles origines » et qui a été reproduite dans le catalogue[4].
Cet homme réel a inspiré une figure théâtrale jouée par l’acteur Stanislaw Rychlicki ; mais pour les visiteurs de l’exposition, la vision des spectacles, dans la réalité ou par le truchement des vidéos, a précédé celle de l’oncle « réel ». C’est pourtant une curieuse impression de reconnaissance qui peut se produire : reconnaissance absurde d’un personnage réel jamais vu à partir de son double théâtral, inversant la chronologie puisque le curé de la réalité a précédé celui du spectacle. Cette archive de la réalité passée de la famille de Tadeusz Kantor s’est organisée de manière incohérente du point de vue de la logique et de la chronologie.
Dans plusieurs textes, Kantor insiste sur la vie des archives, ce qui peut paraître antithétique, et dans un texte lu à l’occasion du symposium de Beaubourg, il souligne l’importance de la Cricothèque qui protégera les archives de son travail :
Lorsque la MAISON un jour s’écroulera
resteront les ARCHIVES – CRICOTHÈQUE.
ELLES DOIVENT RESTER.
ELLES SERVIRONT UN JOUR À CEUX QUI
VOUDRONT CONSTRUIRE PLUS LOIN.
MON VŒU, PLUS ENCORE, MA VOLONTÉ EST
QU’ELLES RESTENT ET DURENT
AFIN DE TÉMOIGNER
DE NOS DIFFICULTÉS ET DE NOS OBSTINATIONS,
DE NOS VOYAGES SUR LES SENTIERS À TRAVERS LE MONDE
[…] LE DERNIER MOT
JE L’ADRESSE À NOS AMIS
DU MONDE ENTIER :
S O U V E N E Z-VOUS
D E S A R C H I V E S V I V A N T E S D U T H É Â T R E
CRICOT
S O U V E N E Z-V O U S D E L A
C R I C O T H È Q U E ! (Kantor, in Banu 1990, 155-156)
La maison s’est écroulée, mais il en reste les traces, les ruines ; avec une force qui perdure malgré son caractère incomplet. L’archive est une forme d’emballage, opération artistique menée par Kantor[5], protégée, mais les photos prennent vie en entrant dans le jeu des images des spectacles ; elles modifient la temporalité, et entrent alors dans la fiction. Les archives demandent à celui qui les regarde de toujours les compléter par son imaginaire et permettent de se constituer une mémoire artificielle remplie d’ombres du monde de Kantor. Ainsi les archives offrent-elles une multitude d’images, continuant à brouiller la frontière entre la vie et le théâtre, la réalité et l’illusion.
« C’est ici chez moi » : une mémoire artificielle
L’ensemble de ces archives parvient donc à créer un monde, changeant, mouvant, à la temporalité un peu trouble. Parmi les témoignages des spectateurs, outre la force de l’émotion revient souvent de manière inexpliquée le sentiment d’appartenance au monde pourtant étrange de la scène. Un spectateur a par exemple dit un jour à Kantor en sortant du théâtre : « Je n’ai pas de raison de rentrer à la maison, Chez moi c’est ICI » (Kantor 1989, 10). Bogdan Renczynski, acteur du Cricot 2, raconte qu’il est tombé amoureux du théâtre de Kantor d’abord comme spectateur, en voyant Wielopole-Wielopole : « Après Wielopole, Wielopole, j’ai vécu une crise terrible. Je ne pensais pas qu’un tel phénomène soit possible. Je n’arrivais pas à m’expliquer cela d’une façon rationnelle. Pour la première fois, j’ai participé à un événement qui me touchait personnellement, comme si tout se passait réellement ». (Skiba Lickel 120). Pippo Delbono quant à lui explique qu’il a ressenti comme sien le monde de Kantor : « J’ai vu Wielopole-Wielopole et ce qui m’a frappé́ c’est la manière dont j’ai été́ pris dans l’histoire de Kantor, une histoire qui m’était totalement étrangère ». (Delbono 195)
Il semble que les différentes archives puissent encore provoquer cette sensation, même si c’est aussi celle d’une maison perdue, même si c’est la maison d’un mort. La photographie devient alors le lieu d’une « mémoire artificielle », une expression d’Alix Cléo Roubaud :
Il n’y a pas de lieu de la mémoire comme autrefois.
Il y a la photographie comme mémoire artificielle.
On peut — construire des espaces pour la photo
— enregistrer des espaces.
On peut donc au moyen d’une mémoire artificielle(la photo) construire un lieu (théâtre, espace), comme Vicence, où on consignerait dans divers couloirs diverses séquences ; où il y aurait la place de figures singulières (icônes); des personnages ; les couloirs des événements, les statues et leurs ombres.
Dire : ceci est mon monde
ceci est tout ce qui est le cas
Ce théâtre serait personnel. Il y aurait des couloirs interdits.
Ce serait peut-être une maison[6]. (Cléo Roubaud 68)
Les photos et les vidéos créent cette maison,où se brouille la frontière entre le présent et le passé, la vie et le théâtre.
Suzanne Fernandez
Université Sorbonne Nouvelle – Paris 3, laboratoire DILTEC, Didactique des langues, des textes et des cultures – EA 2288
Bibliographie sélective
Pour une bibliographie complète on se reportera à la bibliographie de la Cricothèque
http://www.cricoteka.pl/pl/bibliography/
ou à celle de la BNF : http://www.bnf.fr/documents/biblio_kantor.pdf
Tadeusz Kantor, Les Origines de Wielopole Wielopole, catalogue d’exposition, Société historique et littéraire polonaise, Bibliothèque Polonaise de Paris, Cracovie : Cricoteka, 2005.
Photographies de Jacquie Bablet, catalogue de l’exposition à la Cricothèque en 2008, 2009, Cracovie : Cricoteka.
Bablet, Denis (dir.)Tadeusz KantorI, LesVoies de la création théâtrale, 11. Paris : ÉditionsduCNRS,1983.
Bablet,Denis (dir.)TadeuszKantorII, Les Voies de la création théâtrale, 18. Paris : Éditions du CNRS,1993.
Bablet,Denis, « Tadeusz Kantor et la photographie », LesVoies de la création théâtrale, 18 Paris : Éditions du CNRS,1993, 263 – 271
Banu,Georges (dir.), Kantor, l’artiste à la fin du vingtième siècle, Paris : ActesSud-Papiers,1990.
Cléo Roubaud, Alix. Journal (1979-1983). Paris : Seuil, 1984.
ChróbakJozef. Wielopole Skrzyńskie di Tadeusz Kantor. Cracovie : Cricoteka, 2005.
Delbono, Pippo. Mon Théâtre, livre conçu et réalisé par Myriam Blœdé et Claudia Palazzolo, Arles :ActesSud,2004.
Eruli,Brunella. « Wielopole-Wielopole », Tadeusz Kantor, I, Les Voies de la création théâtrale, Paris : ÉditionsduCNRS,1983, 201-271.
Foucault Michel. Ceci n’est pas une pipe, Saint Clément de rivière : Fata Morgana, 1973.
Kantor, Tadeusz. LeThéâtre de la mort. Textes réunis et présentés par Denis Bablet, Lausanne : L’Âge d’Homme,1977.
Kantor, Tadeusz. « Médiateurs entre les vivants et les morts », Entretien avec Bogdan Gieracynski, Théâtre international, n° 2, 1981.
Kantor, Tadeusz, « O fotografii z Tadeuszem Kantorem – Tadeusz Kantor on photography», interview par Andrzej Matynia, Projekt, Varsovie, n°3, 1987. Traduction par Marie-Thérèse Vido-Rzewuska publiée dans Phlit.
Kantor, Tadeusz. « Réponse à onze questions », Entretien avec Françoise Gründ, Internationale de l’Imaginaire,n° 12, printemps 1989.
Kantor, Tadeusz.LeçonsdeMilan,traduit du polonais par Marie-Thérèse Vido-Rzewuska, Arles : ActesSud,1990.
Kantor, Tadeusz, Eruli, Brunella, Entretiens. Paris : Carré, Arts et esthétique, 1996.
Kantor, Tadeusz.Ma pauvre chambre de l’imagination : Kantor par lui-même. Traduit du polonais par Marie-Thérèse Vido-Rzewuska. Besançon : Les Solitaires intempestifs, 2015.
Kantor, Tadeusz.Écrits (1). Du théâtre clandestin au théâtre de la mort. Traduit du polonais par Marie-Thérèse Vido-Rzewuska. Besançon : Les Solitaires intempestifs, 2015.
Kantor, Tadeusz.Écrits (2). De « Wielopole Wielopole » à la dernière répétition. Traduit du polonais par Marie-Thérèse Vido-Rzewuska. Besançon : Les Solitaires intempestifs, 2015.
Kantor, Tadeusz. Wielopole-Wielopole, photographies de Maurizio Buscarino, Milan : Ubulibri, 1981.
Meyer-Plantureux, Chantal. Le Fonctionnement des objets dans Wielopole-Wielopolede Tadeusz Kantor. Paris : Université de la Sorbonne Nouvelle, 1982.
Scarpetta, Guy. Kantor au présent, Arles : Actes Sud, 2000.
Skiba-Lickel,Aldona, L’acteur dans le théâtre de Kantor, Paris : Bouffonneries,1991.
Passing Fergombé, Amos. Tadeusz Kantor, de l’écriture scénique de la mort à l’instauration de la mémoire, Valenciennes : Presses Universitaires de Valenciennes,1998.
Filmographie
Bablet, Denis et Bablet, Jacquie. Le Théâtre de Tadeusz Kantor,Paris : K-Films Vidéo, 1988.
SapijaAndrzej, ,Próbytylkopróby,[Desrépétitions,rienquedesrépétitions],TelewizjaPolska,1992,Cricoteka2006.
Umarlaklasa[La Classe morte],première le 5 novembre 1975 à la Galerie Krzysztofory de Cracovie, Pologne. Captation vidéo réalisée par Nat Lilenstein, FR3 /LaSept,1989,92min.
Wielopole-Wielopole,premièrele23juin1980à Florence,Italie. Captation vidéo réalisée par Stanislaw Zajączkowski, Telewiczja Polska Krakow, 1984, Cricoteka, 2009,86min.
Niechsczeznaartysci.Rewia [Qu’ils crèvent les artistes. Revue], première le 2 juin 1985 à Nuremberg, Allemagne. Captation vidéo réalisée par Stanislaw Zajączkowski, Telewizja Polska, 1986, Cricoteka, 2008, 77min.
Nigdytujuzniepowroce [Je ne reviendrai jamais], première le 23 avril 1988 au Teatro Studio à Milan,Italie. Captation vidéo réalisée par Andrzej Sapija, Cricoteka, Telewizja Polska, 1990, Cricoteka, 2008, 81min.
Dzis Sa Moje Urodziny [Aujourd’hui c’est mon anniversaire], première le 10 avril 1991 à Toulouse, réalisation Stanislaw Zajączkowski, Telewizja Polska, 1991, Cricoteka, 77 min.
Sitographie
Site de la Cricothèque http://www.cricoteka.pl/pl/en/
La Fondation Tadeusz Kantor http://kantorfoundation.pl/en/
[1] « Cette photo-là il l’avait constamment avec lui pendant les répétitions de Wielopole-Wielopole » (Bablet,VCT18, 265).
[2] En français dans le texte.
[3] La raison de ma présence n’est pas seulement de jouer le rôle de destructeur de l’illusion. Je me suis rendu compte que je suis un peu acteur et que cela est nécessaire pour que la pièce, pour que le spectacle soit plein. (Kantor, 1996, 16-17).
[4] http://www.bibliotheque-polonaise-paris-shlp.fr/index.php?id_page=20933
[5] http://www.cricoteka.pl/pl/emballages-2/
[6] Les codes de mise en page (espaces, ponctuation) reproduisent l’édition du texte publiée chez Seuil.