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MONTIER, Jean-Pierre, L’usage de la photo chez Jean-Christophe Bailly


Pour citer cet article : Jean-Pierre Montier, « Jean-Christophe Bailly : l’usage de la photo », Revue Europe, n° 1046-48, juin-août 2016, p. 164-174.


 


 


Pour commencer, ce postulat : si la photographie est sinon omniprésente, du moins récurrente dans l’œuvre de Jean-Christophe Bailly, elle n’y figure pas au simple motif de son intérêt pour les arts plastiques, ni pour ce que l’art photographique requiert généralement d’attention de la part d’un écrivain, d’un philosophe et d’un intellectuel contemporain, autant de facettes d’un auteur qui est évidemment curieux de la production culturelle sous toutes ses formes. Elle y est présente en tant que question, posée à l’écriture elle-même, et en tant que la photographie est d’abord une « graphie », c’est-à-dire un mode d’écriture, par la lumière certes, mais qui ne saurait être éludé désormais par quelque activité scripturaire que ce soit, à commencer par celle dite « littéraire ». Plus précisément, au-delà du registre culturel ou de l’empathie manifestée par Jean-Christophe Bailly, la photographie est présente en tant à la fois que technique singulière et que pratique médiatique elle aussi particulière, impliquant directement (obligatoirement et à ces deux niveaux distincts) une réflexion quant aux formes que peut revêtir une écriture qui soit nécessaire, et qui pour cela ait le pouvoir de montrer le monde en l’énonçant, et inversement de le dire tout en le rendant préhensible – ce qui est en raccourci la définition de la mimèsis et de sa poétique depuis Aristote.


Nous tâcherons d’expliciter les raisons de ce postulat et d’en développer quelques aspects. Mais avançons tout de suite le motif qui nous a conduit à l’avoir formulé si abruptement. Sur la quatrième de couverture de L’Instant et son ombre[1], figure une courte notice biographique demandée par l’éditeur à son auteur : « Jean-Christophe Bailly est né en 1949 à Paris. Auteur d’un grand nombre de livres recoupant la plupart des genres à l’exception du roman. Il a récemment publié, etc. ». Qu’un auteur édité dans la collection fondée par Denis Roche, « Fiction et Cie » – dont le titre « Et Cie » interroge l’idée de fiction –, se présente lui-même (car il est peu douteux qu’il n’ait pas rédigé cette notice) comme ayant pratiqué de nombreux genres à l’exception du roman, est déjà sinon un manifeste du moins, « en creux » ou en négatif, une forme de « poétique ». La non-activité romancière ou romanesque est, pour un auteur contemporain, une déclaration à valeur esthétique, assurément la marque non d’un mépris sans doute mais du moins d’un parti-pris. Comment articuler un tel parti-pris avec l’ensemble des productions littéraires ou scripturaires de Jean-Christophe Bailly, qui s’est porté aussi bien en direction de la poésie que de l’essai, tant vers le théâtre et l’esthétique que vers l’anthropologie, l’architecture, les animaux et la philosophie politique ? À l’interface de ces champs de préoccupation ou de ces formes d’écriture, c’est assurément la question de l’image et plus largement celle de la mimèsis que l’on va trouver, l’une et l’autre étant lovées ou nouées autour de celle de la « modernité ».


S’il y a, selon toute vraisemblance, chez Jean-Christophe Bailly, dans son évitement ou son contournement du roman, une défiance et même des problèmes de fond quant à l’idée de fiction, soit l’acte mimétique par excellence, primordiale est sa réflexion portant sur la modernité.


 


A-t-on le choix de ne pas être moderne ?


 


Clairement centrale, elle est traitée notamment dans l’un des articles de Panoramiques (un titre évoquant lui-même l’histoire de notre culture visuelle, les procédés qu’elle a engendrés et les ambitions heuristiques qu’elle leur a conférées) : « La modernité, écrit-il, nous pourrions la définir comme une transaction qui cesse d’être calme […]. Au lieu que la transaction soit régie par un dispositif qui la fonde et la règle, elle se met à bouger, et elle bouge, elle devient ce bougé, comme on dit en photographie, parce que les deux termes de l’échange se sont mis à flotter[2]. » Sans aller dans les détails, disons que Jean-Christophe Bailly défend – contre Jacques Rancière qui propose de l’abandonner – l’emploi critique du terme « moderne », compris comme un vecteur qui oriente la création artistique au moins depuis le XIXe siècle. Il entend le terme de « modernité » dans le sens même que lui a donné Baudelaire, non comme capacité d’innover à quelque époque que ce soit, mais comme ce qui particularise et singularise notre ère, « en tant qu’elle nomme un âge et le nôtre[3] ». Or il faut ici en quelques mots rappeler que c’est dans le même ensemble de textes que Baudelaire conceptualise la modernité, théorise la photographie et décrit l’activité singulière de ce « peintre de la vie moderne » qu’est Constantin Guys, un dessinateur certes, mais rapportant de Crimée des scènes de guerre croquées sur le vif, au point qu’Henri Focillon le qualifiera de « reporter graphique »[4]. La filiation entre la pensée baudelairienne et celle de Bailly induit donc à entendre l’âge de la modernité comme homothétique de l’âge de la photographie[5]. Aussi bien, dans sa réflexion sur l’histoire de l’art, la constance des métaphores photographiques, souvent implicites, est-elle frappante : la modernité est par lui donnée à concevoir comme de nouvelles « lumières » ayant créé un « flux » au sein duquel « chaque récit singulier est une opération, est un coup de dés », l’art moderne s’exposant ainsi au reproche d’être « nul ou sans épaisseur » puisque la règle est de pouvoir faire art de tout, comme Vitez proposait de « Faire théâtre de tout[6] ». Si bien en effet – et l’article « Du récit au geste » se termine sur cet exemple – qu’un jeune artiste, Jean Baptiste Audat, peut à présent poser un projet défini en ces termes : « Cette exposition montre une cinquantaine de lettres écrites par des écrivains publics du Burkina Faso. Près de chaque lettre est placée une photographie de son auteur. Alors c’est ça l’art maintenant ? Partir en Afrique et faire écrire des lettres par des artisans qu’on photographie[7] ? » Oui, répond Jean-Christophe Bailly, « c’est ça, ça aussi ». Or, « ça », lié à la concession où pointe comme un regret « ça aussi », ce sont précisément toutes les qualités plus haut déclinées, ou plutôt les caractères – car ces qualités sont indissociablement des défauts ou des défaillances – attribuables à la photographie. Une image prise sur le vif, destinée à des journaux traitant de l’actualité, générée par la seule lumière, réalisée souvent sous les auspices du hasard, plate et sans épaisseur, pouvant faire de n’importe quoi un sujet (tout est photographiable), banalisant tout, favorisant le règne du quelconque, de l’indifférencié, et rendant problématique jusqu’à la notion d’auteur – celle-là que cependant Jean-Christophe Bailly revendique pour lui-même.


Un scrupule vient cependant : l’image, l’activité mimétique, la modernité, voilà des problèmes à traiter au niveau d’abstraction requis, et Jean-Christophe Bailly s’en acquitte brillamment, par exemple dans l’article ci-dessus brièvement parcouru, et avec toute l’érudition et la rigueur nécessaires dans Le Champ mimétique[8], ou bien, avec un admirable sens de la vulgarisation, dans Le Temps fixé[9]. En extrapolant, l’on peut dire que la question de la photographie, comprise comme emblème de la modernité et comme marqueur des problèmes qu’elle charrie, est logiquement partout dans son œuvre, qu’elle peut en constituer une sorte de fil rouge, et nous en verrons plus loin une concrétisation dans Le Dépaysement. Mais il y a autre chose, un prisme différent, un angle supplémentaire, dans son écriture proprement dite (son style, si l’on veut – le terme étant proposé sachant que cette question du style, donc de la main, est justement posée par la photographie –), qui laisse apparaître, en contrepoint de l’érudition et la rigueur scientifiques, une subjectivité manifeste. Serait-ce trop que de dire : une subjectivité blessée ? Peut-être ; quelque chose d’une fracture en tout cas.


Si l’on veut bien accepter de ranger l’œuvre de Jean-Christophe Bailly, même en partie, dans le corpus relevant de la « photolittérature », deux rapprochements viennent à l’esprit. La question de la photographie a chez lui un versant théorique, certes, mais aussi une motivation plus profonde, raison pour laquelle, en intitulant cette réflexion « L’usage de la photo », nous proposons de signaler des points communs avec le roman éponyme d’Annie Ernaux, écrit en collaboration avec Marc Marie[10]. Un roman à quatre mains – plus un œil et un doigt –, une œuvre moderne donc, dont le fil directeur est justement une blessure, le cancer que la narratrice a surmonté en même temps qu’elle vivait une passion pour ce compagnon d’amour et de création. Un roman dans lequel se pose la question de la juxtaposition, la compénétration voire la comptabilité non seulement entre deux auteurs, mais aussi bien entendu entre deux systèmes sémiotiques convoqués pour faire un même « objet livre », génériquement proposé à lire comme une autofiction soumise à une contrainte d’écriture choisie en commun entre Ernaux et Marie, mais dans lequel se rejoue en permanence la possibilité d’une œuvre à deux, d’une vie à deux. Questions existentielles certes mais qui se réfléchissent dans le prisme esthétique de la cohabitation conflictuelle entre photographie et récit. Une œuvre que l’on pourrait parfaitement décrire, en reprenant la formulation de Jean-Christophe Bailly citée plus haut, comme une « transaction […] régie par un dispositif qui la fonde et la règle, [mais qui] se met à bouger, et elle bouge, elle devient ce bougé. » Autrement dit, un livre tel que celui-là n’est pas un roman ni un témoignage « illustré », car les photographies – et c’est bien la raison pour laquelle leur usage est problématique –, même avec le dispositif de co-écriture adopté, ne sont jamais homogènes avec le texte, elles en déportent ou contrarient incessamment la signifiance, elles maintiennent une situation d’hiatus, de « bougé » en effet. Il y a bien, dans la genèse et la réception d’un tel type de fiction (ou d’autofiction justement[11]), une « question de la photo », une affaire de « régime esthétique ».


L’autre rapprochement, difficile voire impossible à éluder, est avec Roland Barthes. Quitte à pointer aussi de véritables différences. Au commencement de La Chambre claire, Barthes minore l’importance qu’il accorde à la photographie, qui ne suscite en lui qu’une passion molle : « Mon intérêt pour la photographie prit un tour plus culturel[12] », autrement dit un intérêt sans véritable importance, de l’ordre de ce qu’il appelle le « studium ». L’on sait comment le livre de Roland Barthes se développe peu à peu comme un parcours initiatique, vers l’épiphanie de la vraie icône de la mère (une image absente du livre évidemment) puis quelques expériences de révélation qu’il rapporte à l’illumination du satori, l’accès soudain à la lucidité. C’est cependant bien une blessure (le décès de sa mère) qui l’a conduit à accomplir ce parcours, lequel ne s’achève pas là, puisqu’en réalité la rédaction de La Chambre claire est profondément liée à l’intention déclarée d’une conversion au roman – c’est le sujet sur lequel porte son cours au Collège de France, La Préparation du roman, pour lequel il songe au titre de Vita Nova – à laquelle Barthes se préparait avant lui-même de disparaître[13]. Ce qui nous intéresse n’étant pas de savoir en quoi Bailly et Barthes seraient dans des relations parallèles, mais plutôt transversales, pointons les spécificités. Tout d’abord, quand Roland Barthes avait des points à reprendre et des positions à reformuler dans le domaine de la sémiotique de l’image[14], l’intérêt que Jean-Christophe Bailly porte à la photographie n’est pas d’essence savante, et il ne s’agit pas pour lui de se positionner (de tenir une position) dans un champ critique ou un espace académique. En outre, rien n’émerge non plus chez lui qui relèverait d’une douleur à vif – comparable au cancer d’Ernaux ni au deuil de Barthes –. Et pourtant, il y a bien chez Bailly parfois le surgissement de quelque chose de l’ordre de l’intime, quand au détour justement de la description d’une photographie, sourd de manière impromptue ce que l’on pourrait peut-être appeler une « blessure poétique », qui se manifeste par un changement de régime scripturaire :


« Oui, comme cela : à l’extrémité du ralenti, l’immobile, l’immobilité comme un choc silencieux,


une chute,


une fin,


une pause,


un songe (a dream)


et puis rien :


rien que l’évidence du bruit de l’image : temps arrêté, temps évanoui, mais qui contient virtuellement toutes les vitesses, qui les contient et les éteint, et qui les éteignant les recèle[15]. »


Ce que signalent l’irruption du blanc paginaire et la discontinuité du discours linéaire introduite dans la disposition du pavé typographique, ce sont sans doute deux inquiétudes fondatrices et indissolubles : celle portant sur la possibilité d’une œuvre « à l’ère de la reproductibilité technique » (Walter Benjamin), et celle tenant à l’impossibilité de concevoir l’acte mimétique autrement que comme une fracture. D’où très certainement la nécessité de remonter à la source. Elle se trouve énoncée dans le chapitre intitulé « La scène originaire du mimétique », d’abord avec la relation du mythe fondateur de l’opération consistant à faire une image (l’histoire rapportée par Pline de la fille de Butadès, traçant les contours du visage de son amant qui est sur le point de partir, grâce à l’ombre projetée par une lanterne), puis quelques pages plus loin dans le mouvement de deux citations successives qui viennent comme embrasser toute notre histoire des images, la première d’Alberti – « La peinture a en elle une force tout à fait divine, qui lui permet non seulement de rendre présents […] ceux qui sont absents, mais aussi de montrer plusieurs siècles après les morts aux vivants. » –, et la seconde de Susan Sontag : « La photographie est simultanément une pseudo-présence et l’indication d’une absence. »[16]. Tout dans l’acte mimétique, dès l’origine, est affaire de hiatus entre présence/absence, vie/mort, ombre/lumière, question de césure et de suture. La mimèsis est inséparable d’une « catastrophe » qui est à son fondement et qu’elle ne saurait que feindre de réparer : le départ d’un fiancé, une disparition. Elle est placée sous le signe de l’ombre, qui l’accompagne même lorsqu’elle prétend la compenser par une lumière, une réapparition. Et c’est bien tout ce jeu-là, où pointe du tragique, que met en scène L’Instant et son ombre, qui commence par relater un épisode personnel d’apparence anodine (la redécouverte d’une photographie de Talbot lors d’une visite au Musée Niépce de Chalon-sur-Saône) qui est pourtant à la racine d’un processus de révélation, l’image matricielle engendrant celles d’une autre catastrophe (Hiroshima), qui sont elles-mêmes révélatrices probablement – même si ce n’est qu’en partie – de l’essence de notre modernité.


 


L’absence ?


 


Disons en raccourci que la démarche de Jean-Christophe Bailly – qui a manifestement lu et intégré les réflexions de tous les auteurs qui se sont penchés sur la « question de la photographie » – ne va consister ni à poser comme André Bazin qu’elle accomplit l’idéal de l’entreprise mimétique depuis les plus anciennes époques, ni, comme Henri van Lier, à proposer de la concevoir sous les auspices d’une rupture anthropologique absolue[17] – Bazin et van Lier n’étant pris ici qu’au titre du paradigme que nous tentons d’esquisser – mais à reprendre le fil de l’entreprise benjaminienne[18], dramatiquement interrompue, d’une pensée proprement dialectique, qui serait susceptible de rendre compte du fait que la photographie inaugure une nouvelle ère de la mimèsis, sans pour autant empêcher que les images du Fayoum ne nous touchent encore[19]. Et l’un des concepts autour duquel pivotera cette démonstration, ce sera l’ombre, dans l’aptitude qu’elle va avoir à dialectiser en effet la trace, le contours, la désignation/le dessin, la ressemblance et l’absence, le tout sous le signe de ce qui est à l’œuvre en arrière-plan, et dont l’ombre même n’est que la marque fantomatique et la blessure discrète : le Temps[20].


Pourtant, une ellipse, une absence : il est pour le moins singulier qu’à aucun moment, même en note de bas de page, le nom ni les réflexions de Roland Barthes n’apparaissent dans L’Instant et son ombre. On trouve Walter Benjamin, Olivier Lugon, Paul-Louis Roubert, Michel Frizot, François Brunet, Rosalind Krauss, Arnaud Claass, Jean-Marie Schaeffer, toute la fine fleur de l’historiographie et la critique photographiques, mais Barthes non. Même pour s’appuyer sur lui, ni se distinguer de lui, le nuancer ou le contredire. C’est qu’il est en réalité partout – ou presque partout : et l’important est probablement dans ce presque. L’on pourrait assez aisément établir la liste des passages de L’Instant et son ombre qui sont de subtiles démarcations de La Chambre claire, voire de quasi citations, ou des formules qui sont des échos du texte de Roland Barthes. L’essentiel est probablement ailleurs que dans un concordancier. Il ne s’agit ni d’un déni ni d’une stratégie de « distinction », omettant ses sources ou gommant ses inspirations. Plutôt d’une démarche dialectique justement, reconnaissant implicitement le caractère inaugural de la « recherche » (au sens tant universitaire que proustien) posée par Roland Barthes, constatant qu’elle est si fondatrice que désormais, pour s’en libérer tout en conservant ses acquis, il est impossible d’écrire ni comme lui, ni d’après lui – qu’il faut changer d’optique, ranger l’appareil initiatique de Barthes, dès lors que l’on souhaite éviter ses apories et capter d’autres objets. Jean-Christophe Bailly n’est pas dans un rapport d’autorité (ni soumise, ni refusée) relativement à Barthes, plutôt dans une relation d’ingestion, d’assimilation, de reprise (au sens que ce mot a en couture et au théâtre), en somme « dans nos recommencements » comme eût dit René Char[21].


Une seconde remarque : outre Roland Barthes, il est un autre auteur – critique, écrivain, poète ; ici les tiroirs génériques importent moins que la question de la seule « littérature » – que certes L’Instant et son ombre n’omet pas, mais mentionne en toute discrétion, c’est Denis Roche[22]. Or, il est peut-être une coïncidence de date qu’un jour peut-être l’histoire littéraire remarquera, et que nous proposons de pointer comme tout autre chose justement qu’une simple coïncidence : La Chambre claire parut la même année, 1980, que Dépôt de savoir et de technique, l’un des ouvrages majeurs où Denis Roche théorise, huit ans après sa brutale récusation de la poésie, non pas tout à fait sa reconversion mais du moins sa réorientation vers un nouveau type d’œuvre, où la photographie va jouer un rôle majeur, c’est-à-dire à la fois de repoussoir de l’écriture, de dépassement de ses impasses et de redéploiement des formes d’investissements auxquelles elle peut donner lieu[23]. Mais sans pouvoir ici ambitionner de résumer la manière dont chez Denis Roche s’effectue une sorte de passation de pouvoir entre la poésie et la photographie, remarquons toutefois qu’il se joue, autour de cet axe de l’année 1980, quelque chose de l’ordre d’une reconfiguration de la pensée de la mimèsis, quelque chose d’analogue peut-être à la rupture brechtienne à l’égard de l’aristotélisme – pour laquelle Barthes s’était tant passionné –, une reconsidération des clivages entre texte et image, tenant à ce que l’écriture littéraire, probablement, ne peut désormais plus ignorer l’ingérence de la photographie, avec ses spécificités, sur son territoire. Cela s’appelle une crise, dont Roland Barthes esquisse la solution en termes de translation de la photographie vers le roman, Denis Roche en termes d’alternative entre photographie ou poésie. Les solutions diffèrent, les questions initiales sont similaires. Posons cependant ceci : dans les deux cas, la photographie joue le rôle d’un objet fractal.


Or, s’il existe, par-delà Benjamin et comme enjambant son héritage, une continuité entre Barthes, Roche et Bailly, elle est là, dans ce caractère de cassure, de fragmentation, de diffraction, de conflagration que possède la photographie, et qui, énigmatiquement mais irrécusablement, s’inscrit dans l’empreinte de l’ombre de l’échelle, la même dans le paisible environnement bucolique de Talbot et sur un mur à Hiroshima :


« Or si nous pouvons évoquer cela et produire de telles associations, c’est sur une base de physique, c’est parce que le photographique lui-même est porteur de cette syncope par laquelle la lumière devient ombre, c’est parce qu’il y a dans la nature même de l’interruption photographique quelque chose de quasi catastrophique : la césure qui est en toute image photographique contient le programme de la disparition de ce qu’elle suspend et qu’elle sauve. Ainsi est l’abîme aporétique de la photographie : elle ne peut pas être vivante, elle a toujours, quel que soit son taux d’empathie avec ce qu’elle montre, la mort en vue[24]. »


Comme si l’onde d’Hiroshima avait soufflé jusqu’au Fayoum. D’où, quelques pages plus loin, ce jugement à propos du célèbre Louons maintenant les grands hommes, de James Agee et Walker Evans, un livre pleinement photolittéraire : « […] ce livre si singulier qui est en effet un reportage mais qu’il faut lire aussi comme le brouillon d’une littérature à venir […] ce n’est pas là à proprement parler la question du réalisme, mais celle d’une approche à la fois beaucoup plus dénudée et plus fine, plus désemparée[25] ». « Brouillon d’une littérature à venir », « approche plus désemparée », par-delà le seul « réalisme » : c’est alors toute la question du mimétique qu’il convient de reprendre à nouveaux frais.


 


Le Dépaysement, œuvre « photolittéraire »


 


Il serait passionnant d’examiner quels prolongements scripturaires Jean-Christophe Bailly donne à cette exigence, par exemple dans Le Dépaysement, si l’on veut bien que cette esquisse vaille comme conclusion. Dans ces « voyages en France », les ultimes mots renvoient à l’idée d’un territoire « fait des fils décousus d’une trame irrégulière » et qui serait donné à lire selon « le fin grenage de l’écriture braille[26] », c’est-à-dire l’écriture tactile des aveugles. Trame, grain, tactilité de l’écriture au diapason d’une pulsion ou impulsion scopique : tout est là, dans cet ouvrage très politique, qui porte sur l’identité de la France, et qui aurait pu – c’eût été le négatif du livre publié – s’intituler L’Empaysement, si le mot avait existé. Tant il n’y est question que d’imprégnation sur le long cours, d’une lumière résiduelle, d’un flux à savoir capter, des ombres de l’histoire à restituer, y compris lorsqu’il s’agit de rendre compte des différences irréfutables entre Nord et Sud, qui ne se comprennent qu’à condition de saisir que « le régime esthétique ne fait ici qu’entraîner tous les autres, celui des jardins, des matériaux, des coutumes, des attitudes[27]. » Par-delà la règle du jeu ou la contrainte que s’est donnée Jean-Christophe Bailly pour explorer l’identité nationale – qui ne sont ni plus ni moins que la transposition d’un protocole photographique, voir p. 398 –, par-delà aussi toutes les allusions à des photographes anonymes ou aux effets de memento de tous les souvenirs traités comme des photos réactivées (p. 80, 157, 160, 216, 219, 257, etc.[28] ; voir aussi les épiphanies à la manière de Joyce, p. 88 et 320), par-delà encore les références à des photographes célèbres (Carjat, p. 136, Baldus, p. 291, Jeff Wall, p. 379, Cartier-Bresson, p. 393, Bernard Plossu, p. 479), il est clair que le « régime esthétique » sous lequel est placée cette écriture – qui déclare écarter l’essai, le poème en prose et le réalisme – est celui de la photographie. C’est-à-dire le seul qui corresponde au « désir que […] la forme verbale réponde le plus exactement possible à une dictée extérieure venant des choses rencontrées, le modèle, non verbal, étant ici celui de la photographie et de sa teneur indicielle [… permettant de] fixer au passage ce que l’on devrait pouvoir appeler l’instantané mobile d’un pays[29]. » Pour dépasser le piège du débat identitaire, celui aussi de l’historicisme savant, et aux fins d’inventer un régime scripturaire pertinent, Bailly s’en remet à « la modernité spontanée du matériau photographique[30] », le seul qui permette de faire émerger la manière dont « le passé se filtre continûment dans le présent, sans même que celui-ci le sache », qui puisse capter « quelque chose de discret et d’insituable qui pourtant irradie une contrée et parfois s’y dépose », et qui ait « la tenue et quelque chose d’un charme lointain, décalé dans le temps et l’espace[31]. »


Resterait en somme à montrer qu’étant un nœud de temps, Le Dépaysement est semblable à une photographie.


 


Jean-Pierre Montier, Cellam, université Rennes 2.


 


 


[1] Jean-Christophe Bailly, L’Instant et son ombre, Paris, Le Seuil, « Fiction et Cie », 2008.


[2] Jean-Christophe Bailly, Panoramiques, Paris, Christian Bourgois, 2000, p. 228.


[3] Idem, p. 207.


[4] Voir Jean-Pierre Montier, « Constantin Guys selon Baudelaire : reportage et modernité », paru dans Littérature et Reportage, dir. Myriam Boucharenc et Joëlle Deluche, Limoges, PULIM, 2000, p. 187-203.


[5] Sur cette question, voir Jérôme Thélot, Critique de la raison photographique, Paris, Les Belles Lettres, coll. « Encre marine », 2009, p. 17. Voir aussi Jean-Pierre Montier, Transactions photolittéraires, Rennes, PUR, 2015, p. 14-15.


[6] Jean-Christophe Bailly, « Du récit au geste », Panoramiques, op. cit., p. 208, 210, 225.


[7] Idem, p. 230.


[8] Jean-Christophe Bailly, Le Champ mimétique, Paris, Le Seuil, « La librairie du XXIe siècle », 2005.


[9] Jean-Christophe Bailly, Le Temps fixé, Paris, Bayard, « Les petites conférences », 2009.


[10] Annie Ernaux et Marc Marie, L’Usage de la photo, Paris, Gallimard, 2005.


[11] Voir Magali Nachtergael, Les Mythologies individuelles. Récit de soi et photographie au XXe siècle, Amsterdam, Rodopi, « Faux Titre », 2012.


[12] Roland Barthes, La Chambre claire, note sur la photographie, Paris, Cahiers du cinéma, Gallimard, Le Seuil, 1980, p. 13.


[13] Claudia Amigo Pino, « Le Roman du temps perdu. Le mythe de Proust et la recherche de Barthes », Recherches & Travaux [En ligne], 77 | 2010, mis en ligne le 20 août 2012, consulté le 22 septembre 2015. URL : http://recherchestravaux.revues.org/424


[14] Il est évident que les positions adoptées dans La Chambre claire contredisent parfois brutalement nombre de points que Roland Barthes avait énoncés comme acquis en particulier dans son article intitulé « Rhétorique de l’image », paru dans la revue Communication, vol. 4, n° 4, 1964, p. 40-51. Mais tandis que Roland Barthes n’abandonne pas totalement l’approche sémiotique, même dans La Chambre claire, il est tout aussi évident que Jean-Christophe Bailly la récuse : « Les images que nous comprenons immédiatement ne sont pas des images mais des signaux. […] Une image est le contraire d’un panneau sens interdit. » Jean-Christophe Bailly, Le Temps fixé, op. cit., p. 51-52.


[15] Jean-Christophe Bailly, L’Instant et son ombre, op. cit., p. 56.


[16] Jean-Christophe Bailly, Le Champ mimétique, op. cit., p. 42-43.


[17] Voir André Bazin, « Ontologie de la photographie », paru dans Qu’est-ce que le cinéma ? [1958], Paris, Le Cerf, 1990, p. 9-17. Henri van Lier, Philosophie de la photographie, Paris, Les Impressions nouvelles, 1983.


[18] « […] Walter Benjamin : ma dette envers lui est absolue et j’aurais presque pu titrer ou sous-titrer ce livre “études benjaminiennes”. » Jean-Christophe Bailly, Panoramiques, op. cit., p. 8. Benjamin est plusieurs fois mentionné aussi dans Le Dépaysement.


[19] Jean-Christophe Bailly, L’apostrophe muette, essai sur les portraits du Fayoum, Paris, Hazan, 2012. Dans Le Temps fixé, qui est une conférence destinée à un public d’enfants – sur le modèle de celles prononcées par Walter Benjamin à la radio allemande entre 1929 et 1932 – Jean-Christophe Bailly pointe les analogies existant entre les usages de ce type de portrait dans l’Égypte gréco-romaine et ceux que l’on peut constater à l’époque de la photographie, y compris avec les pratiques de masques mortuaires ou les positifs directs que Talbot fait avec des plantes : « Voilà un usage de l’image : retenir le réel, et c’est peut-être plus frappant avec un visage qu’avec une branche d’arbre ou une grappe de raisin. […] Mais ce garçon mort survit mystérieusement à travers son image. […] L’image conserve, fixe quelque chose et, ces portraits nous le disent bien, elle envoie quelque chose. » Jean-Christophe Bailly, Le Temps fixé, op. cit., p. 32.


[20] « Cette idée du temps est celle d’un temps intégralement vécu, d’un temps qui confond et tresse dans son déroulement le devenir et l’arrêt, le déploiement et la césure, et qui fait du passé, du présent et de l’avenir les occurrences simultanées d’un unique cours. » Jean-Christophe Bailly, Panoramiques, op. cit., p. 8.


[21] Un point est cependant à signaler : autant Roland Barthes demeure très sec sur l’usage artistique de la photographie, infligeant par exemple à des images d’André Kertész un traitement très cavalier, autant Jean-Christophe Bailly procède au contraire à des analyses fines et justes d’images réalisées par de grands photographes, par exemple à propos de Robert Frank, dans Le Temps fixé, op. cit., p. 52-55.


[22] Il est fait référence à lui dans deux notes de bas de page successives de L’Instant et son ombre, op. cit., p. 117.


[23] Voir la thèse de Gyöngyi Pal, Le dispositif photo-littéraire en France dans la seconde moitié du XXème siècle : François-Marie Banier, Jean-Loup Trassard, Lorand Gaspar et Denis Roche ; 2010, Université Haute-Bretagne, sous la direction de Jean-Pierre Montier et Gyimesi Timea.


[24] Jean-Christophe Bailly, L’Instant et son ombre, op. cit., p. 144.


[25] Idem, p. 148.


[26] Jean-Christophe Bailly, Le Dépaysement, voyages en France, Paris, Le Seuil, « Points », 2011, p. 481.


[27] Idem, p. 383. Dans un film diffusé sur la chaîne ARTE le 11 novembre 2015, Jean-Christophe Bailly rapporte que le néologisme « empaysement » lui a été suggéré par une auditrice, lors d’une conférence qu’il a donnée. Il ajoute qu’à son sens cet « empaysement » est en effet le contraire ou le négatif identitaire de la notion dynamique de « dépaysement » telle qu’il l’a conçue. Voir L’Europe des écrivains : la France, film de David Teboul, 65 mn, Arte, 2015.


[28] Voir aussi le beau paragraphe sur l’imaginaire national et les « photographies en noir et blanc dont les compartiments des trains s’ornèrent jusque dans les années 70… », Idem, p. 288.


[29] Idem, p. 13-14.


[30] Idem, p. 99.


[31] Idem, p. 319.