Début de page

L'accès au service que vous demandez nécessite d'être authentifié. L'authentification sera conservée jusqu'à demande de déconnexion de votre part, via le bouton "se déconnecter".

Alias oublié ? Mot de passe oublié ?

Si vous n'avez pas d'alias, vous pouvez créer votre compte.

Nathalie Gillain, Paul Nougé : Éros et les miroirs d’argent

Résumé : En 1929, l’écrivain Paul Nougé réalise à l’aide d’un petit Kodak dix-neuf photographies qui ne seront dévoilées qu’après sa mort, dans un opuscule titré La Subversion des images (1967). D’après les notes qui accompagnent ces clichés, l’expérience visait à déterminer les procédés permettant de conférer à une image un effet bouleversant. En première approche, cependant, ces photographies sont parfaitement banales : ce sont des clichés amateurs, qu’aucun procédé original ne vient signer ou distinguer, à tout le moins, des usages de l’époque. Or il ne s’agit pas d’un manque de savoir-faire. Il faut au contraire y voir une démarche singulière, valorisant le réalisme « désincarné » des images photographiques – un « ‘‘réalisme’’ qui veut que l’objet se prenne à exister comme si l’auteur n’y était pour rien », écrit Nougé dans un texte intitulé De la Chair au verbe (1936). Tel est, pour lui, le point de rencontre entre l’écriture et la photographie : tandis que l’objectif photographique gomme le point de vue de l’opérateur (comme on le voit dans La Subversion des images), les techniques d’écriture qu’il a mises au point rendent impossible un usage singularisant du langage, c’est-à-dire l’affirmation d’un style, qui opérerait à la manière d’une signature. C’est ce que nous explorons en mettant en évidence l’usage du « miroir » comme métaphore photographique.
mots-clés : surréalisme, poésie, amateur, érotisme
Référence électronique : Nathalie Gillain . « Paul Nougé : Éros et les miroirs d’argent », Revue internationale de Photolittérature n°1 [En ligne], mis en ligne le 11 octobre 2017, consulté le 19 avril 2024. URL : http://phlit.org/press/?articlerevue=paul-nouge-eros-et-les-miroirs-dargent
Auteur de l’article Abstract (EN) Télécharger en PDF

Paul Nougé : Éros et les miroirs d’argent


Laurent Jenny note très justement que « la relative complexité du processus photographique en fait, plutôt qu’une métaphore simple et uniment applicable, un système métaphorique lui-même complexe, dont des aspects très divers peuvent trouver une pertinence descriptive »[1]. Au dix-neuvième siècle, c’était la nature de l’image photographique, sa qualité de « miroir »[2] reflétant mécaniquement la réalité dans ses moindres détails, qui était prise comme un modèle ou un contre-modèle par les écrivains et les peintres. En revanche, au début du vingtième siècle, ce fut surtout le dispositif de production de l’image, avec ses différentes étapes (de la saisie optique à la révélation de l’image dans un bain, en passant par l’obtention d’un négatif), qui retint leur attention[3].


En témoignent tout particulièrement la littérature et l’iconographie surréalistes, qui ont fait de la chambre noire la métaphore littéraire privilégiée de la formation des images dans l’inconscient, et de l’automaticité de la technique photographique un principe d’écriture. Cela dit, sous la plume même des surréalistes, les métaphores littéraires inspirées par la photographie peuvent être fort différentes, voire opposées. On observera par exemple la divergence des lectures proposées par André Breton (1896-1966) et Paul Nougé (1895-1967).


Tandis que l’auteur du Manifeste du surréalisme (1924) se montrait fasciné par un procédé rendant possible la révélation de réalités invisibles, tout comme l’écriture automatique dévoile le message inconscient, le théoricien du groupe surréaliste de Bruxelles ne s’intéressait à la photographie que parce qu’elle était à ses yeux un moyen de créer des images absolument désincarnées : l’appareil photographique permettait selon lui de produire des images sans laisser trace d’une intervention humaine, qu’il s’agisse de marques de fabrication ou de l’expression d’un regard, d’un point de subjectif sur la réalité.


En conséquence, la métaphore du miroir – qui « ne disparaît pas » au vingtième siècle, mais « réapparaît, élargie »[4] – a été reprise par l’un et l’autre d’une façon bien différente. Quand l’iconographie surréaliste développée en référence aux textes de Breton détourne la photographie de sa fonction documentaire, de son réalisme, elle remplace notamment l’invisible « miroir argenté »[5] par des verres dépolis, des miroirs piqués ou déformants. La photographie n’est plus « un miroir parfait »[6], mais un médium qui, loin d’être transparent, permet d’« interroger le réel et ses représentations »[7] en les déconstruisant et de basculer alors dans le rêve, dans les régions troubles de l’inconscient. À l’inverse, Nougé revisite la métaphore dix-neuvièmiste du « miroir argenté » pour défendre une écriture attentive à enregistrer tous les détails d’un objet dans le but de conférer à celui-ci un pouvoir de subversion insoupçonné. S’il est vrai qu’on ne trouve dans son œuvre aucune définition rapportant l’écriture au processus photographique ou à la qualité des images obtenues par empreinte, il reste que ses commentaires sur les vertus de l’image renvoyée par le « miroir » photographique (De la chair au verbe, 1941) invitent à repenser le lien existant entre la création d’« objets bouleversants », qui distingue les productions du groupe de Bruxelles au sein du mouvement surréaliste, et sa propre pratique de la photographie (La Subversion des images, 1929-1930).


C’est ce que nous proposons d’explorer, en rappelant dans un premier temps quels ont été les usages surréalistes de la photographie ayant trouvé grâce aux yeux de Breton. Il faut savoir que tous les textes de Nougé (correspondances, réécritures, notes sur la poésie) doivent être compris comme des réponses aux propositions énoncées par le chef de file du mouvement surréaliste : l’auteur de La Subversion des images mettait en effet un point d’honneur à ce que toutes les stratégies (d’écriture et de création d’images, de musiques) de son groupe soient strictement définies en réaction aux propositions faites par Breton et ses pairs – le but étant de corriger celles-ci, de souligner leurs faiblesses. L’exploitation de la métaphore photographique du « miroir » ne fait pas exception à cette règle : elle a permis de définir un projet singulier, mais servait en même temps à démystifier l’aura de modernité que conférait au projet de Breton la multiplication de métaphores photographiques inspirées par les expériences de photographie spirite de la fin du dix-neuvième siècle et, plus largement, par l’imaginaire de l’occultisme, de la magie noire.


Les usages surréalistes de la photographie


En 1921, Breton définissait l’écriture automatique comme une « véritable photographie de la pensée »[8]. Portant son attention sur le dispositif de production de l’image photographique, suivant deux étapes bien connues (l’impression de la pellicule sensible et le développement de l’image latente), il a observé et exploité l’analogie existant entre celui-ci et l’écriture automatique, recevant pour fonction de révéler une parole intime inscrite dans les profondeurs de l’inconscient. Dans ses textes, les métaphores photographiques sont nombreuses : elles servent tantôt la description de la naissance des images dans le cerveau[9], tantôt la redéfinition de la fonction dévolue au poète, comparé à un « appareil enregistreur »[10].


Mais Breton a également fait un usage stratégique de la photographie, qui consistait à objectiver par l’image les métaphores littéraires rapportant le procédé de l’écriture automatique à l’instantanéité du processus photographique, et ses résultats (des « éclairs », des « étincelles ») à la nature des images obtenues (qui sont des traces, des empreintes). Conscient de l’abstraction de ses propositions, Breton a accompagné ses textes théoriques de photographies appelées à fonctionner comme de véritables « métaphores visuelles », écrit Michel Poivert, auxquelles il confiait « le destin esthétique de [son] programme »[11]. Ces photographies permettent en l’occurrence de suivre l’évolution de l’imaginaire surréaliste, exploitant au début des années vingt un éventail d’images, de métaphores et de procédés issus de la culture médiumnique – perçue comme une contre-culture subversive, utile au combat engagé contre le positivisme dès les premières pages du manifeste du surréalisme –, puis allant chercher, lorsque se fit sentir l’urgence de mener des actions concrètes sur le plan politique, des références nouvelles dans le domaine des sciences exactes.


La réception des rayogrammes de Man Ray, qui détournaient la photographie de sa fonction première (celle de reproduire objectivement la réalité), témoigne parfaitement de ce que l’analogie entre l’écriture automatique et la photographie a été rendue possible par l’utilisation de cette dernière dans les arts et les sciences occultes. En disposant aléatoirement des objets triviaux du quotidien sur une pellicule sensible, exposée ensuite à la lumière, l’artiste américain faisait apparaître d’équivoques ombres blanches rappelant les « traces lumineuses, effluves riches en lignes expressives, opalescences aux densités suggestives »[12] et autres formes mystérieuses que l’on trouvait également dans les photographies spirites. Aussi, dans les milieux surréalistes, Man Ray était vu comme un mage, sinon un sorcier[13], dévoilant le mystère de la naissance des images dans une chambre noire et, par analogie, dans l’inconscient.


Ensuite, la décision de mener une action politique s’est accompagnée d’une révision des images et des références susceptibles de conférer durablement au projet surréaliste une légitimité. Breton a par exemple trouvé une nouvelle métaphore visuelle dans les photographies d’étincelles électriques ayant circulé à la fin du dix-neuvième siècle dans les milieux scientifiques. Le cliché qu’il sélectionna, récemment attribué au scientifique Étienne-Léopold Trouvelot, fut reproduit avec son texte sur La beauté convulsive (Minautore, n°5, 1934) et accompagné d’un titre qui force la comparaison : L’image, telle qu’elle se produit dans l’écriture automatique. La métaphore littéraire de « l’étincelle », dont la beauté permet de mesurer la « valeur de l’image » surgissant automatiquement dans l’inconscient[14], est désormais mise en image, objectivée par une métaphore visuelle scellant le mariage de l’écriture automatique, du processus photographique et des sciences exactes.


La Subversion des images par Nougé : produire des « objets bouleversants »


Comme Michel Poivert l’a encore récemment souligné, « les pratiques surréalistes de la photographie sont en fait des usages : peu de photographies sont ‘‘prises’’, mais beaucoup sont ‘‘reprises’’, des images détournées, montées, expérimentées, une façon de les associer et de les déplacer »[15], de proposer des combinaisons inédites, qui visait tant à « faire hurler »[16] qu’à libérer l’imagination. Mais pour Nougé, ces usages n’étaient le plus souvent, au même titre que la multiplication des métaphores photographiques sous la plume de Breton, qu’une manière de conférer artificiellement une aura de modernité à une entreprise qui restait en réalité attachée au grand projet romantique de l’extériorisation de l’intériorité, c’est-à-dire à « l’ambition d’un dévoilement au grand jour du plus réel de l’âme ou de l’esprit »[17]. La volonté de puiser des références et des métaphores dans la culture médiumnique, qui était déjà le fait des écrivains symbolistes, apportait d’ailleurs selon lui une preuve supplémentaire du caractère finalement désuet d’un projet pourtant placé sous le sceau de l’avant-garde. Que le mouvement engagé par Breton ait préféré par la suite emprunter massivement ses références aux domaines des sciences exactes ne l’a pas fait changer d’avis. Nougé déplorait encore en 1941 que la « singulière vigueur expérimentale et constructive »[18] du projet surréaliste se soit trouvée engluée trop longtemps dans « de laiteuses mystiques »[19] faites de bric et broc : il citait « les tarots, les horoscopes, les prémonitions, l’hystérie, le hasard objectif, les messes noires, la kabbale, les rites vaudous, le folkore sclérosé, la magie cérémonielle »[20].


De même, Nougé a préféré observer de loin la construction d’une « contre-culture photographique » essentiellement composée d’images détournées et de collages incongrus, qu’il devait percevoir à juste titre comme la manifestation d’une « anti-discipline »[21] souvent placée sous le signe du jeu. On ne trouve rien de tel dans l’iconographie du groupe surréaliste de Bruxelles. La photographie est même pratiquement absente des premiers périodiques[22] ayant vu le jour sous l’œil attentif de Nougé. La farandole de collages, de photomontages et autres cadavres exquis visuels publiés dans les revues d’avant-garde ne pouvait de fait trouver grâce aux yeux d’un écrivain soucieux de fonder une méthode (d’écriture, de création d’images) rigoureuse, inspirée par les mathématiques et les sciences expérimentales.


Aussi, lorsqu’il s’est emparé de la photographie par la pratique, Nougé en a fait un usage bien éloigné de l’« anti-discipline » chère aux autres surréalistes[23]. Ce qui l’intéressait, c’était de tester, au moyen d’un dispositif mécanique de représentation de la réalité, l’« efficacité poétique du dépaysement »[24] d’objets de la vie quotidienne. Sur une période de deux ans, il a réalisé à l’aide d’un simple appareil Kodak une série de dix-neuf photographies qui devaient l’aider à construire sa réflexion sur la manière d’« attaquer […] discrètement la substance du visible »[25], c’est-à-dire de la façon la plus efficace, la plus subversive, qui puisse être. Expérimentales, ces photos n’étaient destinées à aucune exposition ni publication. Comme en témoignent les notes conjuguées à l’exercice, il s’agissait uniquement de déterminer les moyens permettant de conférer, à la représentation de l’objet familier « le plus banal et le plus simple »[26], le pouvoir de mettre en échec les « pentes figées de la pensée »[27], « ses chemins inlassablement battus »[28], ses automatismes.


Cette expérience – qui ne fut révélée au public qu’après la mort de Nougé sous la forme d’un mince opuscule édité par Marcel Mariën, dans lequel les clichés se trouvent associés aux notes de l’auteur (La Subversion des images, 1967) – était en effet intimement liée au projet de créer des « objets bouleversants »[29].


Rappelons ici que le groupe surréaliste de Bruxelles, tel qu’il s’est constitué au cours de l’année 1927[30], avait pour ambition de produire des objets destinés à servir le « perfectionnement, l’enrichissement de l’esprit »[31], dans un sens excluant toute évasion dans le rêve ou dans les fantasmes de l’imagination. Leur volonté était de mettre l’esprit en danger, « en proie aux menaces et aux difficultés »[32] les plus périlleuses, mais toujours dans l’unique « espoir de le voir sortir de ces conflits revêtu d’une grandeur nouvelle » [33]. Un « objet bouleversant » a pour fonction de confronter l’esprit aux limites de l’imagination (il s’agit de le conduire à « toucher les murs de sa prison »[34]), pour le forcer à déployer des ressources inattendues, une capacité d’invention insoupçonnée.


La théorie de l’objet bouleversant était la réponse que les surréalistes bruxellois opposaient à la technique de l’écriture automatique définie par Breton, ainsi qu’à la force irraisonnée conférée aux objets trouvés, photographiés par Jacques-André Boiffard et Man Ray. Bien qu’elle se soit illustrée par l’image, avec les photographies de La Subversion des images, mais surtout avec les peintures de René Magritte, la théorie de l’objet bouleversant était applicable à tous les domaines de création : l’écriture et la musique étaient aussi bien concernées que la peinture et la photographie. On peut même dire que c’est une réflexion sur les pouvoirs et les limites du langage qui a conduit Nougé à proposer une alternative à l’écriture automatique, fondée sur la croyance en une possible transparence du langage : s’il reconnaît que les mots ne sont que des signes conventionnels, Breton n’en est pas moins convaincu qu’en s’en remettant à une vitesse d’écriture qui ne laisse pas de place à la réflexion, les mots tracés se font immanquablement le miroir de l’intériorité, de l’inconscient.


Il y a au contraire au fondement de l’œuvre de Nougé une volonté forte de « mettre en lumière les trahisons du langage »[35]. Loin d’être le « serviteur fidèle »[36] de la pensée, le langage doit être tenu en suspicion, non seulement en raison du caractère conventionnel des mots, de leur impossible adéquation avec la réalité, mais aussi parce que ceux-ci sont les premiers véhicules des stéréotypes, des « pentes figées » [37] de ce que Nougé nommait « l’anti-esprit » [38], par opposition à la puissance d’invention d’une pensée libre. Pour celui qui fut l’instigateur et la tête pensante des activités du groupe surréaliste de Bruxelles, l’écriture poétique devait donc avant tout consister en une exploration méthodique et rigoureuse des pièges tendus par les mots.


Nougé n’a ainsi cessé de dénoncer le « culte aveugle de la spontanéité, de l’‘‘expression déchaînée’’ »[39] entretenu par de nombreux écrivains d’avant-garde, qui perpétuaient de la sorte l’idéal romantique de la « figuration de la pensée »[40], du dévoilement de l’âme ou des émotions les plus intimes. Il ne s’est jamais laissé séduire par les résultats d’une écriture automatique appelée à coucher sur le papier une vérité enracinée dans l’inconscient. L’automatisme cursif était loin d’être l’arme d’une révolution : il continuait en réalité de « limit[er] l’art poétique au rôle de témoignage ou d’appareil enregistreur »[41]. Remarquons que dans le texte cité, qui doit se lire comme une critique de la fonction d’expression de la subjectivité dévolue à l’écriture poétique, Nougé a repris sans le mentionner les termes de Breton (qui a comparé le poète à un « appareil enregistreur ») pour les assimiler directement à la conception baudelairienne de la poésie et s’en distancier d’autant plus fortement. Pour le théoricien du surréalisme bruxellois, il était urgent de se départir de la tentation de l’expression subjective pour ne plus œuvrer qu’à l’invention d’objets bouleversants et, partant de là, à la création de « sentiments fondamentaux comparables en puissance à l’amour ou à la haine »[42].


La Subversion des images, ou le parti pris du réalisme photographique


L’expérience de La Subversion des images était fondée sur la certitude que les objets les plus familiers, pour peu qu’on les présente sous un jour nouveau, ont le pouvoir de provoquer chez l’homme « une réaction imprévue, exceptionnelle », d’« éveille[r] un sentiment imprévisible » [43]. Pour le prouver, Nougé a réalisé avec son Kodak des « images performées »[44] qui montrent les autres membres du groupe (René Magritte et Marcel Lecomte, entre autres) dans des situations engageant d’une manière incongrue des objets du quotidien. Dans la photographie suivante, intitulée Les Buveurs, René Magritte et Marc Eemans font mine de trinquer, les mains vides ; l’objet (le verre) n’est pas représenté, mais il est pensé par les protagonistes, qui en interrogent la nature et les usages et invitent le spectateur à faire de même :


Paul Nougé, Les Buveurs, 1929-1930 © AML, Marc Trivier


Un soin minutieux a visiblement été apporté à la mise en scène des images. D’un point de vue technique, cependant, ces photographies sont parfaitement banales : ce sont des clichés qu’aucun procédé original ne vient signer ou distinguer, à tout le moins, des usages courants de la photographie. Or il ne s’agit pas d’un manque de savoir-faire. Il faut au contraire y voir une démarche singulière, attentive à n’introduire dans l’image que « les subversions strictement nécessaires » [45] à la création d’un effet bouleversant, lequel requiert un puissant effet de réel.


Dans ses notes, Nougé a insisté sur le fait que l’expérience avait nécessité « non la photographie, mais […] une réalisation photographique » [46]. Entendons par-là qu’il s’agissait de s’en tenir à un point de vue purement descriptif, inanimé, celui de l’œil inerte de la caméra. Et de fait, comme l’a souligné Michel Poivert à propos de ces clichés, la prise de vue « ne cherche à produire aucun effet susceptible de “signer” la photographie (effet de cadre, de mouvement, etc.) » [47]. L’expérience de La Subversion des images visait un certain « degré zéro » de la photographie – comme on peut parler, avec Barthes, d’un « degré zéro » de l’écriture, désignant « un style de l’absence qui est presque une absence idéale du style »[48]. Pour Nougé, il n’était question ni de capturer un instant décisif ni de s’en remettre à « la puissance totalisante de l’image qui résume une histoire »[49], mais de gommer tout indice renvoyant à la fabrication de l’image, de manière à asseoir durablement l’effet de réel d’une représentation gauchissant pourtant la réalité. D’où le recours à la technique photographique qui, de par son caractère mécanique, constituait le moyen le plus sûr de s’en tenir à une « intervention minimale »[50], ne pouvant être confondue – aux yeux de Nougé – avec l’expression d’un point de vue subjectif.


Il est intéressant de revenir dès maintenant sur le rapport de Breton à la photographie, pour le confronter à celui de Nougé et mesurer ainsi la divergence de leurs lectures. Quand on relit les textes de Breton et que l’on reconsidère les métaphores visuelles qu’il a choisies, en comparaison avec la pratique photographique de Nougé et les notes que celui-ci a laissées, on observe que l’un et l’autre convoquent les termes de pureté et d’objectivité pour décrire l’opération photographique, ainsi que leur conception respective de l’écriture, mais qu’ils assignent à ces termes une signification différente. Pour Breton, qui parle d’automatisme psychique pur, « la ‘‘pureté’’ s’applique à un processus psychique dont il s’agit de garantir qu’il n’est en rien entaché par une intentionnalité consciente »[51]. C’est ce qui l’autorise à souligner l’authenticité, ou l’objectivité, de l’écriture automatique. Or l’objectivité du dispositif photographique n’est réellement appréciée que lorsqu’elle s’applique à la révélation de l’intime. Sous la plume de Nougé, en revanche, les termes de pureté et d’objectivité sont rapportés à une méthode (d’écriture, de création d’images) excluant toute manifestation de la subjectivité. Premièrement, « une démarche poétique authentique se refuse à l’arbitraire »[52], au hasard. L’authenticité est le résultat d’une méthode d’écriture rigoureuse mais aussi objective, puisqu’elle est fondée sur l’analyse minutieuse de la réalité, comprise dans ses manifestations quotidiennes : des objets familiers, des proverbes, des lieux communs du langage. Enfin, la pureté de la « démarche poétique » est fonction de sa résistance à la tentation de l’expression personnelle. Cela seul peut lui confèrer une légitimité. On relèvera en l’occurrence la préférence accordée, dans le travail photographique de Nougé, au cadrage frontal qui « rend illisible le point de vue ou l’intention de l’opérateur »[53] et permet ainsi de subvertir la matière du visible « avec la sûreté élémentaire du miroir »[54].


L’incomparable puissance de subversion d’un « miroir parfaitement poli »


Dans un texte de 1941, intitulé De la chair au verbe, Nougé offre également matière à réflexion sur le réalisme des images photographiques qui paraissent avoir été enregistrées, comme les clichés de La Subversion des images, sans la « médiation subjective » [55] d’un regard humain. Dans ce texte, Nougé insiste sur la pauvreté des moyens dont disposent les auteurs d’écrits érotiques pour susciter, chez leurs lecteurs, une excitation comparable à celle que provoquent immanquablement les photographies et les films érotiques du début du siècle. « L’écrivain aborde l’érotisme presque désarmé »[56], écrit-il, tant la langue française n’a pas « de mots pour décrire de précieuses régions de notre corps, ces étendues secrètes et délicieuses où s’inscrivent, se concentrent ou explosent nos plaisirs les plus aigus »[57]. Il est évident que « l’écriture est bien mal faite pour répondre aux exigences de la précision objective »[58]  et l’écrivain ne peut donc que décevoir le lecteur attendant de lui qu’il atteigne « ce ‘‘réalisme’’ qui veut que l’objet se prenne à exister comme si l’auteur n’y était pour rien »[59]. La comparaison avec le réalisme des images enregistrées est introduite au détour d’un commentaire sur l’importance d’être exhaustif dans le rendu des détails :


Nul détail ne saurait être négligé, car il [le lecteur d’ouvrages érotiques] n’ignore pas que c’est parfois de la rencontre d’un détail infime, imprévisible, que jaillira son plaisir. L’amateur voudrait saisir sa proie comme l’œil saisit tout un paysage dans un miroir parfaitement poli. Si l’écrivain le presse, il ne manquera pas de lui désigner pour modèle, les admirables photos, les splendides films pornographiques d’il y a quelque trente ans.[60]


Nougé établit subtilement ici une comparaison entre l’image photographique et le reflet d’un « miroir parfaitement poli », ce qui nous renvoie aux discours décrivant au dix-neuvième siècle les images daguerréotypées. On parlait à l’époque de « miroirs d’argent »[61] et pour cause, le procédé consistait à recouvrir une plaque de cuivre d’une émulsion d’argent et à la polir jusqu’à ce qu’elle miroite, avant de l’exposer aux rayons du soleil. L’impression fixée sur la plaque d’argent était en outre une image inversée, comme le reflet d’un miroir. En France, l’invention du daguerréotype a contribué à fonder un « nouveau standard de visibilité représentative »[62] qui a largement divisé artistes et écrivains. Certains se montrèrent fascinés par ces miroirs où tous les détails du paysage, parfaitement net, s’inscrivaient avec une précision toute mathématique. D’autres en revanche, plus nombreux, ne trouvèrent de mots assez rudes pour dénoncer l’« exactitude révoltante »[63] de telles images, n’engageant selon eux aucun rapport de vérité ni de ressemblance avec la réalité, tant elles s’éloignaient de la vision humaine.


La photographie est fausse « à force d’être exacte »[64], note Eugène Delacroix. Est bien sûr en cause la quantité des détails reproduits, qui contredit la vision humaine, mais « ce qui gêne aussi, outre l’excessive précision, c’est l’aspect aléatoire »[65] des détails photographiques, rappelant que l’image est le résultat d’une technique aveugle, reproduisant sans exception tout ce qui se présente devant l’objectif. S’explique ainsi la survalorisation, par les artistes et les écrivains de l’époque, des détails laissés sur les toiles peintes par le travail de la touche. Contrairement aux détails automatiquement enregistrés par le dispositif photographique, le détail pictural rassure parce qu’à travers lui s’observe « l’empreinte originale du talent artistique » [66] , un style singulier. Le détail pictural est l’indice du travail d’un homme, sa signature. « Un tableau où je ne verrais pas les coups de pinceau et le travail de l’artiste, écrit Théodore de Banville, serait pour moi une chose aussi inanimée et morte que la photographie […] j’y veux suivre les élans, les obstinations, et les caresses de la brosse […] »[67].


Ce type de discours témoigne de ce que l’invention de la photographie a reconduit un questionnement fondamental concernant la nature de la création artistique et la place réservée à l’artiste dans l’accomplissement de celle-ci. À l’époque, l’idée qu’une machine puisse concurrencer le travail artistique était mal reçue dans les milieux artistiques et littéraires. L’image photographique était très souvent considérée comme une « image sans qualités »[68], produite par une machine, et qui ne pouvait donc en aucun cas rivaliser avec les beaux-arts. Parmi les gens de lettres, ce sont surtout les poètes attachés à la tradition romantique (Nerval, Baudelaire) qui ont défendu ce point de vue, mais les romanciers réalistes n’étaient pas en reste : on se souviendra par exemple de la fameuse Légende du daguerréotype (1863) rédigée par Champfleury pour défendre les œuvres et les textes réalistes de toute comparaison avec les images daguerréotypées[69].


La stratégie de Nougé consiste à reprendre, avec la métaphore du « miroir parfaitement poli », une conception de la photographie héritée du dix-neuvième siècle pour en faire un modèle de création et d’écriture subversif, comme on peut le lire dans De la chair au verbe. Détournant les mots de Mallarmé, il utilise la métaphore du « coup de dés » pour désigner le caractère arbitraire de toute intervention subjective (copie, retouche…), tandis qu’est valorisée la dimension aléatoire de la reproduction photographique des détails. Et pour cause, dès lors que l’artiste « impose son choix », il restreint « la liberté créatrice du spectateur », sa capacité à trouver dans l’image « l’occasion d’une série infinie de découvertes, ou plutôt d’inventions touchantes »[70] :


Un coup de dés, ici, abolit le hasard. Même très soumise, la reproduction d’une photographie par le crayon ou par le pinceau, en altère la puissance de renouvellement. Il semble bien qu’une photo ou un film érotique ne souffre pas la plus discrète retouche formelle. La suppression des poils, des rides, du plus minime accident de la peau, se fait toujours au détriment des vertus authentiques de l’image. L’on peut ainsi saisir sur le vif les ravages de la « stylisation », de l’« esthétique », d’une certaine recherche distinguée et confuse de la « beauté ». [71]


Opérant toujours en faveur de la stylisation, de l’esthétique, une retouche formelle ne peut qu’aller dans le sens de la suppression de certains détails et réduire par conséquent les possibilités laissées au spectateur de rencontrer le détail susceptible de le bouleverser, c’est-à-dire de le poindre, de l’animer – nous retrouvons finalement ici la définition barthésienne du punctum[72]. Ce n’est donc pas à proprement parler la qualité d’empreinte de l’image photographique qui retient l’attention de Nougé, mais bien le résultat d’une mécanique aveugle produisant, par ce fait même, un puissant effet d’illusion. À ceci tient notamment la singularité de la pensée nougéenne : tandis que beaucoup d’artistes et d’écrivains considéreront dans les années à venir qu’il faut libérer le spectateur d’une illusion référentielle jugée aliénante, voire abrutissante, et ce en pointant le caractère fabriqué de toute image, Nougé voit dans la création d’une image douée d’un puissant effet de réel la possibilité de créer un bouleversement durable de l’esprit.


Le « degré zéro » de l’écriture érotique


En 1994, l’éditeur Didier Devillez intégre De la chair au verbe (1941) dans un recueil intitulé Érotiques, rassemblant divers écrits touchant à la question du plaisir érotique et de son rapport immédiat avec l’activité poétique (« l’excitation mentale créatrice se mêle étroitement à l’excitation érotique »[73], note Nougé). Ce sont essentiellement des Notes sur l’érotisme, des commentaires sur les vertus de la masturbation féminine, entrecroisant des références littéraires (de Montaigne à Sade et Sacher-Masoch, en passant par Baudelaire et Stendhal) autant que scientifiques (Pierre Janet, Henry Havelock Ellis), mais on y trouve également la réécriture d’un érotique commercial datant des années 1930 et des fragments décrivant des corps de femmes ou un acte sexuel dans ses moindres détails (c’est Le Carnet secret de Feldheim, daté de 1928).


Dans ces écrits, Nougé s’est lui-même confronté à la difficulté de susciter chez le lecteur une excitation, sinon l’illusion d’assister aux scènes décrites. Ne pouvant « imaginer un lieu de plaisir sans jeux de miroirs »[74], il a parié sur la « puissance du détail adroitement isolé »[75] . En témoignent par exemple trente-sept fragments numérotés et rassemblés sous le titre La Chambre aux miroirs (1929), qui décrivent chacun le corps d’une femme en détaillant ses moindres particularités physiques : forme des mamelons ; densité de la pilosité ; caractéristiques du sexe et de la toison pubienne ; aspect de la peau (cicatrices, taches de naissances ou traces éventuelles de psoriaris, d’eczéma), de la dentition ; odeurs corporelles. Ces descriptions nous emmènent loin de la sublimation du corps féminin qu’on trouve dans la plupart des écrits surréalistes :


Visage lourd, sourcils épais, bouche lourde ; très noire, yeux et cheveux, un peu de moustache, dix-huit ans, lavandière. Se masturbe sans doute. Très émue. A vomi en entrant. Légères difficultés pour retirer sa chemise. Seins assez gros un peu tombants, aréoles à peine marquées, mamelons rentrés, poils du ventre peu abondants, mais jambes exceptionnellement poilues, poils noirs, jusqu’aux genoux seulement. Touffes des aisselles assez riches. Pas d’odeur.[76]


Toutes les études concernant ces fragments rapportent leur caractère subversif à la mise en œuvre d’une technique de description marquée par un « refus d’implication émotionnelle »[77] qui force la comparaison avec le « ton détaché de l’observation scientifique »[78]. Réalisme et effacement de la subjectivité paraissent intimement corrélés : la présence de l’auteur, qui « tient son objet à distance, dans une attitude de froid détachement »[79], tendrait à s’effacer à mesure que grandit la « précision dans le détail »[80]. Étrangement, ces analyses reconduisent les termes utilisés un siècle plus tôt pour dénoncer la « crudité révoltante »[81] des tableaux et des textes réalistes, alors comparés aux images daguerréotypées, parce qu’ils reproduisaient, disait-on, la vérité des êtres et des choses « sans poésie et sans idéal »[82]. Pour rappel, s’attaquant au cas de Madame Bovary (1957), le critique Cuvillier-Fleury avait dénoncé les méthodes d’un auteur qui « y met du sien le moins qu’il peut : ni imagination, ni émotion, ni morale »[83] et avait comparé son œuvre, très « impersonnelle », à ce miroir sans âme qu’était l’image daguerréotypée : les descriptions étaient d’une vérité incontestable, mais « froide », « terne et blafarde »[84].


L’impersonnalité de l’écriture n’est pourtant que rarement le résultat d’un désinvestissement. L’œuvre poétique de Nougé le démontre avec force : cet effet est au contraire le produit d’un idéal de laconisme et de retenue, d’une méthode d’écriture impliquant rigueur et maîtrise. On ne confondra donc point la tentation, chez Nougé, d’une objectivité pure avec le dénuement stylistique revendiqué par Breton dans l’Avant-dire (1962) de Nadja, pourtant également comparé à l’objectivité d’un document photographique comme à celle d’un compte rendu médical, gardant « trace de tout ce qu’examen et interrogatoire peuvent livrer, sans s’embarrasser du moindre apprêt quant au style »[85]. En ce cas, l’absence de style pointe l’exercice d’une écriture produite au courant de la plume (c’est un « document ‘‘pris sur le vif’’ »[86]), non travaillée, dénuée de tout apprêt rhétorique, et charrie une série de métaphores à connotation morale (authenticité, sincérité, pureté…).


Réécriture et effets de dé-signature


À l’inverse, dans l’œuvre de Nougé, l’optique photographique a partie liée avec une conception de la création (poétique, artistique) qui rompt avec les valeurs d’originalité et d’authenticité (et donc de sincérité, de vérité[87]) valorisées depuis l’époque romantique[88]. Dans le cas qui nous occupe, celui de l’écriture érotique, il est avant tout question de neutraliser une possible dérive imaginaire et d’exclure, par conséquent, toute métaphore liée au référent. Le corps de la femme doit être questionné, au même titre qu’un objet familier, « sans idée ni sentiment préconçus »[89] et être débarrassé de tout stéréotype le concernant. Il faut lire à cet égard la réécriture d’un poème de Baudelaire, « La Géante », qui déchire littéralement « les brouillards » masquant la réalité du corps féminin, pour lui rendre son caractère bouleversant[90].


Mais l’on appréciera surtout, dans cette réécriture, « l’économie des gestes intellectuels » [91] posés par Nougé pour détourner le poème original de sa signification première. Le procédé de la réécriture est réduit à des actes de suppression et de substitution de mots, à des modifications de la ponctuation. L’auteur a concentré son attention sur les mots à manipuler, sans autre objectif que celui de produire un texte débarrassé de tout poncif littéraire pour le rendre susceptible de bouleverser les habitudes du lecteur. En l’occurrence, on peut dire que l’exercice de la réécriture, tel qu’il est pensé par Nougé, conduit à « bannir les ressources ‘‘naïves’’ du langage et [à] le détourner de ses fins dites spontanées »[92]. L’analogie entre le travail du photographe et celui de l’écrivain considérant les mots comme une matière « à expérience »[93], et non un moyen d’expression, a été proposée par Vilèm Flusser dans Pour une philosophie de la photographie : il conçoit l’écrivain manipulant le langage comme le photographe son appareil, pour « dénicher les possibilités non découvertes qu’il recèle »[94] ; il « le retourne, regarde en lui et à travers lui »[95], « en quête de nouvelles possibilités »[96].


Il reste à souligner la comparaison qu’on peut introduire entre le réalisme des images enregistrées mécaniquement et le résultat d’une technique de réécriture ne produisant pas d’effet de signature. Si les modifications opérées sont susceptibles de bouleverser totalement la signification du texte original, comme le montre Nougé, en revanche, elles ne laissent aucune trace de son intervention sur le texte. Comme l’a démontré Geneviève Michel, « il s’agit souvent de substituer un mot, ou même un seul phonème, à un autre » [97], de manière à « s’éloigner le moins possible du signifiant » [98] premier. L’objectif est de parvenir, après quelques modifications de ce type, à « une imitation perverse » du texte « original », c’est-à-dire à « une fausse imitation, ou plutôt une invention qui se cache sous des faux airs d’imitation » [99].


En produisant les clichés de La Subversion des images (1929-1930), Nougé entendait expérimenter le caractère bouleversant d’une image gauchissant la représentation de la réalité mais dotée d’un puissant effet de réel. Une même volonté est à l’œuvre derrière ses réécritures : le gauchissement d’un texte est d’autant plus efficace, c’est-à-dire bouleversant, qu’il est imperceptible, dépourvu de toute marque de fabrication. Ainsi, la réécriture de « La Géante » fut intégrée dans un tableau du Magritte, du même nom, avec la signature de Baudelaire, et sans aucune mention de l’opération de détournement. Tel est, en ce qui concerne l’œuvre de Nougé, l’ultime point de contact entre la photographie et l’écriture : tandis qu’un cadrage frontal gomme le point de vue de l’opérateur (comme on le voit dans La Subversion des images), les techniques d’écriture que l’écrivain a mises au point rendent impossible un usage singularisant du langage, c’est-à-dire l’affirmation d’un style, qui opérerait à la manière d’une signature.


Ces techniques dépersonnalisent les textes écrits ou créent, concernant les exercices de réécriture, des effets de dé-signature qu’on peut qualifier de « troublants » pour deux raisons : d’une part, en permettant de faire l’économie de l’expression d’un point de vue personnel (la signification du texte réécrit ne se révèle que par la comparaison avec le texte original), la réécriture rend troubles les intentions d’un auteur qui construit ses textes comme des pièges ; d’autre part, elle tire de l’obscurcissement des intentions de l’auteur le pouvoir d’inquiéter le lecteur, de le déranger, au point qu’il interrompt sa lecture (ou sa contemplation) pour examiner l’origine de son état de trouble. Or il ne pourra donner de celui-ci aucune explication tirée de son histoire personnelle.


Le trouble que créent les objets bouleversants de Nougé n’est pas celui qu’expriment les objets trouvés par Breton aux marchés aux puces, par exemple, et qui ont été photographiés par Jacques-André Boiffard (Nadja, 1928) et Man Ray (L’Amour fou, 1937). Les clichés de ces objets sont des documents qui en rendent l’apparence en toute objectivité dans le but de communiquer le trouble qui est à l’origine de leur élection par Breton : l’objet produit un sentiment d’inquiétante étrangeté parce qu’il agit comme un catalyseur de désirs inconscients, comme un révélateur ou un miroir. Breton a très bien décrit cela dans un texte de 1935, intitulé Équation de l’objet trouvé, mais il se montrait déjà attentif au potentiel révélateur des objets à la fin des années vingt : dans Nadja (1928), chaque photographie d’objets (un gant, des rondeaux de bois, un mannequin…) est un « piège » susceptible de faire trébucher le subconscient[100]. Le trouble créé par un objet bouleversant, rendu avec la précision d’un miroir, ne relève pas de la même nature : l’objet ne s’adresse pas à l’inconscient, mais à la capacité d’invention de l’esprit, qu’on découvre à mesure que tombe l’illusion de l’existence d’un « moi authentique » et de son « unité »[101].


 


 


Nathalie Gillain, Université de Namur, Université  Saint-Louis (Bruxelles)


 




[1] Laurent Jenny, La fin de l’intériorité. Théorie de l’expression et invention esthétique dans les avant-gardes françaises (1885-1935), Paris, PUF, 2002, p. 141. Nous soulignons.


[2] La métaphore du « miroir » pour désigner l’image daguerréotypée était monnaie courante au dix-neuvième siècle. Pour ne donner ici qu’un exemple, citons Jules Janin : « Le miroir a gardé l’empreinte de tous les objets qui s’y sont reflétés » (« Le Daguerotype » [sic], L’Artiste, novembre 1838 – avril 1839, IIe série, t. 2, 11e livraison, pp. 145-148).


[3] À ce propos, on lira notamment François Brunet, La Naissance de l’idée de photographie, Paris, PUF, 2000 : « Si la photographie n’a jamais cessé de servir, fût-ce comme contre-exemple, à la réflexion sur l’image et sur le signe, un second usage, paradigmatique de la notion de photographie s’est imposé après 1870 et surtout dans l’extrême fin du siècle, usage toujours didactique et générique, mais centré cette fois sur les mécanismes de production de l’image, plutôt que sur sa nature. » (p. 292)


[4] Bernd Stiegler, Images de la photographie. Un album de métaphores photographiques, Paris, Hermann Éditeurs, 2015, p. 184.


[5] Id., op.cit., citant (p. 184) Elke Dröscher, Kindheit im Silberspiegel (Enfance dans le miroir argenté. Daguerréotypes), Dortmund, Harenberg, 1983.


[6] Raoul Ubac, « Les pièges à la lumière », dans L’Invention collective, Bruxelles, n°2, avril 1940, n.p.


[7] Quentin Bajac, « L’expérience continue », dans La Subversion des images. Photographie, film, surréalisme, Paris, Éditions du Centre Pompidou, 2009, p. 354.


[8] André Breton, « Max Ernst » (1921), dans Id., Œuvres complètes, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », tome 1, 1988, p. 245.


[9] On peut lire en ce sens le poème « Tout paradis n’est pas perdu », dédicacé à Man Ray, qui a été repris dans le recueil Clair de terre (1923), et notamment le vers suivant : « Les tempes bleues et dures de la villa baignent dans la nuit qui décalque mes images », dans Œuvres complètes, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1988, p. 174. Une analyse de ce poème a été proposée en 2010 par Anne Reverseau, « Breton, Man Ray et l’imaginaire photographique de la magie », dans Textimage. Revue d’étude du dialogue texte-image : http://www.revue-textimage.com/05_varia_2/reverseau.pdf


[10] « Mais nous, qui ne nous sommes livrés à aucun travail de filtration, qui nous sommes faits dans nos œuvres les sourds réceptacles de tant d’échos, les modestes appareils enregistreurs qui ne s’hypnotisent pas sur le dessin qu’ils tracent, nous servons peut-être encore une noble cause », André Breton, Manifeste du surréalisme (1924), Œuvres complètes, tome 1, op.cit., p. 330.


[11] Michel Poivert, « Politique de l’éclair. André Breton et la photographie », dans Études photographiques, 7/Mai 2000, [En ligne] : URL : http://etudesphotographiques.revues.org./207.


[12] Id., « Le rayogramme au service de la révolution. Photographie surréaliste et occultisme », dans Études photographiques, 16/Mai 2005, [En ligne] : URL : http://etudesphotographiques.revues.org./719.


[13] Michel Poivert (loc.cit.) cite Georges Ribemont-Dessaignes : « C’est vous, clients du miracle, qui pouvez vous satisfaire, car Man Ray fait mieux que Lourdes ou le fakir hindou. » (« Man Ray », Les Feuilles libres, mai-juin 1925, n° 40, pp. 267-269).


[14] « C’est du rapprochement en quelque sorte fortuit des deux termes qu’a jailli une lumière particulière, lumière de l’image, à laquelle nous nous montrons infiniment sensibles. La valeur de l’image dépend de la beauté de l’étincelle obtenue », André Breton, Manifeste du surréalisme (1924), op.cit., pp. 337-338.


[15] Michel Poivert, « Le surréalisme : culte des images et contre-culture photographique », dans Id., Brève Histoire de la photographie, Paris, Éditions Hazan, 2015, p. 150.


[16] Max Ernst, Écritures, Paris, Gallimard, 1970, p. 233.


[17] Laurent Jenny, op.cit., p. 1.


[18] Paul Nougé, « L’expérience souveraine » (1941), Histoire de ne pas rire, Lausanne, L’Âge d’Homme, 1980, p. 124.


[19] Id., « Les points sur les signes » (1947), dans Histoire de ne pas rire, op.cit., p. 284.


[20] Ibid.


[21] Michel Poivert, « Le surréalisme : culte des images et contre-culture photographique », op.cit.


[22] Nous renvoyons ici aux tracts de Correspondance (1924-1926), à l’unique numéro intitulé Adieu à Marie (1926) ainsi qu’aux quatre numéros de la revue Distances (1928).


[23] Préférant se concentrer sur la question des pouvoirs insoupçonnés de l’esprit, Nougé a laissé à Magritte le plaisir de capturer des images équivalentes aux portraits que multipliaient les surréalistes français en exploitant, non sans un humour marqué, les photomatons et les décors de baraques foraines. Voir à ce ce propos le catalogue d’exposition publié sous la direction de Patrick Roegiers, Magritte et la photographie, Gand-Amsterdam, Ludion, 2005.


[24] Paul Nougé, « Une expérience de Roland Penrose » (1938), Histoire de ne pas rire, op.cit., p. 117.


[25] Id., « Traité du paysage » (1939), Histoire de ne pas rire, op.cit., p. 297.


[26] Id., « Toujours l’objet », Histoire de ne pas rire, op.cit., p. 235.


[27] Id., « Proposition » (1928), Histoire de ne pas rire, op.cit., p. 49.


[28] Id., « L’homme en proie aux images », Histoire de ne pas rire, op.cit., p. 230.


[29] Id., « Pour s’approcher de René Magritte » (s.d.), dans Histoire de ne pas rire, op.cit., p. 239 : « Tirons de ce qui pourrait être nôtre le meilleur parti. Que l’homme aille où il n’a jamais été, éprouve ce qu’il n’a jamais éprouvé, pense ce qu’il n’a jamais pensé, soit ce qu’il n’a jamais été. Il faut l’y aider, il nous faut provoquer ce transport et cette crise, créons des objets bouleversants. »


[30] Le groupe comptait, outre Paul Nougé et René Magritte, les poètes Camille Goemans et Louis Scutenaire, ainsi que deux musiciens, André Souris et Édouard Mesens. Les rejoindra par la suite Marcel Mariën.


[31] Paul Nougé, « Proposition » (1928), op.cit., p. 48.


[32] Id., « Proposition » (1928), op.cit., p. 49.


[33] Ibid.


[34] Id., Fragments, Bruxelles, Didier Devillez, 1998, p. 35.


[35] Paul Nougé, « La solution de continuité » (1935), dans Id., Histoire de ne pas rire, op.cit., p. 107.


[36] Ibid., p. 108.


[37] Id., « Proposition » (1927), Histoire de ne pas rire, op.cit., p. 49.


[38] Ibid.


[39] Id., « À beau répondre qui vient de loin. (Pourquoi écrivez-vous ?) » (1941), Histoire de ne pas rire, op.cit., p. 130.


[40] Laurent Jenny, op.cit., p. 1.


[41] Paul Nougé, « Exprimer », Histoire de ne pas rire, op.cit., p. 62.


[42] Id., « Conférence de Charleroi » (1929), Histoire de ne pas rire, op.cit., p. 211.


[43] Id., La Subversion des images, Bruxelles, Les Lèvres nues, 1967, p. 13-14.


[44] Michel Poivert, « Les images du dehors », dans La Subversion des images. Photographie, film, surréalisme, Paris, Éditions du Centre Pompidou, 2009, p. 68.


[45] Paul Nougé, La Subversion des images, op.cit., p. 15.


[46] Ibid.


[47] Michel Poivert, « Les images du dehors », op.cit.


[48] Roland Barthes, Le Degré zéro de l’écriture (1953), dans Œuvres complètes, Paris, Le Seuil, 1993-1995, t. 1, p. 179.


[49] Jacques Rancière, « L’art de la distance », préface non paginée du livre de Raymond Depardon, Détours, Paris, Maison Européenne de la Photographie, 2000, p. 276.


[50] Régis Durand, « Une situation française », dans La Photographie et au-delà : Nouvelles expressions en France, Paris, Association française d’Action artistique, Paris, 1995, p. 32.


[51] Ibid., p. 126.


[52] Paul Nougé, « Notes sur la poésie » (s.d.), Histoire de ne pas rire, op.cit., p. 161.


[53] Johnnie Gratton, « Sophie Calle : écriture blanche, photographie, photo-textualité », dans Écritures blanches, sous la direction de Dominique Rabaté et Dominique Viart, Saint-Étienne, Presses de l’Université Saint-Étienne, 2009, p. 162.


[54] Paul Nougé, « Traité du paysage » (1939), Histoire de ne pas rire, op.cit., p. 297.


[55] Michel Poivert, « Les images du dehors », op.cit.


[56] Paul Nougé, « De la chair au verbe » (1941), Histoire de ne pas rire, op.cit., p. 135.


[57] Ibid., p. 133 : « Le français n’a pas traversé sans dommage des siècles de ‘‘parties honteuses’’. La langue ne sait pas désigner ce dont elle use par ailleurs avec tant d’adresse. […] Sans doute ne peut-on nommer le sillon interfessier, l’anus, la vulve, les grandes et les petites lèvres, le vagin, le clitoris, l’aine, si ce n’est en recourant au langage particulier de la science. Baudelaire échappe de justesse à mamelons. »


[58] Ibid., p. 132.


[59] Ibid., p. 131.


[60] Ibid.


[61] Voir notamment Miroirs d’argent : Daguerréotypes de Girault de Prangey, Christophe Mauron, Christophe Brandt, Christophe Dutoit, Sylvie Henguely, Slatkine, 2009.


[62] Pauline Martin, « Le flou du peintre ne peut être le flou du photographe », dans Études photographiques, 25/Mai 2010, [En Ligne] : URL : http://etudesphotographiques.revues.org/3060.


[63]  Arthur Chevalier, La méthode des portraits grandeur naturelle et des agrandissements photographiques mise à la portée de tout le monde, Paris, Chez l’auteur, Palais-Royal 158, 1862, p. 20.


[64] Eugène Delacroix, « Revue des arts », Revue des deux-mondes, septembre 1850, pp. 1139-1146, cité par André Rouillé, La Photographie en France. Textes et controverses : une anthologie (1816-1871), Paris, Macula, 1989, p. 406.


[65] Maddalena Parise, « Visages ‘‘mangés’’ par les détails. Réflexions autour d’une double rhétorique de la ressemblance aux débuts de la photographie », dans Images Re-vues, 3/2006, [En Ligne] : URL : http://imagesrevues.org/190.


[66] Émile Zola, Le Salon de 1876, repris dans Écrits sur l’art, Paris, Gallimard, 1991, p. 353.


[67] Théodore de Banville, « Explications royales », dans Paris vécu, Paris, Charpentier, 1883, p. 260.


[68] Voir Paul-Louis Roubert, L’Image sans qualités. Les beaux-arts et la critique à l’épreuve de la photographie : 1839-1859, Paris, Monum, 2006.


[69] Nous renvoyons à Jérôme Thélot qui, dans Les Inventions littéraires de la photographie (PUF, coll. « Perspectives littéraires », 2003), a proposé une belle analyse de ce texte.


[70] Paul Nougé, « De la chair au verbe » (1941), op.cit., p. 131.


[71] Ibid., p. 132.


[72] Roland Barthes, La Chambre claire. Note sur la photographie, Paris, Gallimard-Seuil, 1980 : « Le punctum d’une photo, c’est ce hasard qui, en elle, me point (mais aussi me meurtrit, me poigne). » (p. 49).


[73] Paul Nougé, « Commentaires », dans Érotiques, Bruxelles, Didier Devillez, 1994, p. 152. Notons aussi : « Les rapports qu’entretient l’onanisme avec la méditation créatrice, avec l’invention poétique, me semblent évidents. Solitude du poète, – plaisir solitaire. » (p. 83)


[74] Ibid., p. 79.


[75] Ibid.


[76] Id., La Chambre aux miroirs (1929), dans L’Expérience continue, Lausanne, L’Âge d’Homme, 1981, p. 231.


[77] Ana Gonzalez-Salvador, « Notes sur un échec. Dire l’érotisme », dans Paul Nougé : pourquoi pas un centenaire ?, Ana Soncini Fratta (dir.), Bologne, CLUEB, 1997, p. 274.


[78] Ibid., p. 276.


[79] Ibid., p. 273.


[80] Ibid., p. 279.


[81] Alfred-Auguste Cuvillier-Fleury, « Madame Bovary, par M. Gustave Flaubert », dans Journal des Débats, 26 mai 1857.


[82] Ibid.


[83] Ibid.


[84] Alfred-Auguste Cuvillier-Fleury, loc.cit.


[85] André Breton, « Avant-dire » (1962), Nadja (1928-1963), dans Œuvres complètes, tome 1, op.cit., p. 645.


[86] Ibid., p. 646.


[87] Comme l’a souligné Nougé, sa conception de la poésie « relègue au rang de préoccupation superflue ou d’absurdité l’idée de vérité et de sincérité », Notes sur la poésie (s.d.), Histoire de ne pas rire, op.cit., p. 168.


[88] Cette question a été dépliée dans un article précédent : Nathalie Gillain, « La subversion des images et des clichés littéraires, par Paul Nougé », dans L’Écriture au prisme de la photographie, sous la direction de Nathalie Gillain et de Pierre Piret, Bruxelles, Le Cri, pp. 27-40.


[89] Paul Nougé, Machine poétique. Vade-mecum du poète. La poésie à la portée de toutes les mains, dans L’Expérience continue, op.cit., p. 196.


[90] Id., « La Géante », L’Expérience continue, op.cit., p. 355.


[91] Id., « L’histoire du problème » (1950), Histoire de ne pas rire, op.cit., p. 156.


[92] Id., « À beau répondre qui vient de loin. (Pourquoi écrivez-vous ?) » (1941), op.cit., p. 130.


[93] Id., « Notes sur la poésie » (s.d.), Histoire de ne pas rire, op.cit., p. 167.


[94] Vilèm Flusser, Pour une philosophie de la photographie, [édit. allemande 1983], Paris, Circé, 2004, p. 28.


[95] Ibid.


[96] Ibid.


[97] Geneviève Michel, Paul Nougé. La poésie au cœur de la révolution, Bruxelles, P.I.E. Peter Lang, 2011, p. 179.


[98] Ibid.


[99] Ibid., p. 143.


[100] Voir Louis Chéronnet, Art et décoration du 1er janvier 1930, voir André Breton, Œuvres complètes, tome 1, op.cit., p. 1519.


[101] Paul Nougé, « La Conférence de Charleroi » (1929), dans Histoire de ne pas rire, op.cit., p. 206.


Enregistrer


x