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Anne-Cécile Guilbard, Proust à travers les photographies
Proust à travers les photographies
Grâce à des travaux désormais nombreux et convergents – quelques-uns seront mentionnés au fil de cet article – l’on sait à quel point la métaphore photographique nourrit l’écriture de Proust. Toutefois, à lire celle, fameuse, par laquelle il définit le travail de la littérature dans Le Temps retrouvé (comme « développement » de clichés par l’intelligence) on s’aperçoit que la métaphore de la lumière est seule en réalité prise en compte. Nul processus chimique, pourtant constitutif du développement photographique, n’entre en œuvre dans l’activité révélatrice. C’est que, rappelle un contemporain,
Il y a deux jeux opposés pour le même appareil photographique, qui peut servir à recevoir et fixer une image venue de l’extérieur, ou au contraire à projeter au dehors une image interne, comme une lanterne magique. Il suffit de se servir à rebours du même instrument.[1]
Notre hypothèse est que le dispositif photographique qui nourrit la métaphore proustienne, lorsque cette métaphore est structurante[2], n’est pas la photographie sur papier, mais ce qu’on appellerait aujourd’hui la diapo, image développée sur support transparent, en l’occurrence des plaques de verre. Les « plaques sèches » que les entreprises Eastman et Lumière, entre autres, commercialisent à l’époque de Proust – en plus des films souples négatifs, les « pellicules », à l’intention des photographes – sont en effet d’usage courant au début du XXe siècle : négatives et positives, destinées à la projection ou à la stéréoscopie, en couleur[3] aussi bien qu’en noir et blanc, les plaques se présentent par boîtes dans des formats standard aisément manipulables et dont l’usage est extrêmement populaire au tournant du XXe siècle.
Si nulle mention explicite n’en est faite dans La Recherche, toutefois l’omniprésence du paradigme du filtrage des images par la lumière dans l’œuvre invite à reconsidérer la métaphore photographique sous l’angle de la projection de plaques plutôt que sous celui de l’épreuve sur papier sur lequel la lumière a fixé définitivement l’empreinte unique, et surtout dont l’épaisseur et l’opacité bloquent le regard à la surface.
Des photos toujours déjà développées
De fait, le narrateur proustien manifeste à l’égard de la photographie une connaissance technique qui le situe davantage parmi les regardeurs ordinaires de clichés que parmi les photographes comme Saint-Loup – Barthes dirait qu’il est comme lui Spectator mais jamais Operator. Jean-François Chevrier l’a remarqué : « Une photographie est pour [Proust], comme pour tous les écrivains, toujours une image faite, regardée, et non une image à faire »[4]. Si, comme on va le voir, la prise de vue mentale est certes omniprésente, la chimie du développement, en revanche, fait librement défaut. Il y a bien à Balbec une chambre noire où Saint-Loup développe ses négatifs, mais le mystère de l’opération qui s’y déroule est tel qu’on soupçonne le photographe de s’y livrer plutôt à des pratiques amoureuses illicites avec le liftier[5]. Brassaï a aussi trouvé dans le livre de l’ami Fernand Gregh l’anecdote selon laquelle l’écrivain, présent dans une chambre noire lors d’un développement, se serait évanoui[6] ! En somme, lorsque le narrateur proustien parle de « développement », d’« impression » ou de « révélation », en utilisant le lexique spécifique de la photographie, il ne s’agit en réalité jamais dans ces métaphores du dispositif technique précis : pas d’image latente, pas de montée progressive au bain révélateur, pas d’obscurité ou de lumière inactinique ni de temps d’exposition… Les clichés qu’il évoque sont toujours déjà développés, images prêtes à l’emploi.
Même la référence précise au développement chimique, que Jérôme Thélot a repérée[7], relève encore d’un automatisme parfaitement étranger au narrateur, dont l’opération s’effectue en son absence : « On est gai toute la soirée, on ne s’occupe pas d’une certaine image ; pendant ce temps-là elle baigne dans le mélange nécessaire ; en rentrant on trouve le cliché, qui est développé et parfaitement net. » (ARTP III, 193). Quelle ellipse des manipulations ! Il ne s’agit jamais en effet que de « trouver » en rentrant l’image toute faite, sans qu’à aucun moment soit décrit le processus du développement comme travail du narrateur : l’idée qu’a Proust de la photographie comme métaphore de l’activité de l’artiste apparaît ainsi clairement, et explicitement, comme « une question non de technique, mais de vision » (ARTP IV, 474).
Un « développement » des clichés par l’intelligence
Dans le passage fameux du Temps retrouvé qui décrit le travail de l’artiste, l’emploi de guillemets pour le participe passé « développés » signale bien cette distance que prend Proust vis-à-vis du sens photographique du verbe. La tâche de l’artiste est, selon le texte,
[…] de retrouver, de ressaisir, de nous faire connaître cette réalité loin de laquelle nous vivons, de laquelle nous nous écartons de plus en plus au fur et à mesure que prend plus d’épaisseur et d’imperméabilité la connaissance conventionnelle que nous lui substituons, cette réalité que nous risquerions fort de mourir sans l’avoir connue, et qui est tout simplement notre vie.
La vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie, par conséquent, réellement vécue, cette vie qui, en un sens, habite à chaque instant chez tous les hommes aussi bien que chez l’artiste. Mais ils ne la voient pas, parce qu’ils ne cherchent pas à l’éclaircir. Et ainsi leur passé est encombré d’innombrables clichés qui restent inutiles parce que l’intelligence ne les a pas « développés ». (ARTP IV, 474, je souligne)
C’est en fait, bien plus que le développement photographique, la notion de cliché qui concentre l’intérêt de l’auteur pour décrire le passé, matière brute de l’art, que l’artiste doit ressaisir et transformer – « éclairer ». Car le cliché en est la représentation matérielle, sensible, apte à faire sentir au lecteur ce matériau de l’écrivain qu’est la mémoire. Celle-ci paraît conçue comme une diathèque qui demande à être présentée, révélée, exposée, c’est-à-dire filtrée par la lumière de l’intelligence. De là les guillemets autour du développement, car si le mot technique n’est pas tout à fait juste, il suggère cependant l’idée photographique qui prévaut : le passé est un passe-vue d’images fixes et positives, qui demeurent obscures tant qu’on ne les a pas approchées de la lampe de l’intelligence.
Certes, ce que j’avais éprouvé dans ces heures d’amour, tous les hommes l’éprouvent aussi. On éprouve, mais ce qu’on a éprouvé est pareil à certains clichés qui ne montrent que du noir tant qu’on ne les a pas mis près d’une lampe, et qu’eux aussi il faut regarder à l’envers : on ne sait pas ce que c’est tant qu’on ne l’a pas approché de l’intelligence. Alors seulement quand elle l’a éclairé, quand elle l’a intellectualisé, on distingue, et avec quelle peine, la figure de ce qu’on a senti. (ARTP IV, 475, je souligne)
« L’épaisseur et l’imperméabilité » de la vie mettaient déjà en exergue cette opération de filtrage qu’effectue la lumière, mais renseignent aussi, par le biais des actions de mettre « près d’une lampe » et de « regarder à l’envers », sur l’activité non pas d’une projection sur quelque mur faisant écran – et par là-même spectacle, on y reviendra – , mais sur celle d’un visionnage privé, à l’écart, dans l’intimité d’un rapport engageant le corps de l’auteur (on l’imagine dans un fauteuil) qui examine en les tenant près de sa lampe, une à une, les images de son passé.
On peut également préciser que les plaques photographiques ont bien seules cette particularité de paraître obscures tant qu’on ne les a pas approchées de la lumière, pour regarder au travers, et à l’envers, les figures déposées à la surface qui alors seulement s’y révèlent. La peine avec laquelle l’écrivain déclare pouvoir distinguer ce qu’il a senti, soit en précisant la métaphore de l’image empreinte sur la plaque, rend compte de la difficulté à percevoir sans l’aide d’une source lumineuse (projecteur, lanterne magique, lampe), les plaques qu’il manipule, en même temps qu’elle exprime bien évidemment la subtilité de la tâche à laquelle l’artiste s’adonne.
Projection ?
C’est que mettre une plaque près d’une lampe et la projeter sur l’espace extérieur d’un mur ne relèvent ni du même geste, ni de la même conception de l’image. Le sentiment de malaise que rapporte le narrateur de Du côté de chez Swann lors de l’épisode de la lanterne magique qui promène le corps astral de Golo sur les murs, les rideaux et jusqu’au bouton de porte de sa chambre à coucher indique assez à quel point la projection qui transforme la plaque à scruter en spectre lumineux répandu dans sa chambre est vécue comme une intrusion[8], tout comme l’animation mécanique des dessins colorés successifs se voit réduite à une pauvre saccade docile du traître à cheval. On retrouve ce même mépris pour la projection conçue comme exhibition dans Le Temps retrouvé où le narrateur décrit cette « mystérieuse pénombre de chambre où l’on montre la lanterne magique, ou de salle de spectacle servant à exhiber les films d’un de ces cinémas vers lesquels allaient se précipiter dîneurs et dîneuses » pendant le couvre-feu au restaurant où il avait dîné un soir avec Saint-Loup.
La mésestime dans laquelle Proust tient la « simple vision cinématographique, laquelle s’éloigne […] d’autant plus du vrai qu’elle prétend se borner à lui » n’est ainsi pas seulement due à l’animation, médiocre copie du vrai mouvement, mais, peut-on constater, aux conditions de visionnage qui exhibent et publient donc, en leur retirant leur caractère privé, subjectif, les images qui, dès lors, toutes projetées qu’elles sont, se défilent à leur élucidation par l’intelligence. Philippe Ortel évoque ainsi, pour la photographie chez Proust, cette qualité d’« objet transitionnel »[9], à laquelle l’exposition publique, l’usage collectif, c’est-à-dire la réalisation extérieure au sujet de l’image qu’il projette, ne peuvent définitivement pas convenir.
En somme, si la plaque est bien nécessairement traversée par la lumière, il n’y a pas pour autant projection. Toutefois la plaque demeure qui est filtrée par l’intelligence : en ce sens elle est bien « béance encadrée », « médiation », ainsi que le formule Patrick Mathieu[10]. De là l’examen studieux à la lumière de la lampe des images à éclairer. Images photographiques, fixes, qui ont l’intérêt d’être plurielles et de multiplier les vues d’un même objet, ou d’un même être[11].
Plurielles, et superposables
La critique l’a déjà bien souligné : c’est la pluralité, la collection de photographies, qui provoque les ajustements permanents de la vision du narrateur[12]. L’intérêt du modèle de la plaque photographique plutôt que de l’épreuve sur papier consiste clairement dans les manipulations qu’elle rend possibles ; non pas seulement la juxtaposition comparative des photos sur papier, opération qui suscite la « contagion métonymique » que décrit Gérard Genette[13], mais la superposition de plaques, qui est la figure exacte de la métaphore dans la mesure où la demi-transparence du verre photographique rend possible cette « surimpression » dans une vision unique et composite à la fois. Jacques Cazeaux l’avait aussi remarqué :
[l]a cloison de verre fascine Proust. Les vitraux de l’église et leur substitut familial, la lanterne magique, correspondent chez lui à une expérience d’ordre métaphysique, celle de la limite et de la forme. […] La vitre n’est jamais qu’une surface. Mais vers elle accourt la lumière. L’esthétique de Proust est fondée sur un privilège de la surface. Sa grande émotion surgit lorsqu’un souvenir, de préférence involontaire, interpose son mur translucide dans le cours indéterminé des impressions : ce souvenir impose un plan d’arrêt qui permet alors de mesurer et d’abolir la profondeur, comme le vitrail révèle en l’absorbant la course des rayons lumineux.[14] (je souligne)
Le critique ne songe pas ici à la photographie, néanmoins il montre bien que les cloisons de verre où sont empreints les souvenirs ont la vertu de permettre la multiplication, et la superposition, des images :
S’il est un moment, dans la Recherche, où le personnage d’Albertine peut rayonner, comme une sorte de pile qu’on a chargée, toutes les images que le Narrateur a encloses dans ce nom et dans cette silhouette, c’est bien lorsqu’il la tient « prisonnière ». Et, de fait, on nous laisse entrevoir cette multitude : « me semblait posséder non pas une, mais d’innombrables jeunes filles » (III, p.72; 6, 75). Quelques pages plus haut, Proust expliquait le « relief » pris par Albertine grâce à la « superposition des images successives » et de traits nouveaux où s’effectue une « germination, une multiplication » de la jeune fille (III, p.69; 6, 71). Revenons encore en arrière. Avant d’évoquer ses soirées passées en compagnie d’Albertine, le Narrateur réfléchit, en un long préambule (III, p. 64 à 66; 6, 66 à 69), sur l’impossibilité d’ « immobiliser » les multiples présences des jeunes filles qu’on aime « il faudrait ne plus vous aimer pour vous fixer ». Car « A chaque fois, une jeune fille ressemble si peu à ce qu’elle était la fois précédente. » (je souligne)
On reviendra plus loin sur l’impossibilité de fixer que les cloisons ou plaques de verre caractérisent, mais le paradigme de la semi-transparence repéré par Cazeaux avec le motif du vitrail met déjà en œuvre le phénomène de filtrage – dissimulation comme révélation – que la superposition de deux visions ou plus apporte.
La référence à la plaque permet la distinction critique entre différentes visions d’un même être : par exemple un poncif ou une hallucination tenace peut cacher la véritable beauté dans l’art aussi bien que la réalité, « dissimulée […] par l’interposition d’un poncif de grâce surannée qui flotte dans l’œil du public comme ces visions subjectives que le malade croit effectivement posées devant lui » (ARTP III, 722), ou cet autre exemple où Proust convoque explicitement le modèle photographique :
« Mais qu’au lieu de notre œil, ce soit un objectif purement matériel, une plaque photographique, qui ait regardé, alors ce que nous verrions, par exemple dans la cour de l’institut, au lieu de la sortie d’un académicien qui veut appeler un fiacre, ce sera sa titubation, ses précautions pour ne pas tomber en arrière, la parabole de sa chute, comme s’il était ivre ou que le sol fût couvert de verglas. » (ARTP II, 439)
Organe de perception accessoire, la plaque « regarde » d’une manière différente de l’œil ; et la possibilité ouverte par cette prothèse donne lieu à une diversité non tant de points de vue que de clichés à examiner, d’images faites : objectives versus subjectives – dans le cas de l’académicien, la vision subjective paraît conventionnelle, proche du poncif qui masquait la vérité à l’œil du public. La photographie sert, par son objectivité, à montrer à quel point nos visions sont subjectives ; la possibilité de multiples clichés s’interpose et invite aussi à la comparaison.
Il en est de même quand quelque cruelle ruse du hasard empêche notre intelligente et pieuse tendresse d’accourir à temps pour cacher à nos regards ce qu’ils ne doivent jamais contempler, quand elle est devancée par eux qui, arrivés les premiers sur place et laissés à eux-mêmes, fonctionnent mécaniquement à la façon des pellicules et nous montrent, au lieu de l’être aimé qui n’existe plus depuis longtemps mais dont elle n’avait jamais voulu que la mort nous fût révélée, l’être nouveau que cent fois par jour elle revêtait d’une chère et menteuse ressemblance. […] moi pour qui ma grand’mère c’était encore moi-même, moi qui ne l’avais jamais vue que dans mon âme, toujours à la même place du passé, à travers la transparence des souvenirs contigus et superposés, tout d’un coup, dans notre salon qui faisait partie d’un monde nouveau, celui du temps, celui où vivent les étrangers dont on dit « il vieillit bien », pour la première fois et seulement pour un instant, car elle disparut bien vite, j’aperçus sur le canapé, sous la lampe, rouge, lourde et vulgaire, malade, rêvassant, promenant au-dessus d’un livre des yeux un peu fous, une vieille femme accablée que je ne connaissais pas. (Du côté de Guermantes, ARTP II, 439, je souligne)
Le passage tortueux, complexe et précis, présente une concurrence entre nos regards et notre intelligence, ceux-ci précédant parfois cruellement celle-là. Proust attribue à l’intelligence le don de modifier, par l’interprétation, les images que nos regards impriment pour en travestir (cacher) certains aspects. Livrés à eux-mêmes, nos regards fonctionnent ainsi comme des pellicules qui prélèvent automatiquement les images des êtres aimés. Pellicules à développer ? Sans chimie ni bains révélateurs dans la chambre noire, la métaphore de la pellicule est encore, plutôt que l’étape conduisant au tirage positif, ce par quoi la photographie se fait à demi-transparente : multiples superposables pour une représentation analytique et synthétique à la fois, à la manière cubiste[15], et modifiable dans le temps. Le filtrage par la lumière réalise cette vision précaire d’une superposition de plaques à la fois différentes et dont la structure est similaire. Les expériences de Galton, comme l’ont bien vu Philippe Ortel et Sara Guindani, ne sont pas loin[16] ; à ceci près – et c’est très important – que la surimpression n’est pas fixée (sur papier) : elle est perçue (par transparence) à la lumière : la perception de ces montages traversés demeure ainsi temporaire.
L’instantanéité commentée par Jean-Pierre Montier[17] de la photographie brute, finale, brutale, de cette « vieille femme accablée qu’[il] ne connaissai[t] pas » se constitue en effet en « flash », mais la proposition de l’image éphémère (« qui disparut bien vite ») est de celle, nous dit Proust, que l’âme vient d’ordinaire « cacher à nos regards ». Autrement dit, la disparition de la vision brutale correspondrait davantage à une dissimulation par superposition des cent autres portraits que dans son âme l’« intelligente et pieuse tendresse » interpose pour représenter le sujet « toujours à la même place », reconnu plutôt que découvert.
En outre, ces pellicules détachées du corps de l’être aimé qui d’ordinaire s’interposent entre le regard et le corps vu (photographié) rappellent certainement la théorie des spectres selon Balzac[18], rendue fameuse par Nadar[19]. Balzac utilisait évidemment en 1842, à l’époque de Daguerre[20], le terme « pellicule » dans son sens premier de petite peau, de couche fine à la surface d’un corps, qui entrait dans sa conception matérielle du visible et du magnétisme des corps. Proust, en décrivant les cent portraits par jour que l’être aimé revêt « d’une chère et trompeuse ressemblance », pour les voir dans son âme « à travers la transparence des souvenirs contigus et superposés » peut certes référer à ces spectres, ici moins positivement physiques que mentaux, mais le terme « pellicules » qu’il emploie, trente ans après la commercialisation des rouleaux de films souples Kodak, associé aux idées de transparence et de superposition, rend à l’évidence compte de la réalité photographique de l’image traversée. Notons en outre que là encore, les « pellicules » ne convoquent pas spécifiquement le principe des négatifs qu’il faudrait inverser, mais bien des clichés positifs et développés, dont la caractéristique, systématique, est d’être traversés.
De la même manière,
« En tant d’êtres, il y a différentes couches qui ne sont pas pareilles, le caractère de son père, le caractère de sa mère ; on traverse l’une, puis l’autre. Mais le lendemain, l’ordre de superposition est renversé. Et finalement on ne sait pas qui départagera les parties, à qui on peut se fier pour la sentence. » (ARTP III, 692, je souligne)
La multiplicité des clichés, transparents, favorise la transformation par les jeux divers de superposition, et si la vérité d’un être apparaît au gré de la traversée par le regard de ces couches multiples : elle n’est, une fois de plus, jamais fixable sur papier.
« L’homme transparent et composite des années 1880 »
Philippe Ortel a magistralement montré à la fin de son livre le changement de paradigme qui s’effectue au tournant du XXe siècle : « A l’homme uniformisé des années 1850, nivelé par la montée de la démocratie, succède l’homme transparent et composite des années 1880. »[21] S’il l’attribue principalement à l’apparition des rayons X en 1894, la radiographie étant en effet très présente dans la Recherche, il n’omet pas de convoquer non seulement les expériences contemporaines de Galton et Batut, mais il réfère aussi à ce que la période dans l’art photographique et en peinture contient d’« écrans à l’aide desquels les peintres ont filtré le monde au cours des siècles. »[22]
Tous ces écrans – verres optiques, aquariums, vitraux, plaques de lanterne magique ou radiographies – trouvent avec la plaque de verre photographique le modèle structurant générique de ce qu’on appellerait aujourd’hui l’intericonicité proustienne, cette façon qu’ont ses souvenirs ou ses visions de s’appliquer comme calques sur d’autres images qu’il convoque, traversant l’ensemble du regard vers la lumière, pour y distinguer structures communes propres à la description ontologique et différences des individus singuliers dans le temps. C’est en effet le montage et la vision par transparence qui fondent la métaphore photographique proustienne.
Aussi, la mobilité permanente des clichés telle qu’elle est décrite dans l’œuvre, images fixes et fugaces en même temps, ce paradoxe d’un modèle photographique dont les « instantanés » se « développent » ou se « révèlent » sans aucune chimie, seulement à la lumière, recouvre exactement le dispositif de l’image sur verre, que le flux photonique traverse le temps de l’examen, ce temps du regard qui ne peut dès lors que se confondre avec le temps de l’apparition, de la révélation : celui de l’éclairage.
La dissolution du support photographique dans le texte
Parmi les plaques photographiques, en 1907, dès sa commercialisation,
« [L]a plaque autochrome rencontre un succès immédiat notamment auprès des photographes amateurs dits « autochromistes » qui assurent une large diffusion au nouveau procédé. La société Lumière est la première sur le marché de la photographie en couleurs. Elle exporte les plaques aux États-Unis et en Angleterre, sa renommée est mondiale et la qualité de ses produits unanimement reconnue. » [23]
Si la notoriété du procédé est ainsi partout attestée au début du XXe siècle, reste enfin à tenter de penser pourquoi l’autochrome, pourtant type même du « vitrail surnaturel » avec ses belles couleurs, sa qualité d’image fixe et intermédiaire entre le regard et la lumière, n’est jamais mentionné dans La Recherche.
Nathalie Boulouch a récemment retracé l’histoire de ce « destin impossible de la diapositive », son invention, sa rivalité d’image projetée avec le cinéma, son incongruité vis-à-vis du marché de l’art qui préfèrera le papier, jusqu’aux dispositifs contemporains[24]. Elle constate une « illégitimité » du procédé dans l’histoire de la photographie qui pourrait bien à certains égards justifier son absence dans le texte proustien.
Mais il y a plus, nous semble-t-il, avec la question des supports photographiques dans l’écriture photolittéraire : quand l’auteur mentionne le papier – support concurrent de la plaque et dominant –, on voit bien que ce n’est jamais en tant que tel. Par exemple, le portrait de la grand’mère posé sur un meuble est une image que le papier expose, offre aux regards ; la visibilité de l’image sur papier est ordinaire. Rien de tel avec la photographie sur verre qui exige une manipulation (la mettre près d’une lampe ; la regarder à l’envers) pour livrer son image filtrée. Ainsi, du type d’objet photographique dépend l’exposition ou la révélation de l’image : au papier qui expose immédiatement s’oppose le verre qui renferme d’abord (il ne montre que du noir) ; et l’usage de l’objet se dérobe toujours devant la description de l’image. Il y a certes aussi là la dialectique ordinaire de tout dispositif visuel qui veut que le support s’évanouisse au profit de l’image[25], mais il faut en outre ici, pour que le cliché paraisse, la lumière qui fera s’évanouir au regard la plaque en tant que telle. Traversée, elle s’efface.
Trait d’époque, semble-t-il : à propos des œuvres pictorialistes contemporaines de l’écriture proustienne, Philippe Ortel constate encore que
« […] le symbolisme, auquel se rattachent ces clichés, aime montrer le caché à travers la surface des choses, au risque de la dissoudre. L’univers d’échos et de reflets d’un Mallarmé, l’évanescence des corps chez les Préraphaélites […] précurseurs à la mode, le retour du sfumato chez les photographes d’art, la transparence radiographique visent tous une dématérialisation des surfaces changeant profondément le rapport du public au réel. »
N’est-ce pas précisément cette dissolution de la plaque photographique, traversée donc disparue, à laquelle on assiste dans l’écriture proustienne ? A la radiographie comme modèle de l’image traversée, repérée et développée par Philippe Ortel, dans ce « tournant du siècle, [où] représenter, c’est traverser », on propose de substituer ainsi la plaque de verre photographique comme modèle générique dont la radiographie ne serait alors qu’une des variantes (variante inquiétante étant donné son rapport à l’invisible). Si la plaque disparaît dans le texte, convergeant dans le paradigme de la transparence vers la dématérialisation des surfaces, l’objet, la plaque de verre, constitue alors l’archétype invisible de la métaphore photographique proustienne.
Un imaginaire de plaques de verre
Proust développe un imaginaire photographique de plaques de verre et non pas de papier : la semi-transparence, l’idée récurrente de superposition de clichés positifs et développés qui se révèlent, la vision mobile d’images pourtant fixes le montrent. L’usage précis de cet objet photographique oublié remotive la lecture du texte proustien : comme dans la lanterne magique, le vitrail, l’aquarium, la radiographie et toutes les vitres de l’œuvre, la photographie qui filtre la lumière est également en verre. Toutefois, la manipulation privée des plaques, plutôt que la projection de ces dernières, ouvre sur un imaginaire distinct et singulier, un usage d’époque, qui invite au-delà de l’exemple proustien à envisager au plus près les objets photographiques et leurs usages dans l’histoire de la photographie comparée à l’histoire littéraire. Ainsi, dans la métaphore photographique proustienne, il apparaît que les photographies sont sur verre, empilées dans des boîtes, délicatement manipulées par le narrateur, superposables… elles ne montrent d’abord que du noir et ne se révèlent qu’à la lumière.
Anne-Cécile Guilbard, Université de Poitiers
[1] Albert Farges, dans son commentaire critique de Bergson, La philosophie de M. Bergson, professeur au Collège de France, Paris, 1912, p. 204. En ligne :[http://classiques.uqac.ca/classiques/farges_albert/philosophie_de_bergson/philo_de_bergson.pdf]
[2] On opposera à ce modèle structurant la présence thématique de la photographie qui, elle, se présente dans sa forme papier : les portraits de la grand’mère, de Vinteuil, de Saint-Loup et des autres sont bien tirés sur papier et encadrés.
[3] L’autochrome Lumière est commercialisé en 1907.
[4] Jean-François Chevrier, Proust et la photographie. La résurrection de Venise, Paris, L’Arachnéen, 2009, p. 25.
[5] Voir Albertine disparue, ARTP IV, p. 259-260. Sauf mention contraire, toutes les indications de pages du texte de A la Recherche du Temps Perdu (ARTP) se réfèreront à l’édition de la collection « La Pléiade », Paris, Gallimard, dirigée par Jean-Yves Tadié, parue en 1988-1989.
[6] Brassaï cite un souvenir de l’académicien Fernand Gregh, tiré de Mon amitié avec Proust, paru chez Grasset en 1958 : « Un jour, pendant que nous faisions de la photographie dans une chambre noire, Bizet et moi l’avions entendu s’évanouir à moitié dans un angle de la pièce pour une cause mystérieuse. » Brassaï, Proust sous l’emprise de la photographie, Paris, Gallimard, 1997, p. 168. Cf. aussi les analyses de cet évanouissement par Jérôme Thélot Les inventions littéraires de la photographie, Paris, PUF, coll. « Perspectives littéraires », 2003, p. 185-195.
[7] Jérôme Thélot montre l’importance de cette référence au développement chimique, en ce que ce dernier est un équivalent concret de la notion de « l’après-coup ». Ibid., p. 188-189.
[8] « Certes je leur trouvais du charme à ces brillantes projections qui semblaient émaner d’un passé mérovingien et promenaient autour de moi des reflets d’histoire si anciens. Mais je ne peux dire quel malaise me causait pourtant cette intrusion du mystère et de la beauté dans une chambre que j’avais fini par remplir de mon moi au point de ne pas faire plus attention à elle qu’à lui-même. » (ARTP, I, 10) La première version du même épisode dans les deux pages de Jean Santeuil est bien plus euphorique : la transformation de l’espace de la chambre y est décrite comme fantastique, dotée « d’un charme mystérieux » qui, bien qu’elle contredise la familiarité de « la bonne lampe habituelle », offre des couleurs (le bleu, le rouge, le violet) qui émerveillent le narrateur. Cf. Jean Santeuil, Paris, Gallimard, coll. « Pléiade », 1971, p. 316-317.
[9] Voir Philippe Ortel, La littérature à l’ère de la photographie, Nîmes, Jacqueline Chambon, p. 310-314.
[10] Patrick Mathieu, Proust, une question de vision. Pulsion scopique, photographie et représentations littéraires, Paris, L’Harmattan, coll. « Critiques littéraires », 2010, p.162 et p. 36.
[11] A propos de la chronophotographie, qui décompose le mouvement sur une même plaque (par exemple lors du baiser aux « dix Albertine » ou des « corps ovoïdes » que deviennent les poings de Saint-Loup lorsqu’il se bat sous les yeux du narrateur du Côté de Guermantes), voir le texte de Brassaï loc. cit. et les articles de Valéry Dupuy et Jean-Pierre Montier, in Proust et les images, dir. Jean-Pierre Montier, Rennes, PUR, 2003. Nulle contradiction avec leurs très convaincantes analyses (surtout chez V. Dupuy et J-P. Montier). Simplement, on propose d’envisager la chronophotographie, comme les autres modèles photographiques structurant l’écriture, non pas comme des tirages papiers mais des plaques au gélatino-bromure.
[12] André Benhaïm met particulièrement l’accent sur ce pluriel systématique de l’image dans son livre Panim : visages de Proust, Villeneuve d’Ascq, Presses du Septentrion, 2006.
[13] Gérard Genette, « Métonymie chez Proust », Figures III, Paris, Le Seuil, 1972.
[14] Jacques Cazeaux, L’écriture de Proust ou l’art du vitrail, Paris, Gallimard, 1971, p. 11.
[15] Cf. la note 10 de l’article de Valéry Dupuy, « Le temps incorporé : chronophotographie et personnage proustien », à propos du contexte culturel et visuel contemporain de l’écriture de La Recherche : décomposition du mouvement, philosophie bergsonienne et cubisme, loc. cit., p.117.
[16] Philippe Ortel, op.cit., p. 313. Voir également Sara Guindani, « Proust et l’imagerie médicale de son temps. Cliché photographique, cliché social », Séminaire CRAL « Proust et les sciences sociales : allers-retours », dir. Anne Simon & Marielle Macé, 27 mars 2015, en ligne : [https://www.youtube.com/watch?v=pmZQmUC4nio]
[17] Jean-Pierre Montier, « La photographie… “dans le temps” », loc. cit., p.110.
[18] « Si quelqu’un fût venu dire à Napoléon qu’un édifice et qu’un homme sont incessamment et à toute heure représentés par une image dans l’atmosphère, que tous les objets existants y ont un spectre saisissable, perceptible, il aurait logé cet homme à Charenton […]. Et c’est là cependant ce que Daguerre a prouvé par sa découverte » Honoré de Balzac, Le Cousin Pons. Traité des sciences occultes, Paris, Gallimard, coll. « La Pléiade », 1980, t. VII, p. 584-85.
[19] « Donc, selon Balzac, chaque corps dans la nature se trouve composé de séries de spectres, en couches superposées à l’infini, foliacée en pellicules infinitésimales, dans tous les sens où l’optique perçoit ce corps. L’homme à jamais ne pouvant créer, — c’est-à-dire d’une apparition, de l’impalpable, constituer une chose solide, ou de rien faire une chose, — chaque opération Daguerrienne venait donc surprendre, détachait et retenait en se l’appliquant une des couches du corps objecté. De là pour ledit corps, et à chaque opération renouvelée, perte évidente d’un de ses spectres, c’est-à-dire d’une part de son essence constitutive. » Nadar, « Balzac et le daguerréotype », Quand j’étais photographe [1900], Paris, Booking international, 1994, p. 978.
[20] Le roman a été publié en 1842. La plaque daguerrienne, épreuve unique sur plaque de métal, ne fonctionne en effet pas à la manière des calotypes anglais (le brevet de Talbot date de 1841) : le terme de pellicule ne peut dès lors renvoyer ici à l’étape intermédiaire de la photographie argentique, avec la pellicule de celluloïd utilisée seulement à la fin du XIXe, en concurrence avec la plaque de verre.
[21] Philippe Ortel, op.cit., p 313.
[22] Ibid, p. 315.
[23] Dossier de presse de l’exposition au Musée Albert Kahn de Boulogne « Lumière sur l’autochrome. Le centenaire de la photographie en couleur », 28 octobre 2003 – 29 février 2004. p. 8. A titre d’exemples de la diffusion du procédé, citons le travail du photographe Léon Gimpel, collaborateur de L’Illustration, qui utilise et participe à la diffusion du procédé dès 1907, et le grand projet d’Albert Kahn, des « Archives de la planète » constituées d’autochromes et de films de cinéma, qui débute en 1909.
[24] Nathalie Boulouch, « Photographie illégitime, cinéma du pauvre : le destin impossible de la diapositive », in Intermédialités n° 24-25, Projeter/Projecting, dir. Larisa Dryanky & Erika Wicky, février 2016.
[25] « Tout médium est autoraturant » écrit Daniel Bougnoux dans La Communication par la bande, Paris, La Découverte, 1991, p. 23.