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ILLOUZ, Jean-Nicolas, Nerval et Baudelaire devant Nadar
Pour citer cet article :
ILLOUZ, Jean-Nicolas, « Nerval et Baudelaire devant Nadar », in Baudelaire et Nerval : poétiques comparées, actes du colloque international de Zürich (25-27 octobre 2007), Études réunies par Patrick Labarthe et Dagmar Wieser, avec la collaboration de Jean-Paul Avice, Paris, Honoré Champion, 2014, p. 83-102, publié sur Phlit le 31/01/2012.
url : http://phlit.org/press/?p=622
mots-clés : portrait, pose, studio
*L’utilisation commerciale des images dans l’article est strictement interdite.
Nerval et Baudelaire devant Nadar
Les portraits daguerréotypés de Nerval et de Baudelaire[1] que nous allons étudier datent tous à peu près de la même période : les deux portraits de Baudelaire pris par Nadar lors d’une même séance de pose, – l’un de trois quart, tremblé, l’autre de face, le visage sévère –, remonteraient probablement à l’année 1854, autour du mois de septembre, à moins qu’il ne faille les dater de 1856[2] ; les deux portraits de Nerval par Nadar quant à eux pourraient dater soit du 1er novembre 1854, selon la date qui est mentionnée sur le Livre d’or de Nadar dans lequel, nous le verrons, Nerval a recopié le poème « Vers dorés », soit de quelques jours avant la mort de Nerval en janvier 1855, selon le témoignage, il est vrai tardif, de Nadar lui-même[3]. A ces portraits photographiques, très caractéristiques des « années créatrices » de Nadar[4], nous en ajouterons un autre : celui qu’Adolphe Legros fit de Nerval, un an plus tôt, entre la fin de l’année 1853 et le début de l’année 1854, et qui servit de modèle au graveur Eugène Gervais pour illustrer la biographie de Nerval par Eugène de Mirecourt publiée en 1854.
Outre les dates, plusieurs traits peuvent réunir ces portraits et permettre de dessiner une poétique comparée de Nerval et de Baudelaire.
Par leur beauté poignante, ils sont caractéristiques de ce moment de la photographie, où celle-ci, contre ses nombreux détracteurs qui la réduisent à un simple procédé mécanique de reproduction[5], commence à se penser comme un art spécifique. Pour le portrait de Legros, l’influence des arts plastiques traditionnels est encore très prégnante et façonne, nous le verrons, la pose de Nerval. Pour les portraits de Nadar, il s’agit d’autre chose, que Nadar définira clairement dans le Mémoire qu’il rédige en 1857 pour revendiquer, contre son frère Adrien Tournachon, la propriété de son pseudonyme : si le procédé technique de la photographie s’apprend aisément, « ce qui ne s’apprend pas », écrit-il, c’est, non seulement « le sentiment de la lumière » qui permet de décider de l’instant propice au cliché, mais encore « l’intelligence morale » que le photographe doit avoir de son sujet, c’est-à-dire, ajoute Nadar,
[…] ce tact rapide qui vous met en communion avec le modèle, vous le fait juger et diriger vers ses habitudes, dans ses idées, selon son caractère, et vous permet de donner, non pas banalement et au hasard, une indifférente reproduction plastique à la portée du dernier servant de laboratoire, mais la ressemblance la plus familière et la plus favorable, la ressemblance intime. – C’est le côté psychologique de la photographie, le mot ne me semble pas trop ambitieux […][6].
Le temps de la pose est ainsi conçu comme un moment d’empathie par lequel le modèle se révèle, dans sa vérité profonde, au photographe.
Mais cette empathie requiert la collaboration active du modèle, qui participe lui-même, autant en un sens que le photographe, à la réussite de l’image. Face à Adolphe Legros ou face à Félix Nadar, Nerval et Baudelaire sont partie prenante de la dramaturgie silencieuse qui anime leurs portraits, et tous deux veulent nous dire quelque chose. Plus spécifiquement, tout, dans leur pose ou leur regard, semble témoigner d’une protestation ou d’une résistance. Cette résistance a plusieurs significations possibles. Elle a d’abord une valeur existentielle. Rodolphe Töpffer, dans un texte intitulé De la plaque Daguerre publié en 1841 définissait la reproduction photographique comme saisissant seulement le « corps moins l’âme[7] ». Face à leur portrait daguerréotypé, Nerval et Baudelaire, nous le verrons, sont confrontés, tous deux à des degrés divers, à une forme de réification de leur apparence qui, à force d’objectivité, semble nier en eux toute profondeur subjective, si bien que l’image photographique, scindant l’âme et le corps, est ressentie par eux comme une anticipation de leur propre mort, réduisant l’être à sa ressemblance cadavérique. Mais la résistance de Nerval et de Baudelaire à l’invention de Daguerre a également une autre dimension, plus historique : s’y joue, non pas seulement l’opposition du romantisme et du réalisme, dont le daguerréotype est bien souvent l’emblème et le repoussoir, mais l’opposition du romantisme et de la modernité. Nous verrons que Nerval parvient in extremis à maintenir encore l’image photographique dans une épistémè romantique, qui la fait servir au dévoilement de l’invisible, au-delà même du réalisme qui lui est attaché et qui semble la vouer à la simple reproduction du visible. Avec Baudelaire au contraire, les fantaisies de « l’incorrigible Gérard[8] », jouant, à travers sa propre image, de son double pour tenter d’en déjouer l’emprise mortifère, ne sont plus possibles ; et le face à face de Baudelaire et de Nadar matérialise alors une rupture épistémologique plus radicale, confrontant deux visions diamétralement opposées de l’art, dans un combat sans concession qui marque cette fois nettement le tournant de la modernité.
1. NERVAL : LA PHOTOGRAPHIE ET LES SPECTRES
Nerval s’est très tôt intéressé à la photographie, au point d’être l’un des premiers voyageurs à partir en Orient équipé d’un daguerréotype, quatre ans à peine après que François Arago a rendu publique l’invention de Jacques Daguerre[9].
Quelle idée se fait-il alors de la photographie ? Il semble que cette idée oscille entre deux théories contradictoires, dont l’une est comme l’envers réversible de l’autre.
La première peut être qualifiée de romantique, parce qu’elle reprend le procédé scientifique de Daguerre dans une métaphysique qui le fait servir, non à la reproduction du visible, mais au dévoilement de l’invisible. Au dire de Nadar, qui la rapporte au début de Quand j’étais photographe, une telle conception de la photographie fut d’abord celle de Balzac qui voyait dans le daguerréotype une confirmation de la réalité des choses immatérielles, dans la mesure où le procédé daguerrien rendait physiquement saisissable l’aura invisible qui compose chaque corps visible :
[…] selon Balzac, chaque corps dans la nature se trouve composé de séries de spectres, en couches superposées à l’infini, foliacées en pellicules infinitésimales, dans tous les sens où l’optique perçoit ce corps.
L’homme à jamais ne pouvant créer, – c’est-à-dire d’une apparition, de l’impalpable, constituer une chose solide, ou de rien faire une chose, – chaque opération Daguerrienne venait donc surprendre, détachait et retenait en se l’appliquant une des couches du corps objecté.
De là pour ledit corps, et à chaque opération renouvelée, perte évidente d’un de ses spectres, c’est-à-dire d’une part de son essence constitutive[10].
Cette « théorie des spectres » permettait en outre à Balzac d’appeler l’invention de Daguerre au secours d’une défense et illustration d’un « traité des sciences occultes », selon le titre d’un chapitre du Cousin Pons où le nom de Daguerre est évoqué, et où Balzac forge l’oxymore de « spectre saisissable » pour désigner ce que la nouvelle image parvenait à révéler d’un univers physique régi par un système métaphysique de correspondances, dans lequel il n’existe pas de solution de continuité entre le visible et l’invisible[11]. Nerval, quant à lui, avait très tôt trouvé matière, notamment dans le Faust de Goethe, à nourrir semblable métaphysique[12]. En sorte qu’il n’est pas étonnant qu’il n’ait pas tardé à faire sienne la théorie balzacienne des spectres photographiques, comme du moins le rapporte encore Nadar :
Balzac n’eut pas à aller loin pour trouver deux fidèles à sa nouvelle paroisse. De ses plus proches, Gozlan, en sa prudence, s’en était tout de suite garé ; mais le bon Gautier et le non moins excellent Gérard de Nerval emboîtèrent immédiatement le pas aux « Spectres ». Toute thèse en dehors des vraisemblances ne pouvait qu’agréer à « l’impeccable » Théo, au poète précieux et charmant, bercé dans le vague de sa somnolence orientale : l’image de l’homme est d’ailleurs proscrite aux pays des soleils levants. – Quant au doux Gérard, à jamais monté sur sa Chimère, il était cueilli d’avance : pour l’initié d’Isis, l’intime de la reine de Saba et de la duchesse de Longueville, tout rêve arrivait en ami… – mais tout en causant spectres, l’un comme l’autre, et sans autres façons, furent des bons premiers à passer devant notre objectif[13].
L’autre théorie de la photographie qui se formule dans l’œuvre de Nerval semble inverser la théorie précédente, parce qu’elle prend acte de la dimension réaliste de l’image photographique, sans pour autant s’y résigner. Cette révision théorique est issue des déceptions que n’a pas manqué d’occasionner la pratique du daguerréotype à laquelle Nerval s’est lui-même essayé en Orient[14] : loin de dévoiler l’invisible, l’image photographique réduit le visible à sa seule dimension, séparant ainsi le réel de sa moitié de rêve qui fait sa vérité. Paul-Louis Roubert, dans un article intitulé « Nerval et l’expérience du daguerréotype », et, avant lui, Éric Darragon[15], ont bien fait apparaître la réduction qu’opère la photographie quand elle tente de capter la réalité orientale : par excès de réalisme, l’image photographique manque la réalité véritable de l’Orient, – soit qu’elle réduise celui-ci à son « poncif » quand le photographe adopte les points de vue les plus conventionnels des peintres orientalistes[16], – soit que, par la fixité de « l’appareil où le dieu du jour s’exerce si agréablement au métier de paysagiste[17] », elle trahisse une vérité plus profonde qui ne se révèle que dans la flânerie ou dans l’expérience nocturne[18]. C’est cette expérience nocturne du réel qui vient au-devant de la scène avec le récit des Nuits d’octobre qui achève de discréditer, en même temps qu’un certain réalisme, une certaine idée du daguerréotype : celui-ci n’est plus qu’un « instrument de patience qui s’adresse aux esprits fatigués, et qui, détruisant les illusions, oppose à chaque figure le miroir de la vérité[19] » ; quant au récit lui-même, tel qu’il est expérimenté par un narrateur trop exclusivement soucieux de « daguerréotyper la vérité[20] », il ne restitue finalement du réel que son négatif, privé de la valeur subjective que lui rendra au même moment le récit de Sylvie en y ajoutant la profondeur du souvenir et du rêve. A la fin des Nuits d’octobre, la loutre empaillée, qui vient définitivement frustrer la quête du narrateur, symbolise ce réel sans vie (« le corps moins l’âme ») que dévoile la chambre noire du réalisme, – et que le récit d’Aurélia tentera à son tour de traverser dans l’autre sens, pour rejoindre, à son autre face, le champ du rêve.
On voit bien alors dans quelle oscillation est prise l’idée nervalienne de l’image photographique au moment où se désagrège l’épistémè romantique : d’abord conçue comme un « spectre » révélant l’aura invisible du visible, elle tend bientôt au contraire à dissocier le visible de sa part invisible, réduisant la réalité à sa seule dimension, décevante et mortifère.
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L’ambivalence de l’image photographique se charge d’angoisses existentielles lorsqu’il s’agit pour Nerval de poser lui-même devant le photographe, et que la photographie engage donc très concrètement la question, névralgique entre toutes, de l’identité.
Plus d’une fois Nerval a été confronté à son propre portrait, – qu’il s’agisse de biographies littéraires le prenant pour objet, de médaillons, de caricatures, d’images photographiques ou de gravures. Cette exposition de soi, il le sait, fait partie de la comédie littéraire du temps et engage le statut qui est fait alors à l’homme de lettres ou au littérateur. « Vous savez la manière de vivre des écrivains français, écrira-t-il par exemple à Bamps en 1854 ; journalistes ou auteurs dramatiques, nous sommes pour ainsi dire des hommes publics[21] » ; et dans Promenades et souvenirs, après avoir laissé échapper quelques pages autobiographiques, il confiera cet aveu mélancolique :
Qu’on nous pardonne ces élans de personnalité, à nous qui vivons sous le regard de tous, et qui, glorieux ou perdus, ne pouvons plus atteindre au bénéfice de l’obscurité[22] !
L’exposition de l’homme de lettres excède parfois le simple jeu social, et elle peut être poussée à un point tel qu’elle est ressentie alors comme une aliénation. « La société avait abusé de moi tout autant sans doute que j’avais abusé d’elle », écrira par exemple Nerval à Francis Wey en 1854[23]. Et ce sentiment d’aliénation, lié au regard des autres, est chez Nerval porté à son comble chaque fois que tel ou tel de ses confrères a cru bon de s’emparer de sa « folie » pour la jeter sur la place publique. C’est le cas, on le sait, de Jules Janin dans un article publié dans le Journal des Débats du 1er mars 1841, que Nerval qualifie d’« article nécrologique[24] », en se réjouissant toutefois, dans la préface de Lorely, d’avoir « eu le bonheur de [le] lire autrement que des yeux de l’âme [25] ». C’est le cas aussi de l’article que Dumas publie dans Le Mousquetaire le 10 décembre 1853, et que Nerval ressent comme une « épitaphe » en hommage à son esprit perdu[26]. La même crainte réapparaîtra au moment de la publication de la biographie d’Eugène de Mirecourt que Nerval qualifie à nouveau, dans la lettre à Georges Bell du 31 mai et 1er juin 1854, de « biographie nécrologique[27] ».
C’est dans ce contexte, où le portrait fait courir au sujet le risque d’une aliénation, elle-même ressentie comme une possible mise à mort de soi, qu’il faut comprendre le geste qui conduit Nerval à venir poser devant l’objectif d’Adolphe Legros d’abord, et de Nadar ensuite. Tout se passe comme si Nerval y venait affronter sa propre mort, pour mieux y signifier ensuite sa renaissance, en contrant sur son propre terrain l’image réaliste du daguerréotype, de manière à y faire apparaître, même négativement, un portrait inverse de lui-même accordé à sa mythologie poétique la plus personnelle.
Dans le portrait pris par Adolphe Legros, il semble que Nerval joue lui-même de sa propre image, et la compose de telle façon à la rendre conforme, contre toute fixation réaliste, à son « spectre » rêvé. Autant, nous le verrons, les portraits de Nadar fixent un Nerval visiblement vieilli et malade, tel qu’en lui-même le réalisme le change, autant le portrait que réalise Adolphe Legros donne à voir un Nerval nimbé de mystère, comme si quelque chose de son aura se révélait à travers la chambre noire. Nerval est partie prenante de cette mise en scène de lui-même. Tous les détails comptent. La pose, pensive et penchée, rappelle quelques-unes des représentations les plus célèbres du génie mélancolique. Jean Richer avait songé à la statue funéraire de Laurent II de Médicis par Michel-Ange, dite le Pensieroso, non sans jouer sur le nom de Laurent, nom de la mère de Nerval et quasi palindrome du poète[28]. Quant aux doigts, portés sous le menton et sur les lèvres, ils changent le portrait en allégorie de la Discrétion, réservant en elle-même un secret[29]. Même le fond de l’image, s’il n’est pas dû à quelque détérioration du support, n’est pas indifférent, et l’on peut voir dans les tâches blanches qui le parsèment l’impression de quelque ciel stellaire sur le fond duquel se détacherait le visage de Nerval, un peu comme dans Aurélia les diverses apparitions de la divinité ont pour toile de fond les « mystiques splendeurs du ciel d’Orient[30] ». Bref, « spectre saisissable », l’image fixée par Legros et jouée par Nerval lui-même fait subir à l’image réaliste du daguerréotype le même sort que le sonnet « El Desdichado », écrit à la même époque, fait subir au modèle de la « carte de visite[31] », retournant comme un gant l’identité de la « vie réelle » pour faire apparaître, en contrepoint, la mythologie personnelle selon laquelle se recompose la « vie poétique[32] ».
Le daguerréotype d’Adolphe Legros, nous l’avons dit, va servir de modèle à la gravure qu’Eugène Gervais compose pour illustrer la biographie de Nerval par Eugène de Mirecourt.
Cette nouvelle exposition de soi suscite aussitôt chez Nerval une terreur panique, analogue aux craintes que suscitèrent les publications des articles de Janin et de Dumas. La lettre à Georges Bell du 31 mai et 1er juin 1854 s’en ouvre très directement :
La maladie m’avait rendu si laid, la mélancolie si négligent. Dites donc, je tremble ici de rencontrer aux étalages un certain portrait pour lequel on m’a fait poser lorsque j’étais malade, sous prétexte de biographie nécrologique. L’artiste est un homme de talent, plus sérieux que Nadar, qui n’a que de l’esprit au bout de son crayon ; mais comme notre ami aux cheveux roux, il fait trop vrai !
Dites partout que c’est mon portrait ressemblant, mais posthume, ou bien encore que Mercure avait pris les traits de Sosie et posé à ma place.
Je veux me débarbouiller avec de l’ambroisie, si les dieux m’en accordent un demi verre seulement. Infâme daguerréotype ! tu pervertis le goût des artistes. M. Gervais est pourtant un si habile graveur[33] !
Il semble maintenant que la parade imaginaire que Nerval avait mise en œuvre pour esquiver la dureté de l’image réaliste ne tienne plus. « L’artiste » (on ne sait exactement s’il s’agit d’Adolphe Legros ou d’Eugène Gervais), même plus « talentueux » que Nadar (dont Nerval égratigne au passage les caricatures que celui-ci vient d’exécuter pour les Binettes contemporaines de Commerson et pour le Panthéon), « fait trop vrai » ; et la vérité crue de l’image, en détruisant l’aura invisible qui émanait de la pose qu’avait voulu adopter Nerval, réduit l’être à son portrait « ressemblant, mais posthume ». L’image met à nouveau en jeu l’angoisse d’une dépossession de soi par le double ; mais celui-ci, comme il arrive dans Aurélia, a changé de signe : de la figure idéalisée ou spiritualisée qu’il était, il est devenu, par excès de réalisme, annonciateur de mort. Au reste, le couple de Sosie et de Mercure, plaisamment évoqué dans la lettre à Bell, appartient lui aussi à l’univers d’Aurélia, où en évoquant sa hantise du double, le narrateur songe un moment aux personnages de Plaute et de Molière :
Un instant même cette pensée me sembla comique en songeant à Amphitryon et à Sosie. Mais si ce symbole grotesque était autre chose, – si, comme dans d’autres fables de l’Antiquité, c’était la vérité fatale sous un masque de folie[34].
Christian Chelebourg[35] a bien montré que la lettre à Georges Bell contient déjà en elle-même une parade à l’angoisse d’aliénation, de dépossession et de mort que suscitent la biographie de Mirecourt et la gravure de Gervais. Tous les éléments de la mythologie nervalienne, mettant en jeu un scénario de mort et de résurrection, s’y trouvent réunis, même si l’humour et l’ironie leur enlèvent pudiquement toute charge trop dramatique. La lettre est écrite de Strasbourg, et la traversée du Rhin est associée à une traversée du Styx, d’où un Nerval-Orphée, après avoir « trop chanté dans les ténèbres », reviendrait enfin vainqueur. « En touchant les bords du Rhin, j’ai retrouvé ma voix et mes moyens » écrit Nerval, qui cite en prime des vers du livret de Moline de l’Orphée de Gluck :
Laissez-vous toucher par mes pleurs,
Ombres, larves, spectres terribles !
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Au mythe d’Orphée, se superpose celui de Prométhée, lui-même associé à la figure du Phénix : la maladie avait fait craindre à Nerval d’avoir laissé « tout à fait mourir le feu sacré » ; la proximité de l’Allemagne ravive au contraire la véritable nature ignée du poète, qui se sent, en traversant le Rhin, à nouveau « flamboyer comme un astre[36] ». La lettre à Bell joue donc de deux images inverses du poète, et retourne le portrait réaliste, « ressemblant, mais posthume », que fixe « l’infâme daguerréotype », en dessinant en filigrane un portrait mythique du sujet poétique, triomphant de la mort que lui impose la rencontre de son double, et renaissant de ses cendres.
Mais, on le sait, la principale parade que Nerval va opposer à cette angoisse de mort liée à la rencontre de sa propre image consiste dans les inscriptions qu’il va porter sur la gravure d’Eugène Gervais, dès qu’il aura pris connaissance de la biographie de Mirecourt. Celles-ci ont été largement glosées. Mais il faut surtout les lire poétiquement, en montrant comment elles accentuent le geste déjà esquissé dans la lettre à Georges Bell, en travaillant à leur tour à soustraire la figure du poète à son portrait réaliste pour en reprendre tous les éléments dans l’élaboration d’un portrait mythique conforme à la vérité poétique du sujet. La gravure de Gervais, dont Nerval dit dans la lettre à Georges Bell qu’il « est pourtant un si habile graveur », accentue déjà elle-même les traits qui dans la photographie de Legros idéalisaient la pose de Nerval en la composant selon le modèle des allégories de la Mélancolie[37]. L’inscription « Je suis l’autre » dit le retournement radical que tente d’opérer Nerval pour se soustraire à une image dans laquelle paradoxalement il ne se reconnaît que trop. A son « signalement », tel que le fixe le daguerréotype (ou tel qu’on peut le lire sur le passeport qu’il emporte avec lui en Allemagne[38] ), il oppose son « Cigne allemand », – soit son identité poétique, elle-même calquée sur celle du Minnesänger Walter von der Vogelweide, dont la pose sur une miniature du Codex Manesse est penchée comme celle de Nerval, et dont le blason est un oiseau en cage comme celui que Nerval dessine sur la gravure de Gervais. Quant à la mention « feu. G.rare », elle fait réapparaître la métaphore du « feu sacré » qui courait dans la lettre à Georges Bell, et elle réunit dans une syllepse « defunctus » et « focus », suggérant une figure du poète en Phénix, renaissant éternellement de ses cendres[39]. Ces jeux de mots ou rebus, parés en outre de quelques symboles ésotériques (un point d’interrogation retourné, une étoile à six branches avec au centre un point), fascinèrent André Breton qui les évoque dans Arcane 17 enté d’Ajours [40]. On peut, comme le fait Christian Chelebourg, interpréter ces signes comme participant d’un rituel intime de conjuration, par lequel Nerval tente de se déprendre des sortilèges funèbres de l’image de lui-même que le daguerréotype a fixée dans la chambre noire. Ils sont en tout cas le signe de ce que les images ont désormais pour Nerval une charge existentielle telle que la poésie, épuisant ses ressources d’esquive ironique, risque maintenant d’engager tragiquement le « Destin » du poète.
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Les portraits que Nadar, probablement dans l’atelier de son frère Adrien, prend à son tour de Nerval, quelque temps avant la mort de celui-ci, et que Nerval nous laisse comme une dernière offrande, semblent à bien des égards composer un portrait inverse de celui qu’a fixé un an plus tôt Adolphe Legros.
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Gérard de Nerval par Nadar novembre 1854, janvier 1855 ? Collection particulière, BNF ©. |
Sur le portrait de Legros, la pose de Nerval, nous l’avons dit, était travaillée, légèrement forcée même dans son intention signifiante, presque théâtralisée. Dans les portraits de Nadar, tout, au contraire, dit un abandon, – comme si Nerval cette fois consentait tragiquement à sa mort dont l’image photographique est en quelque sorte la préfiguration. Cette dimension de la mort, telle qu’elle se révèle dans la photographie, n’a pas échappé à Nadar lui-même, qu’elle dérange, au point qu’il dira plus tard ne pas aimer ce portrait, parce qu’il était « d’aspect attristant » et qu’il ne rendait « ni la bonhomie bienveillante, ni la simplicité, ni la finesse, ni le charme du modèle[41] ». Elle n’a pas échappé surtout à Albert Béguin, qui, en relevant tous les détails qui rendent intensément poignant le réalisme de l’image photographique, voit dans la photographie de Nadar « le portrait le plus révélateur d’un homme que la chambre noire ait jamais emprisonné dans sa nuit » :
[…] Nerval, c’est ce visage-là, ce regard intelligent, un peu inquiet, surtout bon et humble. C’est ce collier de barbe mal soignée, cette calvitie si peu ressemblante aux crânes chauves de la bourgeoisie Louis-Philippe, cette pauvreté si digne et cependant offerte si simplement au regard de qui veut la voir. Ce sont ces mains encore, oisives et lasses, posées sur les vieux genoux du vagabond, de ces mains dont on dit que l’ouvrier au repos « ne sait que faire ». Il a plein la tête de travail à donner à ses mains, des livres et des livres à écrire encore, dont il a dressé la liste ; mais non, il reste là, immobilisé dans cet instant de pose devant le photographe, qui pourrait être n’importe quel autre instant, car quelque chose le fige, le fixe, quelque chose que sa langue, la plus subtile du monde, ne saurait nommer. L’infortune ? c’est trop peu dire. Le sacré ? C’est l’un de ces grands mots qu’une pudeur lui interdit. La mort ? Oui, elle est là […][42].
Aux détails que relève Albert Béguin, il faudrait en ajouter un autre : ce bout de cigare que Nerval tient entre ses doigts, – et dans lequel on pourrait reconnaître ce même cigare que le narrateur d’Aurélia raconte avoir acheté dans une boutique alors que tout l’univers autour de lui vacillait dans sa propre folie[43]. L’image fixée par Nadar appartient ainsi pleinement à l’univers d’Aurélia ; et l’intensité tragique qui émane d’elle résulte de ce que se joue en elle, comme tangiblement, la rencontre du sujet avec son double.
Dans ce face à face, l’image réaliste exprime une défaite. La résistance cependant se redéploie ailleurs. Il faut la lire dans le geste qui conduit le poète, probablement juste après cette séance de pose, à recopier le poème « Vers dorés » dans le Livre d’or de Nadar. Ce document, dont ne fait pas état l’édition de la Pléiade mais qui est reproduit dans le catalogue de l’exposition Nadar de 1994, a été parfaitement exploité par Philippe Ortel, auteur d’un livre important sur La littérature à l’ère de la photographie [44], et par Christian Chelebourg. Il faut y lire, une nouvelle fois, la volonté de Nerval d’opposer à son portrait daguerréotypé sa propre mythologie personnelle, et, ce faisant, de contrer la définition réaliste de la photographie en réactivant, même dans le délire, son idée romantique, qui l’associe au dévoilement de l’invisible. Transcrit dans le Livre d’or de Nadar, le poème « Vers dorés » devient en effet, non plus tant un exposé de doctrine pythagoricienne, qu’un petit traité romantique de photographie. Les modifications que Nerval fait subir aux versions antérieures du poème (celles de L’Artiste du 16 mars 1845, des Petits Châteaux de Bohême et des Chimères) sont significatives : sur le livre de Nadar, Nerval supprime l’épigraphe « Eh quoi ! tout est sensible ! » attribué à Pythagore (et que Nerval a trouvé dans la Philosophie de la nature de Delisle de Sales), et lorsque la maxime « Tout est sensible » apparaît au vers 8, non seulement elle n’est plus entourée des guillemets qui la rapportaient au corpus pythagoricien, mais encore elle est reliée au vers 7 par la ponctuation de deux points, qui remplace le point virgule dans la version des Chimères, de la manière suivante :
Un mystère d’amour dans le métal repose :
Tout est sensible ; et tout sur ton être est puissant !
Ces légères modifications infléchissent le sens : à la « sensibilité » universelle proclamée par les doctrines panthéistes, se surajoute une « sensibilité » nouvelle, toute moderne cette fois, puisqu’elle est celle du « métal » de la plaque daguerrienne, quand celle-ci se trouve affectée, en même temps que par un « mystère d’amour », par les qualités physiques de la lumière, induisant un processus chimique par lequel quelque « spectre saisissable » se révèle. L’image daguerrienne est ainsi interprétée comme une preuve physico-chimique de la transmigration des âmes que proclame le poème. Et Nerval, opérant un retournement complet, où l’ironie d’ailleurs a sans doute aussi sa place, réaccorde la technique de Daguerre à l’épistémè romantique dans le moment même où le portrait de Nadar semblait faire triompher une conception réaliste de la reproduction photographique. Ce faisant, une autre image du poète apparaît, révélant une âme sans corps, dont l’image prise par Nadar, fixant un corps sans âme, ne serait finalement plus que le négatif. Dans ce contexte, même la date du 1er novembre que Nerval porte sur le Livre d’or de Nadar peut avoir un sens symbolique, qui fait de cette traversée de l’image, le jour des morts, la version inattendue d’une nouvelle descente aux enfers.
À ce point en tout cas où l’expérience poétique engage la vie, ces jeux de Nerval avec sa propre image ne sont pas sans dangers. Le signifiant travaille et accomplit son œuvre dans l’existence. Il se peut alors que la lanterne moderne de Daguerre ait trouvé un répondant funèbre dans la rue de la « Vieille Lanterne », tandis que le « la nuit noire et blanche[45] » au cours de laquelle Nerval se pendit aurait été comprise par lui comme l’équivalent de ce flash par lequel, devant le photographe, il croyait déjà entrevoir sa propre mort.
2. BAUDELAIRE : « LA TERRIBLE AURORE » DE LA PHOTOGRAPHIE
Pour Baudelaire aussi, la photographie est éprouvée comme une mise à mort symbolique de soi.
Cette épreuve, on le sait depuis l’interprétation célèbre de Jérôme Thélot[46], est mise en scène dans le poème intitulé « Le Rêve d’un curieux » (1860), précisément dédié à Félix Nadar[47], et inséré à l’avant-dernière place de la section « La Mort » des Fleurs du Mal.
Le « curieux » y est un amateur de « curiosités », qui aurait troqué le « culte des images » (la « primitive passion » de Baudelaire[48] ) pour l’attrait qu’exercent ces nouvelles sortes d’images que la science offre à l’étonnement des foules[49]. Déjà, dans le Salon de 1859, le texte pamphlétaire intitulé « Le Public moderne et la photographie » stigmatisait la « daguerréotypomanie » idolâtre qui s’emparait du public se ruant, « comme un seul Narcisse, pour contempler sa triviale image sur le métal[50] ». Mais à la différence du « public moderne », oubliant les valeurs propres de l’art pour adorer la seule « reproduction exacte de la nature », le « curieux », ici, est encore capable de « rêve » : la séance de pose devant le photographe est espérée comme le temps d’une révélation :
J’étais comme l’enfant avide du spectacle
Haïssant le rideau comme on hait un obstacle.
Toutefois, au lieu de l’apocalypse attendue, la révélation qui s’accomplit est toute physique, et entièrement déceptive parce que dépourvue de toute valeur religieuse. La scène d’ailleurs détourne les valeurs des attributs traditionnellement attachés aux allégories de la Mort : le « sablier » (« Plus allait se vidant le fatal sablier ») ne figure pas au titre de symbole emblématique d’une Vanité ou d’une Mélancolie, mais comme un instrument moderne faisant partie de l’attirail du photographe, et mesurant un temps qui n’est plus que celui de l’opération physico-chimique nécessaire à la fixation et au développement de l’image ; le « rideau », n’est pas le voile du Temple, mais le drap noir dans lequel l’opérateur enfouit sa tête ; quant à la « terrible aurore », elle est celle de la lumière étrange qui émane de l’image photographique dont le développement fait progressiement apparaître les traits du modèle tels qu’ils se sont fixés sur la plaque daguerrienne. « La vérité froide » est alors le fruit de cette mort sans transfiguration, qui réduit l’être à sa ressemblance cadavérique, le redouble identique à lui-même, moins le mystère de l’âme, privé de la profondeur subjective qui faisait sa vérité intime, privé aussi de toute espérance de salut, car la photographie, en préfigurant l’expérience de la mort, dépouille celle-ci de toute dimension sotériologique :
J’étais mort sans surprise, et la terrible aurore
M’enveloppait. – Eh quoi ! n’est-ce donc que cela ?
La toile était levée et j’attendais encore[51].
C’est à une telle révélation négative de soi que Baudelaire est confronté lorsqu’il vient poser devant Nadar, à peu près au même moment que Nerval.
De cette époque, deux clichés sont pris lors d’une même séance de pose, et il faut y voir, en même temps qu’une résistance de Baudelaire à Nadar, une collaboration de celui-là avec celui-ci, dans une tension très particulière d’où résulte la dramaturgie singulière de ces images.
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Baudelaire par Nadar vers 1856. Musée d’Orsay © et collection particulière ©. |
Sur le premier cliché, Baudelaire est de trois quart, une main dans la poche ; mais le modèle a bougé, et la prise est floue. La photographie serait donc ratée ; à moins que, comme a su le voir Jérôme Thélot, son échec même témoigne d’une forme plus haute de réussite, si précisément il marque la résistance du modèle à la réification mortelle que lui impose le daguerréotype, et s’il introduit dans la reproduction mécanique quelque chose du bougé de la vie et du tremblé du dessin[52].
Le deuxième cliché représente un Baudelaire de face, les lèvres serrées, les sourcils sévères, le regard intense : Baudelaire, face à Nadar, « date sa colère », comme le dit un texte des Fusées qui commence par « Le monde va finir[53] » ; mais, au-delà de la protestation qu’expriment ses traits crispés, la prunelle est animée d’un éclair qui réussit paradoxalement, non seulement à rendre à l’image la profondeur intime que le procédé photographique semblait lui dénier, mais encore à témoigner de la visée d’un infini que l’image photographique semblait devoir annuler parce qu’elle était en elle-même incapable, écrit Baudelaire dans le Salon de 1859, « d’empiéter sur le domaine de l’impalpable et de l’imaginaire, sur tout ce qui ne vaut que parce que l’homme y ajoute de son âme[54] ». C’est pourquoi, pour Jérôme Thélot, ce portrait de Baudelaire, par la tension qui l’anime et qui porte la photographie aux limites d’elle-même, est à mi-chemin du précédent, où le poète semblait vouloir simplement se dérober au photographe, et des photographies prises par Carjat dans les années 1860, où le poète cette fois, figé dans sa ressemblance réaliste, semble renoncer à toute lutte pour consentir à cette mort à soi-même et à l’idéal qu’impose le procédé, en tout point spleenétique, de la photographie.
Entre les portraits de Nerval et ceux de Baudelaire, les convergences font mieux apparaître des différences signifiantes. Nerval est dans un face à face solitaire et dramatique avec lui-même, fixant, à travers l’objectif de Nadar mais au-delà de celui-ci, son double fatal, cet autre lui-même annonciateur de sa mort, ferouër [55] ou spectre. Dans les photographies de Baudelaire, Baudelaire, au contraire, fixe réellement Nadar ; il le défie même du regard, l’engageant dans un combat qui, malgré l’amitié qui unissait les deux hommes[56], oppose sans concessions possibles deux systèmes de valeurs : d’un côté la poésie, de l’autre la photographie ; soit, selon des catégories antithétiques que fait jouer Jérôme Thélot, d’un côté le génie, de l’autre l’ingénieur ; d’un côté le créateur, de l’autre le producteur ; d’un côté le Romantisme, de l’autre les temps modernes ; d’un côté l’imagination, cette « Reine des facultés[57] », de l’autre l’art dans le moment de sa « décrépitude[58] » finale, alors que le positivisme de la technique l’a dissocié de toute espérance en un au-delà[59]. Dans le chapitre « Le Public moderne et la Photographie » du Salon de 1859, la photographie est stigmatisée non pas seulement en tant qu’elle est un procédé purement mécanique de reproduction, mais surtout en tant que, en vouant l’homme à l’adoration de sa « triviale image », elle le détourne de toute fin spirituelle. Si la machine de Daguerre a été donnée aux hommes par quelque « Dieu vengeur » et diabolique, c’est parce qu’elle remplace l’inspiration divine par un simple procédé technique, et que, par là, elle apparaît comme l’emblème de la déchristianisation la plus complète du monde, de son désenchantement achevé[60]. On notera que, si l’invention de Daguerre suscitait aussi chez Nerval une angoisse métaphysique, puisque l’homme « libre penseur » pouvait, en détournant la lumière divine, la faire servir à « un usage impie[61] », « l’incorrigible Gérard » s’accommodait de références païennes pour réaccorder, dans sa nouvelle version de « Vers dorés », la technique daguerrienne et l’ordre mystique du monde[62]. C’est au contraire en termes strictement chrétiens que Baudelaire, pourfendeur aussi de « l’École païenne », condamne l’idolâtrie nouvelle du progrès technique. En outre, si la photographie est bien pour lui l’annonciatrice d’un « monde qui va finir », cette apocalypse, qui s’accomplit sans relève religieuse, n’est pas, chez lui, rapportée à quelque folie personnelle, comme dans Aurélia où le monde est entraîné dans la catastrophe solitaire où chancelle tout entier le sujet nervalien. La fin du monde qu’évoque Baudelaire est en quelque sorte objectivement historicisée, puisqu’elle caractérise ce moment de l’histoire où les hommes sont à ce point « américanisés » que même le salut par l’art leur est désormais refusé, – « le progrès » technique ayant irrémédiablement atrophié en eux « la partie spirituelle[63] ». Dans les portraits de Nerval, l’image photographique, en clivant le sujet, participait de la folie intime, même si celle-ci avait déjà valeur de symptôme historique; dans les portraits de Baudelaire, elle objectivise cette rupture historique, en matérialisant la crise des valeurs romantiques et en donnant à voir le tournant d’une modernité face à laquelle la poésie aura désormais à redéfinir son sens et sa valeur.
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Le paradoxe est que si violente opposition à la photographie produit parmi les plus beaux portraits photographiques qui soient. C’est que, si matérielle que soit l’empreinte photographique, elle n’en est pas moins un signe : un « signe extrême » dit même Roland Barthes[64], où non seulement du réel s’atteste en deçà de tout discours, mais encore où ce qui est ne se pose en vérité que dans la dimension de ce qui a été, à la faveur d’une sorte de retour spectral, par lequel la présence qui se donne en excès dans l’image se voit simultanément revêtue de l’aura qui émane de sa disparition. En s’opposant à leur image comme à leur propre mort, Nerval et Baudelaire, malgré qu’ils en aient, comprennent et révèlent en vérité le caractère profond de la photographie, qui a en effet à voir avec la mort et la disparition. D’où, paradoxalement, la parfaite réussite de ces portraits. D’où surtout leur force poignante, par laquelle ces images reviennent d’un passé qui n’est plus, pour nous toucher et nous étreindre, – et par laquelle aussi l’invention de Daguerre, sans encore le savoir pleinement, entre subrepticement dans le domaine de l’art[65].
Jean-Nicolas ILLOUZ
Notes
- Pour les œuvres de Nerval et de Baudelaire, nos éditions de référence sont celles de la « Bibliothèque de la Pléiade » : Nerval, Œuvres complètes sous la direction de Jean Guillaume et Claude Pichois, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1984-1993 [abréviation : NPl suivi du numéro du tome] ; Baudelaire, Œuvres complètes, édition de Claude Pichois, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1975-1976 [abréviation : Pl suivi du numéro du tome] ; et Baudelaire, Correspondance, édition de Claude Pichois et Jean Ziegler, Gallimard, 1973 [abréviation : Corr. suivi du numéro du tome]. [↩]
- Cette hésitation est aussi celle de Claude Pichois qui a d’abord daté ces portraits (dont l’un n’a pas été tout de suite attribué à Nadar) de 1854, avant de se ranger, semble-t-il, aux dates plus tardives proposées prudemment par le catalogue Nadar : les années créatrices, 1854-1860, Réunion des musées nationaux, 1994 (voir p. 295). [↩]
- Nadar, « Souvenirs d’un atelier de photographe. Balzac et le daguerréotype », Paris-Photographe, n°1, 25 avril 1891, p. 17 : « De Gérard, il ne reste qu’une photographie d’aspect attristant et qui ne rend ni la bonhomie bienveillante, ni la simplicité, ni la finesse, ni le charme du modèle. Ce cliché fut exécuté une semaine avant sa mort, lorsque sa santé était déjà bien troublée… ». [↩]
- Nadar : les années créatrices, 1854-1860, Réunion des musées nationaux, 1994. [↩]
- Voir André Rouillé, La Photographie en France. Textes et controverses : une anthologie (1816-1871), Macula, 1989 ; et André Rouillé, « La photographie entre controverses et utopies », in Stéphane Michaud, Jean-Yves Mollier et Nicole Savy (sous la direction de), Usages de l’image au XIXe siècle, édition Créaphis, 1992, p. 249-257. [↩]
- Félix Tournachon, dit Nadar, « Mémoire pour la revendication de la propriété exclusive du pseudonyme Nadar », Mémoires du tribunal de Paris, 1857, cité par Roger Greaves, Nadar, Flammarion, 1980, p. 175-176 ; et par André Rouillé, ouvrage cité, p. 240. [↩]
- Rodolphe Töpffer, De la plaque Daguerre (1841), Présentation de Daniel Grojnowski, Le temps qu’il fait, 2002, p. 33. [↩]
- Baudelaire, Corr. I, p. 180 : « L’incorrigible Gérard prétend au contraire que c’est pour avoir abandonné le bon culte que Cythère est réduite en cet état. » [↩]
- Rapport du 3 juillet 1839 devant la Chambre des Députés. [↩]
- Félix Nadar, « Balzac et le daguerréotype », Quand j’étais photographe [1900], La Bartavelle, 1993, p. 8. [↩]
- Balzac, Le Cousin Pons (1847), ch. XIII, « Traité des sciences occultes » (version parue en feuilleton dans Le Constitutionnel), in La Comédie humaine, Bibliothèque de la Pléiade, t. 7, p. 585-587 : « Si quelqu’un fût venu dire à Napoléon qu’un édifice et qu’un homme sont incessamment et à toute heure représentés par une image dans l’atmosphère, que tous les objets existants y ont un spectre saisissable, perceptible, il aurait logé cet homme à Charenton, comme Richelieu logea Salomon de Caus à Bicêtre, lorsque le martyr normand lui apporta l’immense conquête de la navigation à vapeur. Et c’est là cependant ce que Daguerre a prouvé par sa découverte. […]. […] Le monde moral est taillé pour ainsi dire sur le patron du monde naturel ; les mêmes effets s’y doivent retrouver avec les différences propres à leurs divers milieux. Ainsi, de même que les corps se projettent réellement dans l’atmosphère en y laissant subsister ce spectre saisi par le daguerréotype qui l’arrête au passage, de même, les idées, créations réelles et agissantes, s’impriment dans ce qu’il faut nommer l’atmosphère du monde spirituel, y produisent des effets, y vivent spectralement (car il est nécessaire de forger des mots pour exprimer des phénomènes innomés), et dès lors certaines créatures douées de facultés rares peuvent parfaitement apercevoir ces formes ou ces traces d’idées. » [↩]
- C’est bien une sorte nouvelle de « théorie des spectres » que Nerval formule, à sa façon, dans son introduction au Faust de 1840, NPl I, p. 503 : « Pour lui [Goethe] comme pour Dieu sans doute, rien ne finit ou du moins rien ne se transforme que la matière, et les siècles écoulés se conservent tout entiers à l’état d’intelligences et d’ombres, dans une suite de régions concentriques, étendues à l’entour du monde matériel. Là ces fantômes accomplissent encore ou rêvent d’accomplir, les actions qui furent éclairées jadis par le soleil de la vie, et dans lesquelles elles ont prouvé l’individualité de leur âme immortelle. Il serait consolant de penser, en effet que rien ne meurt de ce qui a frappé l’intelligence, et que l’éternité conserve dans son sein une sorte d’histoire universelle, visible par les yeux de l’âme, synchronisme divin, qui nous ferait participer un jour à la science de Celui qui voit d’un seul coup d’œil tout l’avenir et tout le passé ». [↩]
- Nadar, ouvrage cité, p. 10. [↩]
- Les lettres de Nerval au cours de son voyage en Orient permettent de suivre les mésaventures de l’apprenti photographe que Nerval a été. L’appareil photographique et tout le matériel nécessaire à la réalisation des images argentiques représentent un chargement considérable que Nerval évoque dans les lettres du 25 décembre 1842 et du 8 janvier 1843. Il n’est fait mention qu’une fois d’une prise photographique, dans une lettre à Gautier du 2 mai 1843. Au retour, le 24 décembre 1843, Nerval, écrivant à son père, constate que le daguerréotype n’aura finalement pas beaucoup servi, et cette inutilité, liée à l’incapacité de la machine à supporter l’intensité du soleil d’Orient, contraste avec le portrait vivant qu’il trace de lui-même, réellement métamorphosé par son voyage, NPl I, p. 1411 : « Je n’ai de manteau que mon manteau arabe, qui était trop chaud en Égypte et paraît trop clair par ici, mais je m’entortille encore dans ta robe de chambre et dans ce qui me reste de garde-robe après tant de pérégrinations ; je présente un mélange de luxe oriental et de mode européenne arriérée fort réjouissant. Le daguerréotype est revenu en bon état, sans que j’aie pu en tirer grand parti. Les composés chimiques nécessaires se décomposaient dans les climats chauds ; j’ai fait deux ou trois vues tout au plus ; heureusement j’ai des peintres amis, comme Dauzats et Rogier, dont les dessins valent mieux que ceux du daguerréotype ». [↩]
- Éric Darragon, « Nadar en double », Critique, n° 459-460, août-septembre 1985, p. 860-877 ; Paul-Louis Roubert, « Nerval et l’expérience du daguerréotype », Études photographiques, n°4, mai 1998, p. 7-23. [↩]
- Un épisode du Voyage en Orient est à cet égard significatif : celui où le narrateur fausse compagnie à un peintre français, devenu expert en photographie. Celui-ci, rencontré au Caire à l’hôtel Domergue, compose péniblement avec le soleil des tableaux photographiques dignes de Marilhat (NPl II, p. 284), tandis que le narrateur préfère à ces points de vue immobiles et stéréotypés le « hasard » et « l’imprévu » de la flânerie (NPl II, p. 283). [↩]
- Voyage en Orient, NPl II, p. 284. [↩]
- Un autre épisode du Voyage en Orient, rapporté dans Les Nuits du Ramazan, est significatif : un photographe, introduit la nuit dans la maison d’une dame turque, doit à trois reprises attendre le jour pour faire le portrait de celle-ci parce que l’appareil ne fonctionne qu’avec le soleil (NPl II, p. 777-779). [↩]
- Les Nuits d’octobre, NPl III, p. 322. A la page de titre de son Encyclopédie de la photographie [1856], Adolphe Legros se dit propriétaire de « vastes ateliers de portraits au Palais-Royal, galerie de Valois, 116 ». Il est donc possible que Nerval, dans Les Nuits d’octobre, fasse référence à l’atelier de Legros puisque le daguerréotype dont il est question est situé dans une maison qui se découvre « en tournant la rue de Valois » (p. 322). [↩]
- Les Nuits d’octobre, NPl III, p. 335. [↩]
- Lettre à J.-A. Bamps, Passy, fin mars 1854, NPl III, p. 848. [↩]
- Promenades et souvenirs, NPl III, p. 686. [↩]
- Lettre à Francis Wey, Munich, 18 juin 1854, NPl III, p. 866. [↩]
- Lettre à Jules Janin, Montmartre, 24 août 1841, NPl I, p. 1380. La métaphore funèbre est filée tout au long du texte, et Nerval ajoute, p. 1382 : « De sorte, mon cher Janin, que je suis le tombeau vivant du Gérard de Nerval que vous avez aimé, produit et encouragé si longtemps ». [↩]
- Lorely, NPl III, p. 4. [↩]
- Préface aux Filles du feu, « À Alexandre Dumas », NPl III, p. 449. [↩]
- Lettre à Georges Bell, Strasbourg, 31 mai et 1er juin 1854, NPl III, p. 856. [↩]
- Olivier Encrenaz et Jean Richer, Vivante étoile. Michel-Ange, Gérard de Nerval, André Breton, Paris, Minard, « Archives des Lettres Modernes », 1978. [↩]
- On trouve une allégorie de la Discrétion dans un poème de Klopstock, « Ma patrie », traduit par Nerval : « la sévère Discrétion m’a fait signe avec son bras d’airain » (voir Nerval, Lénore et autres poésies allemandes, Préface de Gérard Macé, édition de Jean-Nicolas Illouz, Poésie/Gallimard, 2005, p. 128). Ce vers de Klopstock est cité par Nerval à la fin des « Amours de Vienne », NPl II, p. 230, sous la forme : « Ici la Discrétion me fait signe de son doigt d’airain ». [↩]
- Aurélia, NPl III, p. 700. [↩]
- Dumas dans l’article du Mousquetaire du 10 décembre 1853 prétendait que Nerval avait laissé au bureau du journal le sonnet « El Desdichado » « en manière de carte de visite » (voir la reproduction de l’article dans Gérard de Nerval. Mémoire de la critique, Préface de Jean-Luc Steinmetz, Presses de l’Université de Paris-Sorbonne, 1997, p. 52). [↩]
- Le couple « vie réelle » / « vie poétique » se trouve dans une lettre de Nerval à son père de Stuttgart, 12 juin 1854, où il est question de la biographie d’Eugène de Mirecourt, NPl III, p. 864 : « Il a paru depuis mon départ une biographie dont on t’aura parlé peut-être. Je l’ai vue à Strasbourg, on m’y traite en héros de roman et c’est plein d’exagérations, bienveillantes sans doute, et d’inexactitudes qui m’importent fort peu du reste puisqu’il s’agit d’un personnage conventionnel… On ne peut empêcher les gens de parler et c’est ainsi que s’écrit l’histoire, ce qui prouve que j’ai bien fait de mettre à part ma vie poétique et ma vie réelle ». [↩]
- Lettre à Georges Bell, Strasbourg, 31 mai et 1er juin 1854, NPl III, p. 856. [↩]
- Aurélia, NPl III, p. 717. [↩]
- Christian Chelebourg, « Poétiques à l’épreuve. Balzac, Nerval, Hugo », Romantisme, n° 105, 1999, p. 57-70. [↩]
- Lettre à Georges Bell, Strasbourg, 31 mai et 1er juin 1854, NPl III, p. 855. [↩]
- Jean Richer et Olivier Encrenaz (ouvrage cité) ont essayé de montrer comment Eugène Gervais aurait conçu sa gravure en accentuant tous les emblèmes pouvant évoquer la Mélancolie. Jean Richer relève ainsi, sur le veston de Nerval, à l’emplacement du foie (siège de l’antique « humeur noire » des mélancoliques), une ombre qui semble dessiner une chauve-souris. [↩]
- On peut voir une reproduction du dernier passeport délivré à Gérard de Nerval (14 avril 1854) dans l’Album Gérard de Nerval, Iconographie choisie et commentée par Éric Buffetaud et Claude Pichois, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1993, p. 228-229, ill. 189 et 190. [↩]
- Le même jeu sur le mot « Defunctus » semble pouvoir se lire sur le manuscrit du poème « Rêverie de Charles VI », où Jean Richer déchiffrait l’inscription suivante « D[efunctus] ger[as] » : soit « gloire défunte », avec un jeu de mot sur le nom de « Gérard » (voir NPl I, p. 1780). [↩]
- André Breton, Arcane 17 enté d’Ajours (1947), Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, t. III, 1999, p. 111-113. André Breton mêle à la description de la gravure de Gervais des spéculations arithmosophiques où s’est engouffré un peu trop vite Jean Richer. Mais Breton, quant à lui, dans Perspectives cavalières (« Le Surréalisme et la tradition ») prend soin de corriger et de préciser : « J’ai pu dire dans Arcane 17 que, consciemment ou non, le processus de découverte artistique est inféodé à la forme et à la progression de la haute magie mais j’ai pris soin d’ajouter qu’il reste étranger, le plus souvent, à l’ensemble de ses ambitions métaphysiques (ou religieuses) » (voir ibid., p. 1176). [↩]
- Nadar, Paris-Photographe, n° 1, 25 avril 1891, p. 17. [↩]
- Albert Béguin, préface à Nerval, Œuvres complètes, édition établie et annotée par Jean Richer, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1952, p. 8. [↩]
- Aurélia, NPl III, p. 737 : « Là [aux galeries du Palais-Royal] il me sembla que tout le monde me regardait. Une idée persistante s’était logée dans mon esprit, c’est qu’il n’y avait plus de morts ; je parcourais la galerie de Foy en disant : J’ai fait une faute, et je ne pouvais découvrir laquelle en consultant ma mémoire que je croyais être celle de Napoléon… Il y a quelque chose que je n’ai point payé par ici ! J’entrai au café de Foy dans cette idée, et je crus reconnaître dans un des habitués le père Bertin des Débats. Ensuite je traversai le jardin et je pris quelque intérêt à voir les rondes des petites filles. De là je sortis des galeries et je me dirigeai vers la rue Saint-Honoré. J’entrai dans une boutique pour acheter un cigare, et quand je sortis la foule était si compacte que je faillis être étouffé. Trois de mes amis me dégagèrent en répondant de moi et me firent entrer dans un café pendant que l’un d’eux allait chercher un fiacre. On me conduisit à l’hospice de la Charité » (nous soulignons). [↩]
- Philippe Ortel, La Littérature à l’ère de la photographie. Enquête sur une révolution invisible, Éditions Jacqueline Chambon, 2002. [↩]
- Lettre à Mme Alexandre Labrunie, 24 janvier 1855, NPl III, p. 912 : « Ne m’attends pas ce soir, car la nuit sera noire et blanche. » [↩]
- Jérôme Thélot, Les Inventions littéraires de la photographie, PUF, « Perspectives littéraires », 2003 (chapitre II : « Baudelaire : la photographie comme Fleur du Mal »). [↩]
- La dédicace se réduit aux initiales « À F. N. » dans la version du poème publiée dans Les Fleurs du Mal. Le nom entier « À Félix Nadar » figure dans la lettre à Auguste Poulet-Malassis, du 13 mars 1860, qui cite le poème (Corr. II, p. 10). [↩]
- Mon cœur mis à nu, Pl I, p. 701 : « Glorifier le culte des images (ma grande, mon unique, ma primitive passion). » [↩]
- L’effet de mode qu’a très vite produit la photographie a donné lieu à plusieurs caricatures. Voir par exemple la gravure de Théodore Maurisset, La daguerréotypomanie (1839), reproduite dans Philippe Ortel, ouvrage cité, p. 5. Voir aussi la lithographie de Daumier, « Nadar élevant la photographie à la hauteur de l’art », publiée dans Le Boulevard, 25 mai 1862. [↩]
- Salon de 1859, Pl II, p. 617. [↩]
- Les Fleurs du Mal, « Le rêve d’un curieux », Pl I, p. 128-129. [↩]
- Lorsqu’il formulera son désir de posséder un portrait photographique de sa mère, Baudelaire prendra soin de préciser que, pour qu’il soit réussi, il faut qu’à l’opposé de la « dureté » de l’image réaliste il ait le « flou d’un dessin ». Voir la lettre à Madame Aupick, 22 décembre 1865, Corr. II, p. 554 : « Je voudrais bien avoir ton portrait. C’est une idée qui s’est emparée de moi. Il y a un excellent photographe au Havre. Mais je crains bien que cela ne soit pas possible maintenant. Il faudrait que je fusse présent. Tu ne t’y connais pas, et tous les photographes, même excellents, ont des manies ridicules ; ils prennent pour une bonne image une image où toutes les verrues, toutes les rides, tous les défauts, toutes les trivialités du visage sont rendus très visibles, très exagérés ; plus l’image est DURE, plus ils sont contents. De plus, je voudrais que le visage eût au moins la dimension d’un ou deux pouces. Il n’y a guère qu’à Paris qu’on sache faire ce que je désire, c’est-à-dire un portrait exact, mais ayant le flou d’un dessin. Enfin, nous y penserons, n’est-ce pas ? ». [↩]
- Fusées, Pl I, p. 665. [↩]
- Salon de 1859, Pl II, p. 619. [↩]
- Aurélia, NPl III, p. 717 : « Était-ce le Double des légendes, ou ce frère mystique que les Orientaux appellent Ferouër ? » [↩]
- Claude Pichois et Jean-Paul Avice (Dictionnaire Baudelaire, Tusson, Du Lérot, 2002) rappellent que « Nadar fut avec Gautier un des seuls amis que Baudelaire tutoyait » (p. 327). Un fragment de Mon cœur mis à nu, Pl I, p. 695, souligne l’admiration, qui ne va pas sans ambiguïté, de celui-ci pour celui-là : « Nadar, c’est la plus étonnante expression de vitalité […] J’ai été jaloux de lui à le voir si bien réussir dans tout ce qui n’était pas abstrait ». [↩]
- Dans le Salon de 1859, le chapitre qui exalte l’imagination, intitulé « La Reine des Facultés », fait précisément suite à celui qui dénigre la photographie. [↩]
- Lettre à Édouard Manet, 11 mai 1865, Corr. II, p. 497 : « vous n’êtes que le premier dans la décrépitude de votre art ». [↩]
- Que l’opposition de Baudelaire et de Nadar soit finalement avant tout de nature religieuse, une anecdote rapportée par Nadar lui-même (Baudelaire intime : le poète vierge, Paris, 1911, p. 138) le confirme : « Et la dernière fois que je le vis à la maison Duval, nous disputions de l’immortalité de l’âme. Je dis nous, parce que je lisais dans ses yeux, aussi nettement moi, que s’il eût pu parler. Voyons, comment peux-tu croire en Dieu, répétai-je ? Baudelaire s’écarta de la barre d’appui où nous étions accoudés et me montra le ciel. Devant nous, au-dessus de nous, c’était, embrassant toute la rue, cernant d’or et de feu la silhouette de l’arc de Triomphe, la pompe splendide du soleil couchant… ». [↩]
- Avant Baudelaire, plusieurs textes avaient déjà souligné la dimension quasi sacrilège du procédé de Daguerre, détournant la lumière divine aux seules fins de la technique humaine. Voir par exemple ce texte de 1839 ou 1840, cité par Walter Benjamin, dans « Petite histoire de la photographie » (traduit de l’allemand par André Gunthert, Études photographiques, n° 1, 1996, p. 8) : « Vouloir fixer les images fugitives du miroir n’est pas seulement chose impossible, comme cela ressort de recherches allemandes approfondies, mais le seul désir d’y aspirer est déjà faire insulte à Dieu. L’homme a été créé à l’image de Dieu et aucune machine humaine ne peut fixer l’image de Dieu. Tout au plus l’artiste enthousiaste peut-il, exalté par l’inspiration céleste, à l’instant de suprême consécration, sur l’ordre supérieur de son génie et sans l’aide d’aucune machine, se risquer à reproduire les divins traits de l’homme. » [↩]
- Cet « usage impie » (« À la matière même un verbe est attaché… // Ne la fais pas servir à quelque usage impie ! ») fait de Daguerre, détournant aux fins de la technique humaine la lumière du soleil, un Prométhée voleur de feu. Daguerre est par là exposé à la vengeance des dieux. On ne s’étonne pas alors que Nerval, en 1844, rende compte en ces termes de l’incendie du Diorama (L’Artiste, 3 mai 1844) : « Le feu s’était vengé ainsi de ce pauvre Daguerre, qui pendant ce temps lui dérobait ses secrets et faisait travailler les rayons du soleil à des planches en manière noire » (NPl I, p. 792). [↩]
- Sur la religion de Nerval, voir Jean-Nicolas Illouz, « La Religion de Nerval », in Jacques Neefs (sous la direction de), Éclats de savoirs. Écriture, science et croyance au XIXe siècle. Nerval, Flaubert, Goncourt, PUV, à paraître en 2010. [↩]
- Fusées, Pl I, p. 665. [↩]
- Roland Barthes, La Chambre claire. Note sur la photographie, Seuil, 1980. [↩]
- Nous remercions de tout cœur Jean-Paul Avice qui s’est généreusement chargé de composer le dossier iconographique qui illustre cet article. [↩]