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ALLEMAND, Roger-Michel, « Une histoire d’amour », préface au catalogue d’exposition Universos paralelos. Uma viagem fotoliterária de Michel e Marie-Jo Butor, C/Arte, 2011.


 


Une histoire d’amour[1]




Michel Butor a fait de la photographie un peu plus dix ans, à la suite d’un regret : ne pas avoir pu photographier l’Égypte, faute d’appareil, pendant l’année où il y a enseigné (1950-1951). De retour en France, il fait l’acquisition d’un Semflex et commence à prendre des clichés, de Paris d’abord, puis de l’Angleterre et du Bassin Méditerranéen, des États-Unis enfin. Sa découverte, décisive, de l’Amérique, en 1960, est un déclencheur qui le conduit à abandonner le roman au profit d’un Nouveau Monde littéraire – inauguré par Mobile (1962) – et, simultanément, à délaisser la pratique photographique, pour des raisons obscures, mais qui ne relèvent sûrement pas de la seule coïncidence : « J’ai encore fait des photos pendant un ou deux ans, mais je n’en ai pas retrouvé les négatifs. Pourquoi ai-je arrêté ? C’est sans doute que j’avais commencé à écrire des textes pour des photographes. »[2] Depuis qu’il a cessé ses propres activités d’opérateur, Michel Butor vit en effet « au milieu des photographes », au point d’affirmer que « leur vision aide considérablement la [s]ienne »[3]. Parmi eux, son épouse tient à l’évidence une place à part.


Née Mas, Marie-Jo Butor (1932–2010) a suivi des études de puéricultrice, avant de devenir répétitrice à l’École internationale de Genève, où elle assiste aux cours de philosophie de Michel. La rencontre a lieu. Le sentiment éclot. Ils se marient en 1958. De leur union naîtront quatre filles. En 1989, elles sont élevées ; Marie-Jo accompagne son mari dans ses périples internationaux ; au Japon, elle reçoit en cadeau un appareil de qualité supérieure à celui dont elle disposait jusqu’alors et dont elle se servait dans le cadre familial. À partir de ce moment[4], elle développe, en autodidacte, toute la tendresse et l’acuité de son regard, au gré des escales visuelles qui désormais jalonnent la vie du couple[5]. Elle saisit, avec un grand sens du cadrage, les paysages et les scènes de la vie quotidienne, et réalise une grande quantité de portraits, qui rattachent son œuvre à la photographie humaniste. Ou plutôt, non : elle ne saisit pas. Car son œuvre rejoint la définition que leur ami Roland Barthes donnait de la déprise Zen, la nommant « Non Vouloir Saisir », qui consiste à « Prendre cette décision, de ne pas saisir l’autre » : « d’une part je ne m’oppose pas au monde sensible, je laisse circuler en moi le désir ; d’autre part je l’accote contre “ma véritéˮ : ma vérité est d’aimer absolument. »[6]


Effectivement, c’est bien d’amour qu’il s’agit. Ensemble, Michel et Marie-Jo ont œuvré deux décennies durant, sans intrusion mutuelle dans leurs sphères réciproques. Leur complicité a ainsi donné le jour à une progéniture, photolittéraire cette fois, tout impressionnée de leurs éblouissements partagés, de leurs curiosités communes. De multiples réalisations, expositions et ouvrages ont signé leur fécondité : Dialogue avec Arthur Rimbaud sur l’itinéraire d’Addis-Abeba à Harar (2001) et Rétroviseur (2007) sont les plus connus.


***


L’année 2008 marque leurs noces d’or et leurs enfants leur offrent quinze jours de vacances « dans le triangle Delhi, Jaipur, Agra », « un luxe en balcon sur la misère ambiante »[7]. Michel et Marie-Jo en profitent, comme d’habitude, pour aller à la rencontre de leurs frères et sœurs en humanité. Ce sont vingt-deux des photographies prises lors de ces escapades que nous avons le plaisir de présenter au public brésilien, du 4 au 28 octobre 2011, au Centro de Cultura Belo Horizonte. L’exposition Michel e Marie-Jo Butor : universos paralelos est d’autant plus émouvante qu’elle est un hommage posthume à la photographe et chargée de la compassion de l’écrivain : « Je suis loin d’avoir digéré ce voyage ; cela va me prendre des mois. Les photographies prises par Marie-Jo m’aideront beaucoup. Nous en agrandirons quelques-unes pour lesquelles je composerai des légendes. C’est de cette façon que je parviendrai à en parler un peu. »[8] Tout est dans la beauté de l’œil qui vise, dans la gorge nouée de celui qui écrit, dans le hors-cadre de ce qui ne se voit pas ou qui n’est pas montré. La sensibilité devient esthétique, la pudeur prend les atours de la poésie, de l’humour parfois, en même temps que l’image et le texte conjoints invitent le spectateur-lecteur à entrer dans « un hors-champ dynamique, en amont et en aval de l’instantané »[9], où reconstituer et créer tout à la fois un continuum à trois niveaux : optique (par le choix du cadrage ou des couleurs), descriptif (par les motifs et détails commentés), narratif (par les germes d’encre que l’auteur décèle). Appel est lancé aux facultés d’imagination, aux puissances d’invention –– à l’énergie de la fiction, en définitive ––, afin de révéler autre chose, tout simplement.


Et tout part du réel, à travers l’objectif, qui ouvre des fenêtres bienveillantes sur les hommes et leurs cadres de vie. L’intérêt de Marie-Jo pour les paysages fait écho à celui de Michel, qui a consacré des livres aux génies des lieux. La photographe, ici, a porté son regard dans deux directions : les éléments remarquables de l’architecture monumentale –– édifices religieux et bâtiments patrimoniaux –– et les espaces de l’existence ordinaire –– places, rues, passages ou bien demeures. Tantôt elle souligne les lignes des constructions et la beauté qui en procède, tantôt elle met en contraste leur caractère éphémère, leur décrépitude en cours, avec la force de vie intense qui anime ceux qui les habitent ou les côtoient. La topo-photographie, chez Marie-Jo Butor, n’est de fait jamais dissociée de sa dimension humaine, toujours populaire, et pose la question du transit et de la contemplation, du mouvement et de l’immobilité, incarnés par les figures de l’enfant et du vieillard in situ, telles deux faces d’une seule réalité. Samsara bifrons que vient transfigurer l’élévation de l’amour.


 


Roger-Michel ALLEMAND


  1. Ceci est la version française de la préface, en portugais (« « Uma história de amor »), au livre Universos paralelos : Michel, Marie-Jo Butor e a fotoliteratura (catalogue de l’exposition photolittéraire Universos paralelos. Uma viagem fotoliterária de Michel e Marie-Jo Butor, Centro de Cultura Belo Horizonte, 4-28 octobre 2011), publié à Belo Horizonte, par les éditions C/Arte, en octobre 2011. []
  2. M. Butor, Archipel de lucarnes, Neuchâtel, Ides et Calendes, 2002, p. 77. []
  3. M. Butor, « Souvenirs photographiques. Un viseur dans la tête », Œuvres complètes, Paris, La Différence, t. X, 2009, p. 1177. []
  4. Voir « Cent instants japonais photographiés par Marie-Jo Butor », dans Bianco e nero, nero su bianco : tra fotografia e scrittura, Naples, Liguori, 2005. []
  5. Voir « Michel Butor et Marie-Jo Butor : 56 photographies. Le voyage de l’écriture », dans Michel Butor dialogue avec les arts, Le Pont des arts, 2006, p. 15-21. []
  6. R. Barthes, Fragments d’un discours amoureux, Œuvres complètes, Paris, Seuil, t. III, 1995, p. 677. []
  7. M. Butor à R.-M. Allemand, The French Review, Vol. 83, No. 3, February 2010, p. 534-535. []
  8. Ibid., p. 535. []
  9. Selon l’expression de Myriam Villain, « “Nous regardions ensemble.ˮ Entretien avec Michel Butor sur l’œuvre de Marie-Jo et sur la photographie », 26 mars 2011 []