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Catherine Poisson, Ombres en positif dans Eux sur la photo, de Hélène Gestern

Résumé : Dans ce roman de Gestern (Arléa, 2011), texte et image sont intrinsèquement mêlés même si le roman ne contient aucune photographie. Cet article s’attache à montrer la friction et la complémentarité entre texte et image qui œuvrent à la fois dans un objectif de révélation et de dissimulation. De plus, la photo n’y est pas considérée comme seule trace du passé mais comme passerelle temporelle vers un futur.
mots-clés : famille, souvenir, mémoire, dissimulation, reconstitution
Référence électronique : Catherine Poisson . « Ombres en positif dans Eux sur la photo, de Hélène Gestern », Revue internationale de Photolittérature n°1 [En ligne], mis en ligne le 11 octobre 2017, consulté le 18 avril 2024. URL : http://phlit.org/press/?articlerevue=ombres-en-positif-dans-eux-sur-la-photo-de-helene-gestern
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Ombres en positif dans Eux sur la photo, de Hélène Gestern


Le premier roman de Hélène Gestern, Eux sur la photo[1] (Arléa, 2011) est tout entier organisé autour du dispositif métaphorique de la révélation : révélation d’un secret familial qui reproduit, sans que cela soit formulé, les diverses étapes risquées du développement de la pellicule photographique argentique dont on sait qu’il peut être réduit à néant par l’irruption de la lumière. L’écriture semble s’effacer devant l’image puisque c’est elle qui parle en premier et, semble-t-il, davantage que le texte, même si elle n’y figure pas (le livre n’étant illustré d’aucune photographie)[2]. Prise dans un réseau de découverte, de diffusion et de reproduction, objet de commentaire, la photographie est l’embrayeur du texte et en constitue le soubassement. Cependant, une fois le livre refermé, il apparaît que le roman est tout entier fondé sur la friction, dans un premier temps, puis sur la complémentarité entre texte et photographie. Cette suture entre les deux médias, que réalise l’écriture de Hélène Gestern tend à rendre le texte visible et la photo lisible et contribue à donner au cliché photographique un devenir au lieu de le reléguer en seule trace du passé.


Eux sur la photo est un roman épistolaire à deux voix. Hélène Hivert[3], une femme d’une trentaine d’années retrouve dans les archives familiales une coupure de journal avec une photographie nommant sa mère, décédée quand elle avait trois ans, et dont elle ne sait rien. Cherchant à retrouver l’origine du cliché et à identifier le lien entre les trois personnes qui y figurent, elle place une petite annonce dans le journal Libération. Stéphane Crüsten, un biologiste vivant en Angleterre reconnaît son père sur la photo et répond à l’annonce. Il s’ensuit un échange épistolaire entre eux qui occupe tout le roman et qui se transformera en une liaison reproduisant celle qu’ont vécue leurs parents. On apprend en effet au cours du roman que la mère de Hélène Hivert, Natalia Zabvine et le père de Stéphane, Pierre Crüsten, sont tombés amoureux dans leur jeunesse à la fin des années 50, que leur union a été rendue impossible par la famille de Natalia et qu’ils ont tous deux fait, avec regret, leur vie ailleurs. Se revoyant dix ans plus tard, ils entament une liaison adultère. Elle tombe enceinte, est chassée par son mari et Pierre Crüsten se montre incapable de faire face à la situation. Résignée à un avortement, elle meurt dans un accident de voiture en route pour la clinique. Le roman se lit à la façon d’un roman policier dans lequel chaque indice, lettre ou photo, vient brouiller ou donner les clés de l’énigme : au-delà de leur simple nom de famille, qui sont-ils, eux sur la photo ?


 


Dispositif : du flou à la photo imaginée


Comme dans tout texte écrit qui convoque la photo, qu’elle soit physiquement présente ou simplement décrite et commentée, le dispositif de présentation et la relation spatiale entre les deux éléments sont essentiels. Eux sur la photo s’ouvre sur la description d’une coupure de journal comprenant une photo et il se clôt trois cent pages plus loin sur la mention de deux photos, celle d’un accident de voiture et l’autre, un portrait seulement imaginé par un photographe et qui ne sera jamais exécuté. Le livre est donc encadré par des photos comme le feraient prologue et épilogue.


Organisé en deux parties, « L’Ombre » et « La Lumière », métaphores primaires du développement de la pellicule, Eux sur la photo suit un schéma assez rigoureux puisque ce sont les descriptions de quatorze photos numérotées en chapitres (à l’exception des deux dernières), qui rythment le texte et en constituent le moteur. Ces ekphraseis, narrations minutieuses de chaque cliché sont formulées par un narrateur anonyme. Considérons d’abord les trois photos évoquées qui enserrent le texte. La première se trouve sur une coupure de journal donnant les résultats d’un tournoi de tennis en Suisse, le narrateur décrit trois personnes vêtues de blanc, une raquette à la main dans un paysage alpin qui, déclare le narrateur, imprime « à la scène une allure irréelle de carte postale[4] » ; et il conclut : « Le grain de la photographie est épais et pointillé, flou si on la regarde de trop près : le vieillissement du papier journal a fait virer l’ensemble au sépia (13). » Quant aux « deux photos que nul ne verra jamais (299) » sur lesquelles s’achève le roman, la première est celle d’une voiture après l’accident qui a coûté la vie à Natalia Zabvine, la mère de Hélène Hivert, l’autre est une photo que Pierre Crüsten s’imagine faire de cette femme aimée dont il ignore encore la mort.


Trois photos de nature bien différente mais dont la conjonction est exemplaire, chacune étant indicative à sa façon de l’emprise qu’a l’image sur l’intrigue. La première, reproduite dans le journal est une image-constat, attestation du réel ; le fait cependant, qu’elle soit comparée à une image « irréelle de carte postale (11) » semble contester son seul statut indiciaire. La tension contenue dans cette photographie inaugurale par laquelle le texte advient fonctionne comme une métaphore du roman tout entier car il va s’agir, pour reprendre les termes de sa description, de rendre sa finesse au  grain de la photographie, de combler le pointillé du temps, de remplacer le flou par la définition et la coloration brune par la lumière. Cette photo initiale est donc à la fois idyllique – « tout, dans ce portrait de groupe, respire la légèreté et l’insouciance mondaine (11) » –, carte postale, donc invitation au voyage et mystère à percer : que font ces personnes ensemble et comment redonner de la définition à cette photo floue virée par le temps ? Enfin, cette remarque du narrateur sur le grain flou « si on la regarde de trop près (11) », est-elle une invite ou un avertissement déguisé à ne pas regarder de trop près précisément ? L’auteur souligne ainsi d’une part la polyvalence de la photo, sa complexité, mais aussi le fait qu’elle peut être perçue comme une menace voilée.


La première des deux photos qui ferment le roman, à la « beauté mélancolique parfaitement déplacée (299) », expose de la tôle arrachée et des traces de sang brunâtres sur la neige. Il s’agit d’une photo témoin prise par le gendarme de service sans intention esthétique. Ce qu’elle dit est irréfutable, accident-sur-route-de-montagne, elle est trace d’un instant mais en passe elle-même de disparaître :


L’image dort dans un dossier de gendarmerie, stocké avec d’autres dans un carton […] Après la prescription des délais […] la boîte sera chargée sur une palette, puis déposée dans un camion benne, dont le contenu sera à son tour déversé dans un incinérateur, où il finira sa course (299).


Cette photo est simultanément expression de tangibilité, et sur le point de disparaître faute d’être regardée, faute de place.


Enfin, dernière photo du roman, « à l’heure où le photographe de la gendarmerie est en train d’appuyer sur le déclencheur (299-300) », celle que Pierre Crüsten, photographe professionnel, compose mentalement de cette femme, portrait qui traduira le vertige amoureux auquel il accepte – trop tard – de se rendre. Cette photo jamais réalisée, demeurera image intérieure, virtuelle pour lui comme pour le lecteur, plus fantomatique encore que celle qui donne son titre au livre de Hervé Guibert[5] puisqu’elle n’a pas donné lieu au geste de l’opérateur, photographie d’autant plus éloquente qu’elle ferme à quelques mots près le roman avec ceci : « écrire dans l’image une vérité (301). »


L’emploi de ces trois photos qui cadrent Eux sur la photo souligne à la fois la variété des incarnations de la photographie, sa polysémie et nous invite à nous interroger sur ses devenirs dans cette fiction. Toutes, elles parlent mais jamais vraiment où on les attend ; la photographie est donc comme un discours latent, équivoque : interminable pour reprendre le titre de l’entretien de Denis Roche avec Gilles Mora[6]. 


 


Photos de famille, albums et cartes postales


Les trois photos qui enclenchent et ferment le roman, les autres encore, dans le corps du texte, qui constituent les embrayeurs narratifs de Eux sur la photo, ne sont que les traces les plus saillantes de la présence de la photo dans ce roman. Le champ lexical, certaines caractéristiques des personnages, l’échantillon de types de photographies, tout contribue à donner au lecteur l’impression que cette fiction baigne dans une cuve de révélateur, animée par le combat entre la lumière et l’ombre : apparition graduelle des photos que les mots vont tenter de faire parler. Le développement de la pellicule qui fait passer l’image du stade latent à celui de visible, le bain d’arrêt puis le fixateur qui permet de stabiliser l’image sont autant d’opérations qui s’apparentent au travail de l’inconscient. Une fois l’image présente sur la pellicule, il faudra l’exposer et, les contours apparus, viendront les jeux avec l’image : masquages, repiques et retouches, tels les petits arrangements que l’inconscient fait avec le conscient.


Ce travail en chambre noire est celui que fait le personnage principal, Hélène Hivert qui, privée de toute image de sa mère, devient férue de photo dès l’adolescence, réclame un appareil-photo, se met à en réaliser et à les développer. Elle apprend le russe sans savoir que sa mère l’était et écrira un mémoire de maîtrise sur l’album de famille. Hélène Hivert poursuit donc sans le savoir une course inéluctable vers la lumière puisqu’elle devient archiviste de documents iconographiques du début du vingtième siècle au musée d’Histoire de la Carte postale. Evoquant l’arrivée d’un fonds de documents, elle écrit :


Ces moments de découverte, de plongée dans des vies inconnues sont la phase la plus exaltante de mon métier, et à la longue, ils sont devenus une espèce de drogue. Il est toujours émouvant de se dire qu’à partir de deux ou trois sources ténues on pourrait quasiment reconstituer une vie (30).


Remarque prémonitoire puisque c’est à partir d’une banale coupure de journal contenant texte et image qu’elle parviendra à reconstituer une partie du puzzle de son passé tout comme elle le fait, dans son travail, à partir d’une carte postale. En effet, la lutte entre ombre et lumière ne se jauge pas à la seule aune de la photo puisqu’elle met en jeu la friction – combat ou complémentarité – de la plume et de l’image à mettre en lumière ou à dissimuler.


La photo de famille et la carte postale ont beaucoup en commun, elles sont, à des degrés divers, toutes deux à vocation publique, ont un caractère banal et entretiennent un rapport avec l’écriture[7]. La carte postale alloue au texte et à l’image un espace délimité, d’un côté l’image légendée directement sur la photo, de l’autre l’adresse du destinataire et le message, lisible par tous, dont la fonction est de rassurer et de partager. Quant à la photo de famille, qu’elle trône sur la commode ou qu’elle soit insérée dans l’album de famille, elle peut être légendée (date, lieu, identification des figurants) sur sa face ou au dos. Qu’Hélène Hivert soit archiviste et historienne de la carte postale n’est pas sans incidence sur le récit puisque de par son travail elle sait lire, décrypter un document visuel et l’intégrer dans un récit historique. Par ailleurs, le propre du secret familial est non seulement d’être bien enfoui mais de tendre à la reproduction, dès lors la profession de Hivert va fonctionner à la fois comme avantage et comme handicap, accentuant la difficulté de l’image à émerger, à se définir, effet miroir avec la position du lecteur qui ne peut voir les photos qu’à travers la description qu’on lui en fait, très précise mais forcément tendancieuse.


Si la carte postale joue un rôle important dans la vie de Hélène Hivert, il en est de même des albums de famille qui, pour reprendre la formule de Anne-Marie Garat, constituent un « musée portatif[8]. » Entrepris pour la postérité de la famille, attestation de sa réalité officielle, l’album de famille n’a longtemps porté trace que des membres légitimes de la famille. A cet égard, dans Eux sur la photo, deux albums de famille rivalisent par leur importance, l’un est celui, soi-disant perdu, dans lequel figurent les photos de la mère, et qui finira par réapparaître : « Elles étaient là les photos de ma mère que l’on ne m’a jamais laissé voir : rangées, classées et légendées avec minutie (213). » L’autre contient les photos qui surgissent tout au long du roman, décrites mais absentes et qui forment ainsi un album de famille parallèle n’ayant pas sa place dans l’espace public. Les deux correspondants épistolaires s’attacheront à reconstituer cet album virtuel composé des photos qui sont apparues au cours de leur enquête et qu’ils déchiffrent par le langage dans leurs lettres. La mise en lumière du secret familial ne s’opère qu’après un long séjour dans l’obscurité de la spire.


En sus de ces deux albums de famille, l’un disparu, l’autre en train de se réaliser, Eux sur la photo fait mention de nombreux albums de photos d’un ordre bien différent. Il se trouve en effet que Pierre Crüsten, le père de Stéphane qui correspond avec Hélène Hivert est – et c’est là un des éléments du roman qui pourrait menacer de faire basculer le réseau métaphorique entre photo et texte dans la saturation – un photographe professionnel qui est passé du portrait de famille à la photo de paysage :


Il est vite devenu un artisan fort réputé dans son domaine de spécialité, les portraits familiaux. A la fin de sa vie, plusieurs assistants travaillaient pour lui, qu’il avait formés à son « style » ; lui-même n’exécutait plus aucune commande pour le public (19-20).


Et plus loin, expliquant que son père a continué à pratiquer la photo, Stéphane Crüsten souligne que, outre les traditionnels albums de sa famille qui dépeignent un faux bonheur dont il comprend maintenant la raison, son père détient plusieurs centaines d’albums de vues de paysages ou de bâtiments, et il conclut « toute son œuvre est faite ainsi de photos splendides et énigmatiques, où l’on ne voit quasiment pas un seul être humain (20). » En témoigne la septième photo décrite dans le roman, prise par le photographe Pierre Crüsten en Bretagne et qui représente une plage désertée, avec un « couple de promeneurs accompagné d’un chien » qui seul « dérange cet éloge du vide (123) ». Un peu plus loin ses photos sont ainsi qualifiées : « une manière particulière de saisir le vide, le silence des surfaces […] (146). »


Dans Eux sur la photo, les albums de photos se répartissent en deux types, soit ils sont défaillants, trompeurs ou cryptés contenant des photos trop bavardes, soit au contraire ils contiennent des photographies sur lesquelles n’importe quel discours peut se greffer, des photographies de paysages nus ; autant de blancs sur lesquels graver un texte.


 


De la photo d’identité au punctum


Eux sur la photo traitant de secrets familiaux, il semble logique que la photo dite de famille y occupe une place de choix, et pourtant l’échantillon des photos évoquées ne se limite ni à celles-ci ni à des photos de paysages désertés. Hélène Gestern a fait de ce roman une sorte de totalité qui engloberait de multiples éléments du champ de la photographie[9]. Ainsi la troisième photo révélée est-elle la photo d’identité qui figure sur le permis de conduire de la mère du personnage principal, photo retrouvée dans les pages d’un journal, Gestern insistant à nouveau sur l’imbrication physico-spatiale entre écriture et image. Souvent tronquée pour les besoins du document, la photo d’identité est aussi une photo où l’on se doit de ne rien révéler et dans laquelle, en dépit du terme d’identité, le sujet se reconnaît rarement. Si la coupure de journal floutée qui ouvrait le livre était le support par lequel le personnage voyait sa mère pour la première fois, la photo d’identité constitue la seconde étape de cette découverte : on passe d’un grain épais à une photo officielle dissimulant d’une autre façon son sujet mais commençant à le faire émerger.


La force évocatoire de la photographie est signalée tout au long du roman. On l’a vu, c’est une photo retrouvée, celle de la coupure de journal sur le tournoi de tennis qui déclenche l’action ; des années plus tard ce sera également une photo qui sera l’embrayeur du malheur puisqu’elle va réactiver le processus amoureux entre Natalia, la mère de Hélène Hivert, et Pierre, le père de Stéphane Crüsten. A la seule vue de cette photo prise par un ami du couple à la demande de Pierre Crüsten, celui-ci sera ramené des années en arrière. Cette photo de famille dans laquelle il retrouve la femme aimée, de toute évidence enceinte, l’étreint au sens où Roland Barthes le décrivait dans La Chambre claire :


Le punctum est alors une sorte de hors-champ subtil, comme si l’image lançait le désir au-delà de ce qu’elle donne à voir : pas seulement vers « le reste », pas seulement vers le fantasme d’une pratique, mais vers l’excellence absolue d’un être, âme et corps mêlés[10].


Si cette photographie est porteuse de désir sans le vouloir, il en est d’autres qui montrent comment le sujet peut s’extraire de la photo, y être sans y être, un « ça a été » qui s’autodétruit. C’est le cas de la neuvième photo qui montre la détresse de Natalia, abandonnée et enceinte de Pierre. Tout dans la description de la photo s’accorde à souligner la solitude du sujet photographié, assise sur un banc devant un calvaire : l’herbe est « chiche […] le calvaire usé par les saisons […] une glycine épaisse en train de flétrir (175) », mais plus encore c’est la femme qui apparaît défaite sur la photographie :


La photographie qui devait sans doute constituer le souvenir d’un moment partagé, dit tout le contraire : elle n’est que solitude. […] Cette fois, tous les efforts des sels d’argent, de la gélatine, des révélateurs et du papier sont inutiles. Malgré l’empreinte phototonique qui lui fut dérobée un jour d’automne, cette femme, déjà, n’est plus là (177).


Ce cliché fonctionne comme une prolepse au récit (cette femme va mourir sous peu), il montre son sujet tout en soulignant son absence. Les composantes chimiques de la photo sont ici décrites comme autant de fards s’efforçant sans succès à masquer les cernes et rougeurs d’un visage. La photo atteste du réel mais en même temps elle échoue à graver le sujet sur le papier et, tout comme le bain de révélation de la pellicule peut saturer l’apparition de l’image, la femme semble ne s’être pas inscrite.


 


Reproductions et diffusions


En sus de la variété des photos évoquées et de la persistance de l’opposition entre révélation et dissimulation, l’auteure insiste sur les moyens de transmission et de reproduction des textes et des images dans le roman. Si Gestern ne nous donne pas à lire l’annonce placée dans le quotidien national, ni ne retranscrit leurs conversations téléphoniques, elle offre en revanche aux lecteurs toutes les lettres puis les courriels des deux correspondants. De plus, à la débauche de références faites à la photo dont la mention de W.G. Sebald, des frères Séeberger, de Eugène Atget ou du studio Harcourt, et au champ lexical de la photographie, vient s’ajouter l’emphase sur la diffusion et la duplication des images et des textes. La mention répétée de photocopies et de scans est remarquable, de même l’insistance sur le fait que certaines photos sont agrandies, contretypées ou que d’autres sont presque jumelles. Ainsi Stéphane écrit-il à Hélène :


Ce qui m’a intrigué – un peu plus que cela même – a été de découvrir la « sœur jumelle » de la photo que Vera Vassilieva vous a donnée. Je l’ai trouvée dans l’album que mon père a fait en Bretagne en 1968. C’est quasiment la même image, réalisée à quelques minutes d’intervalle. Je ne comprends pas très bien comment elle a pu atterrir là. Mais la coïncidence qui a fait réapparaître presque au même moment ces deux clichés, alors qu’ils dormaient depuis quarante ans dans deux lieux différents, si loin l’un de l’autre, a quelque chose d’effrayant (136).


A la sourde menace que contiennent les photos en ce qu’elles révèlent s’ajoute leur aptitude à se multiplier, à se glisser dans les livres, à se cacher dans les rabats des pochettes ou entre les feuilles d’un dictionnaire. Un réseau grandissant de traductions se met en place, traduction de la photographie en texte, de l’ekphrasis en métatexte à travers l’échange des lettres pour aboutir à celle d’une langue à une autre, mettant en cause la capacité des personnages à lire et comprendre ce qu’ils ont sous les yeux. De fait, le secret familial ne sera complètement exposé qu’après la traduction d’un journal intime écrit en russe. Stéphane Crüsten évoque cette confusion entre le visible et le lisible lorsqu’il apprend qu’un autoportrait de son père envoyé à la mère d’Hélène Hivert contient une date et un lieu mais aussi une inscription en russe : « Je suis intrigué par cette inscription en russe que vous avez bien voulu traduire. Intrigué et même dérangé (32). »


La duplication des photographies et des textes dans Eux sur la photo, le regard croisé entre les deux médias ou la traduction entre les unes et les autres ne tendent pas vers leur dépréciation respective mais ajoutent à une certaine saturation du sens. On est enfin amené à revisiter cette confluence du texte et de l’image quand on remarque la mention sur la page des remerciements « pour retrouver l’auteure », suivie de l’adresse du site internet de Gestern[11] qui est composé de trois sections (photos, textes, rencontres). L’onglet photos amène une série de rubriques dont une intitulée tout simplement « L’image ». En cliquant sur ce titre, on tombe sur une photo dont la légende tient en ces mots : « l’image qui a accompagné l’écriture d’Eux sur la photo. » Parodiant le ton du narrateur anonyme du roman décrivant les photos, on pourrait en dire ceci :


La photo est celle d’une plage prise sans doute au crépuscule. Aucune trace de vie humaine. Le ciel nuageux occupe un peu plus de la moitié de la photo, le reste est occupé par une bande de sable et la mer forme comme un faisceau triangulaire horizontal. Au loin deux, trois masses indiquent la présence d’îles. Si la photo est en couleurs, cela n’apparaît qu’à peine : jeu de bleu, de beige et de gris. La photo est apaisante même si on peut y discerner une sourde menace.


Tout dans la photo, rappelle une de celles qu’aurait pu prendre Pierre Crüsten, le photographe professionnel passé du portrait de famille aux photos de paysage. L’image est belle quoique banale ; son intérêt réside d’une part dans le fait que l’auteure ait souhaité la partager et que les lecteurs à leur tour peuvent accrocher à ce paysage tout ce qu’ils désirent, mais d’autre part et surtout dans cette idée d’accompagnement de l’écriture. Comme si écriture et image non seulement au sein de la fiction, mais aussi lors de son écriture ne pouvaient vivre l’un sans l’autre.


Certes, tous les lecteurs ne vont pas aller sur le site de l’auteure et découvrir « L’image » compagne du roman (dissimulée par un titre générique malgré l’article défini, on retrouve là encore la dualité révélation/dissimulation), pourtant si le lecteur consulte le site, cette image de plage déserte sera une photo de plus, la seule à pouvoir être contemplée, qui viendra s’ajouter à celles, absentes du roman. Le message de Hélène Gestern se trouble davantage encore si l’on considère l’épigraphe de la première partie du roman intitulée « L’Ombre » puisqu’il s’agit d’une courte phrase tirée du texte Les Années de Annie Ernaux : « Toutes les images disparaîtront[12]. » Curieux tour de passe-passe de la part de Gestern qui consiste à la fois à faire de l’image un socle et à en annoncer la disparition par quelques mots.


 


Collusions, confluences et courts-circuits :


Eux sur la photo s’ouvre et se ferme sur des photos imaginées dont le statut varie – reproduction au grain grossier d’une photo dans un journal, photo constat d’un accident, photo fantôme ; par ailleurs, l’écriture du livre s’est faite sous l’ascendant d’une photo et on a souligné que le réseau métaphorique qui traversait le roman était dense au point d’en arriver à saturation. Comment comprendre cette insistance à faire de la photographie la clé du texte ? Plusieurs raisons se dégagent qui tiennent à la fois à la prédilection évidente de l’auteure pour la photo mais aussi au fait qu’autobiographie et fiction – parmi les genres les plus populaires actuellement – sont de plus en plus touchés par la culture visuelle. Phénomène de société qui comme Annie Ernaux le disait au sujet de L’usage de la photo « ressortit à la mise en images effrénée de l’existence qui, de plus en plus, caractérise l’époque[13]. »


Publié dans une petite maison d’édition à la réputation sérieuse, le grand succès de Eux sur la photo est symptomatique[14]. Mêlant habilement une quête identitaire, une histoire d’amour et une enquête quasi-policière basée sur des photos retrouvées, le roman séduit par la fusion qu’il opère entre le visible et le lisible. La révélation du secret familial s’apparente à la mise en cuve, l’agitation et la fermentation pourrait-on dire, du film de la vie ainsi le livre en son entier peut-il se lire comme une métaphore de ce qui se trame dans la fiction contemporaine de plus en plus désireuse de s’adjoindre un apport visuel, voire incapable de s’en passer[15]. Pourtant si la photographie fait fonction de soubassement dans l’architecture de Eux sur la photo, on ne peut parler de prééminence de celle-ci sur l’écriture, car enfin ce sont l’instabilité et la complémentarité conjuguées du texte et de la photographie qui sont mises en avant. La provenance des descriptions des photos nous est inconnue, leur contenu est donc sujet à interprétations, or c’est à partir de ces textes que le lecteur et les deux correspondants tâchent de jeter la lumière sur le mystère familial. Les photographies de leur côté en disent trop ou pas assez. Demeure cependant de la part de Gestern le désir sinon la conviction d’une greffe indispensable entre mot et image même si elle ne prend pas toujours.


Tout comme qu’il oscille entre l’emprise du texte et de la photo, le roman se situe dans un entre-deux générique. Roman épistolaire à deux voix, favorisant donc la notion de passage, Eux sur la photo tente de rétablir la biographie des parents des épistoliers. Ce faisant, la mise en lumière de la biographie de sa mère amène Hélène à réécrire sa propre histoire, à formuler son autobiographie à partir d’indices photographiques et textuels. Paradoxalement, ce roman construit sur des photographies n’est étayé par aucune à l’exception de l’image ayant accompagné l’auteure lors de l’écriture et peut-être la lecture du texte pour certains lecteurs. On peut se demander si le fait que l’adresse du site se trouve en début de roman et non en sa fin constitue une invite de la part de l’auteure : Eux sur la photo se doit-il d’être lu avec la photographie d’accompagnement de son écriture, étirant ainsi l’image dans le temps, de l’écriture à la lecture ? La courte lettre de Philippe, frère de Stéphane, à Hélène, accompagnant l’envoi de la douzième photo représentant la mère de Hélène et le père de Stéphane, tend à renforcer cette interprétation :


Vous êtes, Hélène, le vivant portrait de votre mère. Comme Stéphane ressemble beaucoup à papa, j’ai d’abord eu l’impression que ce n’était pas eux, mais vous deux[16] [Hélène et Stéphane] sur la photo (257).


Par ce glissement d’un couple à l’autre, l’auteure de Eux sur la photo semble indiquer que la photo n’est ni confinée dans la reconstruction du passé ni dans une contemplation du présent mais qu’elle tend vers un futur. Dans le Manifeste photobiographique, Gilles Mora qualifiait la photo d’amplificateur d’existence[17] et il ajoutait : « Elle seule peut boucler dans un même mouvement qui nous fascine et nous sauve la révélation du présent et celle de sa conservation. »[18] Eût-elle été prise, la dernière photo du roman, la « photo définitive » (300),rêvée par Pierre Crüsten, correspondrait à la photobiographie telle que la concevait Nora :


Il [Pierre Crüsten] saura forcer la matière, l’impermanence, la mort, l’oubli à rendre les armes. Les lumières, subjuguées par son geste ultime, esclaves du sortilège mécanique, convergeront sur le visage d’une seule, pour écrire dans l’image une vérité d’ordinaire vouée à lui échapper : une fois né, l’amour, quelle que soit la destinée qu’on lui réserve, est irrévocable (301).


Dans la dernière lettre de Hélène à Stéphane, celle-ci plaide auprès de lui de ne pas voir en leurs parents des ombres mais bien plutôt un appel : « […] c’étaient eux sur la photo qui nous parlaient, nous appelaient… » (297). La photographie n’est pas envisagée ici comme thanatographie mais comme passerelle dans le temps. Ayant révélé une partie de leur mystère et de leur sens (la photo ne se laissant jamais lire toute entière), les photos ne disparaîtraient pas – comme le laissait entendre l’épigraphe de la première partie du roman « L’Ombre » – mais se réincarneraient sous la forme d’un appel aux personnages de Eux sur la photo. Au lecteur à son tour de jouer avec les empreintes rétiniennes que laissent en lui ces images, quitte à y apporter retouches, repiques et masquages.


 


Catherine Poisson, Wesleyan University


 




[1] Eux sur la photo, Paris, Arléa, 2011. Ce premier roman a remporté un large succès en France et à l’étranger comme en témoignent sa traduction en anglais et en italien et son édition en format poche peu après sa publication. Cette édition, Arléa-Poche (2013) sera utilisée pour toutes les références et abréviée sous la forme ESP.


[2] La photo de couverture de l’édition de poche a été choisie par l’éditeur et n’appartient pas aux archives de l’auteure.


[3] Le prénom choisi, identique à celui de l’auteure, invite évidemment le lecteur à s’interroger sur le degré autofictionnel du texte.


[4] ESP, p.11. La pagination sera ensuite indiquée entre parenthèses à la suite des citations.


[5] Hervé Guibert, L’image fantôme, Paris, Editions de Minuit, 1981, pp. 11-18. On se rappelle que Guibert fait poser sa mère et qu’il parvient à la capter telle qu’elle est au naturel. Il constatera au moment du développement que le film n’était pas enclenché dans l’appareil. La photo ne sera donc pas, elle deviendra texte.


[6] La Photographie est interminable. Entretien avec Gilles Mora, Paris, Seuil, 2007.


[7] Rappelons que certaines photos de famille étaient imprimées sur un format de carte postale pour être envoyées aux connaissances.


[8] Photos de familles, Un roman de l’album. Paris, Actes Sud, 2011, p. 23. La position de Garat mérite d’être nuancée car quoique essentiellement d’usage domestique, l’album de famille a néanmoins valeur de représentant officiel de la famille, et donc est aussi conçu pour pouvoir être montré hors du contexte familial.


[9] La photographie est un élément prépondérant de la fiction de Gestern. Si elle joue un rôle mineur dans son deuxième roman, La Part du feu (Arléa, 2013), elle est au premier plan dans son troisième roman, Portrait d’après blessure (Arléa, 2014) tout comme dans le dernier L’Odeur de la forêt (Arléa, 2016).


[10] Roland Barthes, La chambre claire, Paris: Gallimard, Le Seuil, 1980, p. 93.


[11] www.helene-gestern.net


[12] Annie Ernaux, Les Années, Paris: Gallimard, 2008, p. 11.


[13] Annie Ernaux, L’Usage de la photo, Paris: Gallimard, 2005, éd. Folio, p. 17.


[14] Outre son succès en termes de vente, le roman a reçu d’excellentes critiques.


[15] Lire à cet égard l’ouvrage de Ari Blatt, Pictures into words, University of Nebraska, 2012.


[16] Nous soulignons.


[17] Gilles Mora et Claude Nori, L’été dernier. Manifeste photobiographique, Paris, Editions de l’Etoile, 1983, p. 10.


[18] Ibid., p. 10


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