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Chantal Meyer-Plantureux, Kantor, ultimes répétitions

Résumé : Les derniers mois de travail théâtral de Tadeusz Kantor
mots-clés : Kantor, théâtre, mise en scène
Référence électronique : Chantal Meyer-Plantureux . « Kantor, ultimes répétitions », Revue internationale de Photolittérature n°2 [En ligne], mis en ligne le 15 décembre 2018, consulté le 23 avril 2024. URL : http://phlit.org/press/?articlerevue=kantor-ultimes-repetitions
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Kantor, ultimes répétitions


Toulouse, 11 octobre 1990[1] : j’entre en silence dans la salle du Théâtre Garonne où Kantor répète son dernier spectacle, Aujourd’hui, c’est mon anniversaire. C’est la fin de la deuxième session de répétitions. La première session a eu lieu à la galerie Krzystofory à Cracovie en janvier-février 1990. Durant ces premières répétitions, il a surtout créé « les personnages de la mémoire », sa famille, les deux peintres amis (Maria Jarema et Jonasz Stern) et les emballages. À Toulouse, durant la seconde session (septembre-octobre), les répétitions ont surtout porté sur le jeu entre fiction et réalité, le cadre et le hors cadre et les problèmes du lieu scénique.


Lorsque j’arrive, ce 11 octobre, je plonge sans préparation dans l’univers du spectacle. Kantor est assis à une petite table de bois, une photographie et quelques notes manuscrites posées devant lui, un café à la main.


Il est détendu, il s’amuse même franchement : devant lui, à gauche de la scène, dans un cadre immense de bois brut, son autoportrait – chapeau, costume noir, chemise blanche, grande écharpe noire – profère des sons inarticulés, ses gestes saccadés sont grotesques. Brusquement, il sort de son cadre et je pense durant une fraction de seconde à cette peinture de Kantor que j’ai vue quelques mois auparavant à la galerie de France : J’en ai assez de m’asseoir je sors, dans laquelle son autoportrait s’échappe du tableau.


Kantor félicite Andrzej Welminski : ensemble ils revoient le texte que l’autoportrait doit proférer. Kantor parle moitié en français moitié en polonais ; les consignes sont simples : « Le cadre du tableau est trop étroit pour toi, tu t’énerves, tu étouffes, tu décides de sortir et à ce moment-là mon ombre te repousse dans le cadre. » « L’ombre », Loriano della Rocca, semble moins à l’aise : il m’avouera quelques heures plus tard qu’il ne sait absolument pas ce que Kantor attend de lui. Il est « l’ombre de Kantor », point. Pas de texte. Pas d’autre consigne. De temps en temps, Kantor lui indique un geste, une action. Loriano attend, sans relâcher un instant son attention, un signe de Kantor : on le sent tendu, mal à l’aise dans une situation inconfortable.


Dans un autre cadre, celui-là horizontal, à droite de la scène, Teresa, elle aussi, attend. Elle n’a pas bougé depuis que je suis entrée. Allongée sur un matelas mince recouvert de toile rugueuse, un bras replié sous sa tête posée sur une sorte d’oreiller, elle est vêtue d’une robe de satin assez moulante. Elle évoque irrésistiblement la Maja de Goya.


Au centre de la scène, un troisième cadre se met à s’animer : je reconnais la « famille » kantorienne, le père et son double joués par les jumeaux, la mère, l’oncle Stasio et son violon, le prêtre de Wielopole. Kantor insiste beaucoup sur la composition de l’image dans le cadre : il se lève à plusieurs reprises indiquant une pose, un geste, se rassoit, s’abîme dans la contemplation de la photo. Les acteurs, figés, attendent. Je comprends, en m’approchant de la photographie – lors de la pause –, que Kantor tente de la transposer sur scène.


J’ai très vite la sensation d’assister au spectacle le plus autobiographique de Kantor. Il insiste sur ce qu’il appelle sa « sphère privée », l’unique réponse au monde qui l’entoure : « Seule la vie individuelle est importante. » Elle investit son théâtre, sa peinture : dans Aujourd’hui, c’est mon anniversaire, il confronte le biographique théâtral et pictural mais, ajoute-t-il, « dès que je relâche mon contrôle, ‘ils’ se vengent, ils font n’importe quoi, ils sortent du tableau, ils s’opposent à moi. … C’est un rapport de force… » (Kantor 1990). Visiblement, ce jour-là, le rapport de force est en sa faveur. Kantor semble heureux de la répétition.


Le lendemain, la scène est envahie par les « organes du pouvoir » : il s’agit d’une mitrailleuse-canon conduite par le curé, d’un « panier à salade », d’une tribune occupée par un médecin. L’espace est saturé de monde ; des soldats sortent du tableau central. Au milieu, une « pauvre jeune fille » explique, en pleurant, à quoi servent ces objets. Le texte est ironique : j’apprendrai par la suite que ce texte doit beaucoup à Marie Vayssière – qui d’ailleurs le dit en français. C’est de cette scène qu’est né le spectacle – l’Art contre le Pouvoir – et ce sont ces objets que Kantor a dessinés en premier, il y a un an et demi à Cracovie. Kantor rit beaucoup lorsque la « pauvre fille » pleure au milieu de l’espace. L’ombre, Loriano, répète en italien. La scène se déroule sans trop de coupures ; juste un geste rageur de Kantor, jetant violemment un drapeau qui ne devait pas se trouver là, perturbe quelques instants la répétition. Mais dans l’ensemble Kantor est satisfait.


C’est lors de la scène de « La mort de Meyerhold », le 13 octobre, que les choses se gâtent. Sans qu’il ne se soit encore rien passé, je sens que l’atmosphère est lourde. Kantor est seul à sa table, buvant du café et écrivant quelques notes. Les acteurs sont assis au bord de la scène et parlent à mi-voix. Kantor les appelle brusquement et leur demande de se mettre en place. Le cadre du centre se transforme : un praticable (fabriqué par les menuisiers qui ont anticipé la demande de Kantor), fait de planches disjointes, apparaît et le tableau va avancer, poussé de chaque côté par les acteurs jouant Maria Jarema et Jonasz Stern : Meyerhold doit être torturé par les NKVDistes devant les yeux des spectateurs. Mais la transformation se fait mal : l’image n’a pas la force que Kantor désire. À plusieurs reprises, Kantor interrompt la scène, indique le rythme à la façon d’un chef d’orchestre. L’action se déroule trop rapidement. Il veut des gestes au ralenti ; il prend la place de Zbigniew Gostomski, montre le mouvement qu’il attend. La tension est à son comble. À ce moment précis, une responsable culturelle de la ville de Toulouse qui a demandé à assister à cette répétition et qui discute avec un ami s’esclaffe bruyamment. La réaction de Kantor est immédiate. En deux enjambées, il est au bord de la scène et, pointant son doigt en direction de la jeune femme, hurle un « Sortez, imbécile » qui fait trembler la salle. Interloquée, elle met plusieurs minutes à réaliser qu’il s’agit d’elle. Le temps est interminable pendant qu’elle rassemble ses affaires. Kantor, hors de lui, continue à fustiger les ignares qui osent s’occuper de culture alors qu’ils ne comprennent rien à l’art. Personne ne bronche. Après la répétition, un acteur me confiera son soulagement : la responsable culturelle a servi de bouc émissaire. Kantor devait « exploser », rien n’allait comme il le voulait : cette scène ne marchait pas et s’il n’avait pas crié après cette femme il s’en serait pris aussi violemment à l’un des acteurs.


Cracovie, 12 novembre 1990. Début de la troisième et dernière session des répétitions dans une salle prêtée par la municipalité et assez éloignée du centre. Le lieu est sinistre : rien à voir avec le Théâtre Garonne à Toulouse. Il n’y a pas de loges, les acteurs se changent derrière des paravents. Kantor, ironique, m’accueille par un tonitruant : « Voyez comme je suis traité en Pologne. » Mais l’ambiance est néanmoins chaleureuse, moins froide peut-être qu’au théâtre en France. Une table chargée de gâteaux, de café et de clémentines (les clémentines sont encore un luxe dans la Pologne de cet automne 1990) rassemble les acteurs. Dans un coin, une caméra vidéo : c’est la première fois que Kantor accepte la captation des répétitions. Kantor explique aux menuisiers les changements qu’il désire et les nouveaux objets qu’il veut. Il fait des plans, il prend des mesures. Je découvre des changements majeurs : le cadre de droite qui contenait la Maja est devenu vertical et c’est L’Infante que représente Teresa ; Goya, Vélasquez : les deux seuls peintres qui ont pénétré « la Chambre d’Imagination », deux peintres qui, pour Kantor, représentent la résistance de l’art au pouvoir. « Ce n’est pas Napoléon qui a fait l’Europe, c’est Goya », a déclaré[2], il y a quelques mois, Kantor (Kantor 1990). Que Kantor ait finalement privilégié Vélasquez n’est pas étonnant. Depuis 1965, L’Infante est présente dans nombre des tableaux de Kantor. L’Infante qui lui a inspiré un manifeste. Kantor a une tendresse particulière pour ces petites infantes « humiliées », aux « yeux vides comme des tombeaux » (Kantor 1982).


La répétition commence. C’est la scène des emballages. Les acteurs sont allongés et écoutent Kantor. Anna Halczak me traduit : « C’est mon atelier, vous êtes mes emballages, je suis ici en tant que peintre – vous n’êtes pas des clochards. » Les consignes sont beaucoup plus élaborées qu’à Toulouse. Kantor a presque fini la partition de son spectacle. Il distribue chaque matin des photocopies du texte de la scène qu’ils répètent. La scène des emballages se déroule sans difficulté ; après la pause, c’est la scène des « organes du pouvoir » qui doit être jouée. Là, tout se gâte. Le rythme n’est pas bon. Cela saute aux yeux. L’espace n’est pas le même qu’à Toulouse : il est considérablement réduit et cela donne à la scène une impression de confusion. Le bruit est assourdissant : à la musique de scène se mêle le vacarme des perceuses du chantier d’à côté mettant les nerfs à vif. Kantor s’en prend violemment à « l’ombre » – Loriano (qui remplace le curé) – car il ne manie pas le tank à la vitesse voulue. Loriano essaie à plusieurs reprises puis abandonne en expliquant à Kantor qu’il ne peut faire fonctionner l’objet comme il le désire. Bizarrement la colère de Kantor se tourne contre les menuisiers qui « fabriquent mal les objets ». Il arrête la répétition et décide d’appeler le costumier : il n’est pas satisfait des costumes. Il demande des ciseaux et retaille sur l’acteur le costume du porteur d’eau. Il recule, semble satisfait du résultat. Il est 13 heures, l’orage est passé, on regagne, dans le calme, la Cricothèque.


Le lendemain, dès les premières minutes de répétition, la tension est à son comble. Certains acteurs, dont les jumeaux, sont en retard, d’autres parlent alors que l’air furieux de Kantor commandait le silence. Il n’en fallait pas plus pour que Kantor se mette à vociférer contre les acteurs, accusés d’être « comme tous les Polonais serviles et staliniens ». L’énormité de ses propos calme immédiatement sa colère. La répétition se déroulera magnifiquement. Il y aura même un instant de pur bonheur lorsque Kantor se mettra à danser avec Mira, sa vieille amie, qui joue le Dr Klein, sur une musique populaire juive : un moment heureux, détendu, émouvant, d’une beauté rare. Je ne suis pas la seule à être émue.


Comme toujours chez Kantor, les jours se suivent et ne se ressemblent pas. Le lendemain la répétition débute sans incident majeur : une légère colère contre un technicien, une petite impatience parce que son café n’avait pas été renouvelé, rien de bien grave. Pourtant j’éprouve un malaise. Kantor, la veille au soir, m’a confié qu’il est loin d’avoir terminé, qu’il a demandé une semaine supplémentaire de répétitions. Il semble inquiet. Il change certaines scènes dont celle qui doit être répétée ce matin du 15 novembre : « La mort de Meyerhold. » Elle a évolué sensiblement depuis Toulouse. Elle fonctionne mieux mais les entrées et sorties de Meyerhold et de l’ombre ne sont pas vraiment au point. Kantor n’arrive pas à trouver la suite à donner à cette scène très forte. La répétition se termine dans la confusion. L’atmosphère est lourde. Kantor appelle le chef costumier. Mais c’est un jeune costumier qui vient d’être engagé qui s’avance et annonce à Kantor qu’il démissionne. L’explosion ne se fait pas attendre. Kantor se tourne vers le chef costumier lui reprochant de ne pas avoir facilité le travail du « nouveau ». Mais, courageusement, l’apprenti déclare que la faute ne lui incombe pas, qu’il part à cause de lui – Kantor –, qu’il ne peut travailler dans ce climat de peur. Une actrice me murmure à l’oreille : « Pour une fois qu’on lui dit la vérité, ça nous venge. » Pendant plus d’un quart d’heure, nous restons figés, assistant impuissants à la colère homérique du maître. Je ne serai pas là quelques jours plus tard lorsqu’à la suite d’un semblable accès de fureur il tombera, terrassé par un infarctus. Au dernier jour de répétition. « Le spectacle sera très autobiographique, très centré sur moi…  Le premier acte, ce sera moi avant ma naissance… Il y aura peut-être aussi une séquence qui se situera après ma mort… » (Kantor 1990)


Le 10 janvier 1991 au Théâtre Garonne, dans le spectacle qui porte maintenant le titre de La Dernière Répétition du spectacle de Tadeusz Kantor, la planche dans la scène finale est portée comme un cercueil par les jumeaux, « l’autoportrait » et l’oncle Stasio. Ce sont eux aussi qui, moins d’un mois avant, ont porté en terre dans le petit cimetière de Cracovie le cercueil de Kantor.


Chantal Meyer-Plantureux

Laboratoire HisTeMé (Histoire, Territoires, Mémoire)

Université de Caen Basse-Normandie


 




Bibliographie


Kantor Tadeusz, entretien avec Guy Scarpetta le 25 février 1990 à Varsovie, La Règle du jeu, n°1, Paris, mai 1990.


[1]Cet article est paru initialement sous le titre « Répétitions ultimes pour Aujourd’hui c’est mon anniversaire » dans Les Répétitions. Un siècle de mise en scène. De Stanislavski à Bob Wilson, Alternatives théâtrales 52-53-54, décembre 96 / janvier 97, p. 28-31. Il a ensuite été publié sous le titre « Kantor, ultimes répétitions » dans Georges Banu (dir.), Les Répétitions de Stanislavski à aujourd’hui,Actes Sud, 2005, p. 199-206.


[2]Voir les tableaux de Kantor : L’Infante de Vélasquez est entrée dans ma Chambre d’Imagination(1988) et Le Soudard napoléonien du tableau de Goya a fait irruption dans ma Chambre d’Imagination(1988).


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