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GIANNECCHINI, Hélène, « Alix Cléo Roubaud . Vérité-correspondance, vérité-cohérence ? »


Résumé : L’article revisite l’œuvre photographique d’Alix Cléo Roubaud sous l’angle de sa correspondance et de ses écrits sur la théorie de l’image pour démontrer leur nature commune.


* La reproduction des images est strictement interdite, pour toutes reproductions s’adresser à la BNF.


mots-clés : lettre, autoportrait,


Pour citer cet article : GIANNECCHINI, Hélène, « Alix Cléo Roubaud . Vérité-correspondance, vérité-cohérence ? », publié sur Phlit le 20/06/2014.
 url : http://phlit.org/press/?p=2315







Alix Cleo Roubaud

vérité-correspondance, vérité-cohérence ?


Alix Cléo Roubaud (1952-1983) était écrivain et photographe. L’ensemble de son œuvre a été gardé, pendant plusieurs dizaines d’années, par ses proches. Seul son Journal[1], mêlant texte et image, publié par son époux Jacques Roubaud et l’éditeur Denis Roche un an après sa mort, permettait une première découverte de son œuvre. La réédition de l’ouvrage en 2009[2] prouve le regain d’intérêt pour l’œuvre d’Alix Cléo Roubaud. Longtemps, ce livre était le seul moyen d’appréhender son travail, plaçant alors l’écriture de soi, l’autoportrait comme enjeu central pour l’artiste.


Mais la démarche d’Alix Cléo Roubaud excède la seule forme du Journal. Le fonds de l’artiste est constitué d’une centaine de lettres, de textes théoriques sur l’image et de plus de six cents photographies. Le fil rouge unissant ces documents est une recherche exigeante, radicale sur la technique photographique, sur l’ontologie de l’image et sur le sens de l’écriture. Étudiante en philosophie, Alix Cléo Roubaud se consacrait à la logique. Elle était inscrite en thèse de doctorat sous la direction de Jacques Bouveresse avec comme sujet « Wittgenstein style et pensée. Remarques sur l’écriture philosophique[3] ». Si le Journal restitue certaines de ses pensées sur l’image, ces dernières sont plus littéraires que philosophiques. Seul le texte écrit en 1980 pour présenter le film de Jean Eustache Les Photos d’Alix[4] et reproduit à la fin de l’ouvrage, permet de découvrir certaines de ses recherches.


Les lettres présentes dans le fonds ont été écrites par Alix Cléo Roubaud entre juin 1976 et septembre 1982. Un document, un peu à part, rassemble la correspondance avec une amie d’enfance, Sylvie, entretenue de 1966 à 1973. Il s’agit du seul document de jeunesse. Le reste du fonds est essentiellement concentré sur la période 1979-1983, moment de la vie commune avec son époux, le poète Jacques Roubaud.


Pour une approche biographique et technique, la correspondance d’Alix Cléo Roubaud est un document majeur. Une centaine de lettres reçues et une centaine de lettres envoyées sont présentes dans le fonds. Elle y parle des événements de sa vie, de ses recherches de thèse et de ses essais dans la chambre noire. Les lettres écrites par Alix Cléo Roubaud sont pour la plupart tapées à la machine à écrire. Elle gardait les doubles carbone.


On peut distinguer trois catégories de lettres : tout d’abord les lettres intimes, destinées à des proches ou à sa famille. De nombreuses lettres, en anglais, sont écrites à ses deux amies Dian Turnheim et l’historienne de la photographie Anne Mac Cauley. La majeure partie de sa correspondance est adressée à sa famille, à sa mère en particulier, Marcelle Blanchette, restée à Ottawa après son départ pour Aix-en-Provence en 1972. Alix Cléo Roubaud y décrit son quotidien, parle de ses recherches, informe sa famille sur son état médical. Gravement asthmatique depuis l’enfance et d’une santé fragile, Alix Cléo Roubaud demandait régulièrement à sa mère de lui envoyer des médicaments depuis le Canada. Viennent ensuite les courriers officiels, rédigé dans un style formel et envoyés à sa propriétaire, à son libraire de Londres ou à des médecins. Enfin quelques exemples de photographies, utilisées comme des lettres sont présentes dans le fonds ; simples supports (type carte postale) ou se substituant à l’écrit, l’image est aussi porteuse d’un message.


Dans son rapport direct avec le vécu de l’écrivain, l’écriture épistolaire pose la question de la réalité et de la fiction. L’écrivain se raconte-t-il pour un destinataire, dans ce récit, met-il déjà en jeu les principes de la création littéraire ? Marqueurs biographiques par excellence les correspondances permettent de reconstituer la vie de l’auteur. La lettre est vraie puisqu’elle relate des faits réels vécus par l’artiste. Concernant la correspondance d’Alix Cléo Roubaud, la question n’est pas tant de savoir si ces lettres proposent une vision vraie de l’artiste (de sa personne), mais plutôt à quelle conception de la vérité elles répondent.


Nous confronterons dans cet article la théorie de la vérité-correspondance à celle de la vérité-cohérence. Traversant la philosophie depuis Aristote jusqu’aux logiciens comme Alfred Tarski ou Bertrand Russell, la théorie de vérité-correspondance stipule la conformité d’un énoncé avec la réalité. « Une proposition vraie est une proposition qui dit que les choses sont comme ça et que les choses sont en effet comme ça[5]. » La vérité-correspondance stipule que le rapport à l’être est juge de la vérité ou de la fausseté de tel ou tel énoncé. Le langage n’est juste que quand il est conforme aux faits :


La vérité ou la fausseté des choses dépend, du côté des objets, de leur union ou de leur séparation. Par conséquent, être dans le vrai, c’est penser que ce qui est séparé, est séparé et que ce qui est uni est uni ; être dans le faux, c’est penser contrairement à la nature des objets. (…) Ce n’est pas parce que nous pensons d’une manière vraie que tu es blanc, que tu es blanc, mais c’est parce que tu es blanc, qu’en disant que tu l’es, nous disons la vérité.[6]


Contrairement à cette première conception, la théorie de la vérité-cohérence considère qu’une proposition ne peut être vraie que confrontée à d’autres propositions, en s’inscrivant dans un système de propositions.


La correspondance est-elle un marqueur biographique – dates et faits correspondent –  ou bien est-ce un outil interprétatif pour comprendre l’œuvre – dans ce cas, confronter la correspondance à l’ensemble de sa production et y déceler un motif, un système commun ? Correspondance ou cohérence ? La correspondance d’Alix Cléo Roubaud est-elle vraie parce qu’elle nous renseigne sur des faits réels, ou fait-elle partie de la génétique de l’œuvre permettant de comprendre le processus créateur, d’accéder à la vérité de son travail ?


Enfin, peut-on assimiler la démarche du chercheur à celle de l’artiste ? Cette notion de vérité n’apparaît-elle pas a postériori, aux alentours de l’œuvre et jamais en son centre ? Une troisième forme de vérité se dégagerait alors, non plus dans le travail de recherche, d’élucidation, mais dans la création.


L’ABSENCE


 L’œuvre d’Alix Cléo Roubaud est inachevée. L’irruption soudaine de la mort ne lui a pas permis de trier ses papiers et ses images. Elle n’a pas ou n’a que peu laissé de notes d’intention. La publication de son Journal et les nombreux autoportraits qui y ont été reproduits, en permettant un premier accès à son univers esthétique, ont aussi eu pour effet de limiter pour beaucoup son travail, photographique comme littéraire, à la simple question autobiographique, à la mise en scène de soi. Le fonds contient, comme nous l’indiquions précédemment, des textes plus théoriques, mais aussi des photographies ratées, des mots laissés à la hâte, des listes de courses, des ordonnances. Tous ces éléments permettent d’entrer dans son univers quotidien. Et s’il faut éviter l’écueil qui consiste à juxtaposer exactement la vie et l’œuvre, il est pourtant nécessaire de connaître les faits marquants, les personnes fréquentées, les voyages pour avoir une lecture plus rigoureuse du développement de l’œuvre.


L’absence est doublement présente lorsque l’on étudie l’œuvre d’Alix Cléo Roubaud : d’un côté, sa vie a été structurée par des départs, un éloignement régulier de ses proches et de sa famille. De l’autre, sa mort et l’aspect parcellaire de ses archives imposent une part de silence irréductible à tout ceux qui veulent découvrir son travail. Dans la correspondance, et malgré l’exil et la disparition, la description de faits, les dates, les adresses, permettent une coïncidence nouvelle avec ce personnage.


L’approche génétique « consiste à interroger et à comprendre les textes à partir de leur fabrication, en les envisageant non plus dans leur forme close et achevée, mais dans cet espace natif où le projet de l’œuvre se trouvait encore traversé par une multiplicité d’autres possibles[7] ». Mais bien avant cette question de l’interprétation intervient celle d’une certaine rigueur de lecture. Les lettres permettent simplement de dater des images, d’identifier ceux qu’Alix Cléo Roubaud photographie, d’avoir des précisions techniques sur son matériel de tirage, etc.


Une écriture de l’éloignement


Dans le film Les Photos d’Alix réalisé par Jean Eustache, Alix Cléo Roubaud décrit une photographie où un homme pose dans un champ qui lui appartient : « C’est une chose que j’ai toujours beaucoup enviée, les gens qui avaient une terre, un lieu, une appartenance. Je n’ai jamais eu ça[8] ». Née à Mexico en 1952, d’origine canadienne, Alix Cléo Roubaud a passé son enfance dans différents pays. La famille a souvent déménagé au rythme des nominations du père, Arthur Blanchette, ambassadeur. Ils ont vécu de 1961 à 1964 au Portugal, puis en Grèce jusqu’en 1967 avant de rentrer à Ottawa. En 1972, Alix Cléo décide de quitter le Canada pour aller étudier la philosophie à Aix-en-Provence, puis à Paris à la fin de l’année 1975. C’est d’abord l’exil qui explique l’importance de l’écriture épistolaire pour l’artiste.


À chaque départ, Alix Cléo Roubaud engageait de nouvelles correspondances avec ses proches. De 1966 à 1973 elle a écrit à une certaine Sylvie. Cet échange, qui a lieu de ses quatorze à vingt et un an, permet de reconstituer la chronologie des déménagements : « Enfin, enfin, après six ans, rentrée au Canada. Le début pour moi d’une autre vie, les premières mesures d’un autre rythme ; la fin aussi, de quelques années troublées et sensibles[9] ». L’exilé est celui qui a quitté, volontairement ou non, sa patrie. Si Alix a vécu dans différentes régions du monde, son lieu d’origine est le Canada, Ottawa précisément : « Je t’écris en cette fin de février, cette fin qui irradie en notre pays de neige une extraordinaire douceur (la glace se fend et le soleil redevient tiède sur les nuages)[10] ».


Arrivée à Paris, elle adopte cette nouvelle ville où elle vivra les dernières années de sa vie. Paris « tolère les intellectuels qui vivotent, des excentriques, des fous[11] ». Dans ses lettres la question du déracinement revient régulièrement, qu’il soit heureux ou parfois pesant, ne serait-ce que d’un point de vue administratif :


Je saurai dans un mois environ quand nous pourrons nous marier. Le Commissariat fait une enquête sur moi (comme sur tout étranger dans la même situation) ; je dois prouver que je ne cherche pas à échapper à la justice canadienne, que je ne suis pas bigame ou plutôt biandre, bref, etc. que je me marie par Hamour [sic]. Je roule donc des yeux de crapaud mort d’amour de bureau en bureau, de préfecture en sous-préfecture.[12]


Mais c’est aussi cet exil qui lui permettra de se concentrer pleinement sur son travail de création. Les années parisiennes sont les plus prolixes et ceci s’explique en partie par les rencontres qu’elle y fait : Jean Eustache avec qui elle tourne Les Photos d’Alix en 1980, Martine Broda, Pierre Lusson et, bien sûr, son époux Jacques Roubaud, rencontré en 1979. Ils partagent leurs recherches et entreprennent ensemble des traductions, des œuvres mêlant poésie et photographie.


Mais Alix Cléo Roubaud continue d’envoyer des lettres à ceux qu’elle a connus et dont elle est désormais éloignée. L’éloignement apporte une certaine nostalgie. La lettre, par delà les distances, permet la réunion des amis. Dès Noël 1966, le courrier apparaît comme une forme de liaison unique, une abolition, toute sentimentale, de la géographie :



Dès cette première correspondance avec Sylvie, comme le montre la carte reproduite ci-dessus, les qualités d’écriture d’Alix Cléo Roubaud sont indéniables. Empreintes d’un certain lyrisme, qui se fera plus discret par la suite, ses lettres témoignent d’un réel souci d’écriture. À seize ans, elle décrit ainsi une photographie de Sylvie reçue avec l’un de ses courriers :


Une photo. Tu as vieilli. Pommettes, regard et bouche plus sûrs. As-tu grandi ? Je te trouve belle… Et devant une image sur un morceau de papier mon regard bute, s’obstine, s’acharne à y redécouvrir la réalité mobile qu’elle représente. Lasse de cet effort stérile, je range la photo dans mon portefeuille, insatisfaite.[13]


Ces portraits reçus par la jeune femme sont preuve des années qui passent et de l’éloignement géographique qui fausse le rapport au temps. Chaque changement apparaît comme un événement et non plus comme un processus. Si la lettre feint de s’adresser directement à un autre, elle signifie aussi l’évidence d’une absence. Les lettres « devaient établir une continuité sans faille, assurer la présence enchanteresse de l’autre, sa saisie comme dans le creux de la main, et voilà qu’en elles et entre elles se multiplient les possibilités de discontinuités, de dissonances et de malentendus[14] ».


Les aléas des services postaux, les événements de la vie de chacun font que les lettres se croisent à des rythmes parfois instables, créant ainsi des incohérences dans la temporalité des échanges : « J’ai reçu samedi dernier – des mains de ma mère arrivant d’Ottawa – ta lettre du 2 août, et ce matin celle du 17 août. Que le courrier est lent[15] ! ». La correspondance rend le présent impossible, le destinataire découvrira dans l’instant de sa lecture des faits qui, pour l’auteur appartiennent au passé.


Une analogie semble alors se dessiner entre l’écriture épistolaire et le temps photographique tel qu’il a été décrit par Alix Cléo Roubaud. Pour elle, le moment où l’on prend la photographie est un futur antérieur. Le futur antérieur est cette étrangeté de la conjugaison qui pointe ce qui dans le futur est déjà fini, ce qui est de l’ordre du passé, le « cela aura été ». Selon elle, il s’agit de la prise de vue : « Le moment de la prise photographique est vécu comme un futur antérieur : ceci ne sera plus quand vous le verrez[16] ». La lettre correspond à un même heurt des temporalités et l’on pourrait alors recomposer sa phrase ainsi : « Ceci ne sera plus quand vous le lirez ». Plus encore, le présent semble se dérober doublement : le lecteur de la correspondance n’a accès ni à l’instant vécu, ni à celui de la remémoration dans l’écriture, il lit, dans le présent, des événements passés deux fois.


Cet espace entre la parole émise et la parole reçue permet une certaine liberté, dégagée de son adhésion au réel. Sans contrainte de durée, sans obligation de suivre l’enchaînement des questions et des réponses d’une conversation, la lettre permet de se raconter.


Renseigner après la disparition


Les lettres écrites par Alix Cléo Roubaud, en particulier à sa famille, égrènent souvent des faits quotidiens. Cela permet de situer certaines photographies, de préciser une chronologie qui sert la compréhension de l’œuvre. Dans la lettre, datée, détaillant les événements vécus, « vérité et réalité se retrouvent solidaires[17] ». La vérité-correspondance semble être la théorie adéquate de l’interprétation épistolaire : Alix Cléo Roubaud relate des faits qui se sont passés et la véracité de ces événements est condition de l’écriture. Par sa relative banalité, la correspondance d’Alix Cléo Roubaud donne à voir un quotidien, des habitudes, une vie relativement ordinaire, parfois bien éloignée de la force et de l’intensité du Journal.



Alix Cléo Roubaud faisait figurer en en-tête de chaque lettre la date et le lieu d’envoi. Cela permet d’avoir des précisions sur des aspects importants de son existence, comme la maladie. Asthmatique, Alix Cléo Roubaud est décédée d’une embolie pulmonaire. Tout au long de sa vie, son seuil de sensibilité n’a cessé d’augmenter et ses crises d’asthmes étaient souvent violentes. À partir de 1978, toutes ses lettres envoyées au mois d’août sont écrites depuis La Bourboule, en Auvergne. Son Journal évoque aussi cette ville de cure thermale, mais elle y écrit moins fréquemment. Ce simple croisement des données permet d’établir de manière presque certaine que son asthme nécessitait des soins annuels approfondis :


Le médecin ici avait tout mon dossier de Paris ; j’ai très bien été soignée ; je me suis rarement remise aussi vite d’une bronchite et là c’était une broncho pneumonie. J’ai repris dès la retombée de la fièvre ma cure ; je fais des électro aérosols, des humages, des inhalations dans des bains de vapeur, après quoi, cramoisie (Les thermes sont à 30°C, l’eau thermale à 60°C) on me confie à un immense monsieur aux bras poilus, qui me couche la tête inclinée vers le bas sur une sorte de table, me tambourine le diaphragme et me mortifie les cotes jusqu’à ce que je crache.[18]


À La Bourboule, Alix Cléo Roubaud est dans un relatif isolement – elle réside seule dans un hôtel proche des grands thermes – et ses lettres se font plus nombreuses. Elle y réalise aussi des autoportraits. Les lettres et son Journal permettent de dater et de localiser exactement le lieu des prises de vue des photographies réalisées durant ces semaines de cure. Mais si les lettres permettent de combler les vides de sa biographie, le rapport se renverse parfois : les photographies donnent aussi des renseignements.


Certaines images, légendées avec précision, permettent de situer des correspondances. Plus condensées, les informations qu’elles transmettent peuvent être plus précises que dans ses écrits. Alix Cléo Roubaud photographiait souvent ses proches et amis. Nous disposons par exemple dans le fonds d’une photographie non datée de Bertrand Bordon, qui met en scène le jeune homme fumant. Cette image conservée à la Bibliothèque nationale de France comporte au dos cette annotation manuscrite : « Ctype n°17, pap 3, 7″, -1 le 6.1.80[19] ». Elle donne donc des informations sur la réalisation (papier, temps d’exposition, etc.), mais aussi une date : le 6 janvier 1980. Une autre version de cette image est présente dans le fonds (Alix Cléo Roubaud, Bertrand Bordon, 6 juin 1980, collection privée) : la photographe a réalisé une surimpression d’une lettre sur le portrait précédemment cité.




Cette lettre, photographiée pour être juxtaposée sur le portrait, est présente dans le fonds. Elle a été écrite par Bertrand Bordon, mais aucune date n’y figure. Jusqu’à la découverte de cette première image annotée, il était impossible de situer l’époque de cette correspondance. Même si le moment de la réception et celui de la réalisation de l’œuvre peuvent différer, cette image permet donc de situer globalement cette lettre et l’ensemble de la correspondance qu’ont entretenue Bertrand Bordon et Alix Cléo Roubaud.



La correspondance d’Alix Cléo Roubaud constitue donc un précieux corpus permettant de découvrir son existence au delà du Journal et de comprendre certaines images peu renseignées. Il semble pourtant difficile de se limiter à un simple aspect biographique ou, plus exactement, de considérer que le biographique n’influe pas sur le processus créateur. Son asthme par exemple est à l’origine de réflexions sur la respiration, le souffle, qui ont contribué à sa pratique photographique. La correspondance ne serait donc qu’un premier aspect. Une certaine cohérence se dégage aussi de ces différentes productions. Ces lettres, écrites de ses treize ans jusqu’à sa mort, sont aussi utiles pour la génétique de l’œuvre, pour comprendre ce qui se tisse dans sa démarche.



LE PROCESSUS DE l’ŒUVRE


Les lettres accompagnent les recherches photographiques et théoriques d’Alix Cléo Roubaud. Elle y explique ses avancés et ses doutes. La correspondance permet de retracer le chemin d’élaboration d’une œuvre photographique ou d’un texte :


Parce que lorsqu’elle commente tel ou tel choix d’écriture, la correspondance n’est pas extérieure au dossier de genèse. Elle le redouble. Elle participe du même esprit, de la même dynamique créatrice. Elle n’est pas autre chose qu’un avant-texte, bien qu’on ne perçoive pas d’emblée cet avant-texte, car l’élément en question se trouve localisé ailleurs, dans un corpus qu’on ne considère pas habituellement dans cette perspective.[20]


Ainsi la lettre donnerait à voir l’œuvre à venir, mettrait en lumière sa formation et son développement. Sans compter les courriers officiels comme les curriculum vitæ, qui aident à reconstituer une chronologie exacte, la lettre sert la compréhension du travail d’Alix Cléo Roubaud selon trois modalités : la mise au jour des influences, l’ébauche, ou l’explication.


Les influences d’Alix Cléo Roubaud sont nombreuses, aussi bien artistiques que littéraires. Elle s’intéressait à la Straight Photography, ou à l’Action Painting de Pollock. En littérature, Alix Cléo Roubaud se passionnait tout particulièrement pour Gertrude Stein, dont elle a traduit quelques poèmes. La conception de la prose développée par Stein a eu un rôle déterminant dans son travail, aussi bien littéraire que photographique. Ainsi, l’autoportrait ci-dessous a pour titre un scénario de Gertrude Stein : deux sœurs qui ne sont pas sœurs[21].




Mais son travail reste avant tout marqué par la philosophie. Cet aspect de sa recherche, passé au second plan dans le Journal, est pourtant fondamental. Dans les lettres adressées à son amie Sylvie, qui correspondent aux années de formation de la jeune Alix Cléo Roubaud, émergent déjà les problématiques structurantes qui traverseront son œuvre. Elle y évoque ses premières lectures et son goût pour la philosophie :


En fait j’ai ramassé les Méditations métaphysiques et le Traité des Passions de ma bibliothèque par le plus grand des hasards, et j’en ai passé une soirée très agréable à ma plus grande surprise. Dans ses Méditations, dont on compte six, il parvient par des raisonnements analytiques aussi fins, peut-être, que certaines pages de Proust, à son « cogito ergo sum » : je ne suis pas d’accord bien sûr, en bonne sartrienne que je suis : il n’en demeure pas moins que ces pages forcent l’admiration.[22]


La photographie est également présente dans ses échanges avec Sylvie. Alix Cléo Roubaud s’inscrit à quinze ans à un atelier de photographie[23] et se passionne ensuite pour le cinéma. Ce n’est que plus tard qu’elle décide de se consacrer entièrement à la photographie et d’en explorer les possibilités techniques : « I should take a photo course dammit and learn to do things properly[24] ».


En plus de ces influences et de ces intérêts qu’Alix Cléo Roubaud explique clairement à ses amis, les lettres servent aussi d’ébauches. Ces courriers sont élaborés et le travail littéraire y est bien visible. Un certain nombre de lettres portent la mention « non envoyée » et font donc figures de brouillons. Il est possible de voir l’évolution de l’écriture, les modifications faites d’une lettre à l’autre. Ainsi, dans une première version d’une lettre adressée à Anne Mac Cauley, Alix Cléo Roubaud commence ainsi :


Well, it’s a true moody muddy October Monday with a real chill in the air and damp blue shadows : the days for bills, pills and work. [25]


Dans la version définitive et envoyée, elle modifie les premières phrases :


November is a cruel month in Paris, when the evenings draw up short and light fades from grey to ink. Well the month has begun its abstract course and I should pay bills, buy pills and go back to work but I have done none of the above-mentioned.[26]


Dans cette seconde version, Alix Cléo Roubaud développe sa description du mois d’octobre. L’image de la lumière qui décline et du ciel qui s’assombrit remplace les deux adjectifs quasi homophoniques « moody » et « muddy ». Le début de cette lettre prend plus d’ampleur en plantant d’emblée un décor automnal et en situant le présent de l’écriture. Le rythme créé par la rime (« bills » et « pills ») et maintenu, mais la phrase assouplie se termine par une certaine autodérision. Alix Cléo Roubaud écrit ses lettres, les élabore comme ses textes. Les lettres annoncent son écriture, son style.


        maybe


maybe,


        I should write prose,


        but how does one begin writing prose when


a)     one has nothing to say


b)    one has married an Homme de lettres ?[27]


La disposition et les interrogations développées dans l’extrait ci-dessus rappellent un passage du Journal d’Alix Cléo Roubaud écrit trois mois plus tard

: « impossibilité d’écrire, mariée à un poète[28] ». Des idées fortes passent des lettres au Journal avec un souci de trouver une parole juste, une écriture au plus près du sentiment.


Dans le journal intime, l’écriture est plus épurée, portée par une réflexion sur la prose. L’humour, présent dans de nombreuses lettres est presque absent du Journal, ce qui a contribué à donner une image très sombre d’Alix Cléo Roubaud. Pourtant le jeu et la malice font indéniablement partie de son travail d’artiste comme le prouvait déjà le film de Jean Eustache. Alix Cléo Roubaud manie l’antiphrase et la litote et distille avec finesse de l’ironie. Voici ce qu’elle écrit à sa famille, inquiète de sa différence d’âge avec Jacques Roubaud à l’annonce de leur mariage :


Dian me transmet les inquiétudes de maman à l’égard de l’âge de mes fréquentations masculines. Doivent-ils (doit-il) avoir plutôt trente ans que quarante-cinq ? Vaut-il mieux qu’il(s) ai(en)t mon âge, ou moins, ou plus ? Réponse s.v.p. À mon avis, certes fantasque, je préfère l’intelligence à la bêtise, la beauté à la laideur et la stabilité à la névrose, la drôlerie au manque complet d’humour, la subtilité du mathématicien au vague de l’artiste et la sensibilité de l’artiste au philistinisme, et j’ai un faible pour les hommes qui savent lire et écrire en au moins trois langues, mais enfin chacun ses goûts.[29]


La correspondance permet de comprendre une partie de son œuvre, de donner une lecture plus juste de son travail. Son indéniable légèreté ne doit pas être masquée par ses moments, certes nombreux, de mélancolie. Il convient de se souvenir des multiples aspects de la photographe et de leurs expressions dans son travail.


Enfin, en plus de révéler des influences et de constituer l’ébauche ou l’avant-texte de ses travaux, la correspondance permet d’apporter des explications, des précisions sur certains aspects de l’œuvre d’Alix Cléo Roubaud. D’un point de vue technique, les lettres apportent des renseignements nécessaires à la compréhension des images.


Développé 3 bobines d’épreuves. La mise au point est parfaite, MAIS le rideau de déclenchement a tendance à ne pas se refermer de manière continue, i.e. sur 3 négatifs un a sa parfaite moitié géométrique plus exposée à droite (…) J’ai emprunté le Nikkormat d’un ami pour photographier les lettres, pages, poèmes, etc. à l’aide d’un objectif macro : je les surimpressionne sur des images mêmes.[30]


Ces détails techniques permettent de renseigner avec exactitude les œuvres au moment de la conservation et d’optimiser les conditions de restauration (dans certaines de ses images, Alix Cléo Roubaud explique par exemple qu’elle utilise des crayons de couleurs ou qu’elle mêle au bains chimiques des encres de couleur – procédés qui doivent figurer sur les cartels et qui impliquent des soins particuliers) et de comprendre la démarche plastique de la photographe. Elle s’est confrontée au médium photographique et à ses possibilités et se révèle être une technicienne exigeante. Ce simple constat permet de relativiser la part du hasard dans le rendu de ses images. Contrairement à certaines théories, les flous et bougés, le bruit présent dans certains clichés sont pour la plupart des choix et non des accidents.


Les lettres détaillent des éléments de la vie d’Alix Cléo Roubaud, apportent des précisions techniques ou théoriques qui permettent une approche plus objective de son travail. Dans son rapport direct avec la réalité la lettre apparaît comme une forme de vérité latérale, éclatée mais nécessaire pour contrer toute lecture monolithique d’une œuvre. Elle permet de saisir le mouvement d’élaboration du travail, de distinguer les prémices du travail à venir. Mais la vérité que cherchait Alix Cléo Roubaud n’est pas dans la réception du travail, mais bien dans son élaboration. Ecrivain et photographe, Alix Cléo Roubaud a croisé ces deux média pour parvenir à une image juste.


L’IMAGE, LA PICTION


La photographie intervient systématiquement dans l’écriture d’Alix Cléo Roubaud : elle décrit des images, inclut des portraits dans des lettres ou écrit sur des photographies. Le dire et le montrer fonctionnent ensemble pour élaborer un sens, transmettre le message souhaité par l’artiste.


La lettre, l’image


Comme nous l’avons vu avec le portrait de Bertrand Bordon, Alix Cléo Roubaud a utilisé certains de ses courriers dans ses photographies en réalisant des surimpressions de ceux-ci sur l’image. Mais elle a également utilisé ses photographies comme des lettres, soit comme simple support, soit comme message en soi.


Alix Cléo Roubaud aimait sortir, rencontrer ou recevoir des amis. Elle organisait des soirées dans son appartement de la rue Vieille-du-temple à Paris les mercredis. Elle réunissait chez elle des amis et intellectuels de l’époque. Jean Eustache, Jacques Roubaud, et d’autres poètes, artistes et penseurs se sont croisés lors de ces fameux mercredi soirs. Alix Cléo Roubaud profitait de ces événements pour exposer ses photographies : « J’ai décidé pour le fun de faire une fête chez moi la semaine dernière en invitant tout le monde (…). J’ai mis des photos au mur, j’en ai vendu quatre[31]. »


Alix Cléo Roubaud rédigeait les invitations à ses soirées au dos de tirages de lecture de ses photographies. À la manière d’un carton d’invitation où le visuel importe autant que les informations pratiques, l’image est alors aussi un message adressé au destinataire : Alix Cléo Roubaud est photographe et c’est en tant que telle qu’elle ouvre les portes de son appartement-atelier.




Dans certains de ses envois, la photographe est allée jusqu’à supprimer le texte et envoyer une simple photographie pour communiquer un message. Dans le film de Jean Eustache Les Photos d’Alix, elle évoque ainsi la photographie Venise, le 27 avril 1979 – Paris, le 14 juillet 1979 :


C’est une photographie de rupture. Elle a été prise à Venise dans des circonstances assez dramatiques. C’est le costume, la cravate et les chaussures d’un homme que j’aimais, pris dans un appartement à Venise où nous étions, et puis mes chaussures, à côté, qui ne sont pas du tout alignées sur les siennes, qui ne le sont toujours pas et encore moins qu’avant, qui sont le seul élément de désordre dans la photographie (…). C’est une photographie que je lui ai envoyée comme lettre de rupture en quelque sorte.[32]


Comment le destinataire de ce courrier a-t-il compris la signification de cette image ? Plus généralement la pratique de la photographie comme lettre pose la question du sens de l’image et de son analyse. Dans L’Obvie et l’Obtus, Roland Barthes distingues trois niveaux de sens d’une image : l’informatif, le symbolique (sens obvie) et le troisième sens, l’obtus. Ainsi l’homme qui reçoit cette photographie reconnaît dans un premier temps ses vêtements, ceux de sa maîtresse et peut-être la patère et le carrelage de l’appartement qu’ils habitaient à Venise. Dans un second temps, cette photographie évoque, en creux, une scène intime : les vêtements étant simplement accrochées, les deux sujets concernés doivent certainement être nus. La photographe saisit ici le versant décent d’une scène d’amour. Le sens obtus apparaît ensuite : l’œil s’arrête sur l’ombre projetée, étrangement gonflée, du costume pendu et sur ces chaussures noires à droite, seule trace d’une présence féminine. Contrairement aux autres éléments, et comme le souligne Alix Cléo Roubaud dans le film, les chaussures ne sont pas parfaitement rangées et pointent vers le hors champs de l’image. Ces détails dérangent et empêchent de considérer une telle photographie comme un pur et simple portrait de choses. Cela correspond au troisième sens, « obtus » qui « peut être vu comme un accent, la forme même d’une émergence d’un pli (voire d’un faux pli), dont est marqué la lourde nappe des informations et des significations[33] ». C’est certainement en convoquant ce troisième sens que la photographie a semblé être une lettre de rupture efficace. Sans expliciter aucun de ses griefs, Alix Cléo Roubaud livre pourtant une explication, dit avec cette image l’histoire d’amour et sa fin. C’est au destinataire de percer le sens de ce langage de l’image qui prend racine dans la sémiologie mais crée aussi un espace plus personnel et opaque propre à condenser les questions les plus dérangeantes.



La diversité des pratiques d’écriture (essais philosophiques, lettres, journal) comme la multiplicité des usages de la photographie (carte postale, carton d’invitation, déclaration d’amour ou de rupture, souvenir, ou expérimentation) sont manifestes chez Alix Cléo Roubaud. En passant d’un médium à l’autre, elle semble chercher une pertinence de l’expression qui doit parfois savoir se passer de mots.


S’affranchir du réel, de la piction à l’image


À partir des années 1970, la photographie, à considérer son histoire, fait une place particulière à l’expression de soi. Photographie et texte se mêlent pour produire des œuvres personnelles. Des artistes comme Sophie Calle, Duane Michals ou Hervé Guibert travaillent l’écriture avec l’image. Dans son introduction au Journal, Jacques Roubaud déclare : « Comme le Journal, mais avec ses moyens propres, la photographie contribuera à ce qui devait être, pendant le temps qu’il lui restait, un multiple autoportrait[34] ». Il en va de même pour les lettres dans lesquelles Alix tente de se dire avec le plus de justesse possible. Alix Cléo Roubaud est en quête d’une forme de vérité :


Je ne tiens plus mon journal, pour diverses raisons (je ne sais pas si je t’en avais parlé) ; l’une d’elles était le danger de l’indiscrétion ; mais la raison majeure était que je m’immobilisais dans mes mots, je déformais inconsciemment la réalité à mon gré et donc je m’en éloignais, ce qui devenait fort dangereux. Je sais à présent que le reflet le plus fidèle de ma vie est la série de lettres que je t’ai envoyées ; j’y ai été honnête et aussi objective, c’est-à-dire aussi franche que possible à l’égard de mes faiblesses et de mes torts.[35]


Que ce soit sur un mode de la comparaison, ainsi qu’en témoigne cette citation, ou plus tard comme les deux pôles d’une même pratique du récit de soi, lettre et Journal répondent à une même volonté de se dire. À la fin des années 1970, Alix Cléo Roubaud recopie des passages de son Journal dans les lettres qu’elle envoie à ses proches où, à l’inverse, insère dans son journal certains de ses courriers :


(lettre insérée)


22h30, Dimanche 5 octobre 1980


L’heure où tu te couches et où commence pour moi les heures de négociations interminables, de traités, accords, ruses et stratégies (…).[36]


Ces mots écrits à son époux qui dort à quelques pas d’elle posent la question du destinataire. Pourquoi Alix Cléo Roubaud décide-t-elle de partager ses pensées, sans pour autant lui donner cette lettre ? Il semble que pour parler de soi il faille passer par un autre, pour éviter les épanchements trop narcissiques. Comme le déclarait Alix Cléo Roubaud à son amie Sylvie, le journal intime peut mener à une forme de complaisance, tandis que la forme de la lettre, qui présuppose un destinataire, permet plus de rigueur.


Alix Cléo Roubaud recherche l’objectivité qui assure une forme d’exactitude. Il ne s’agit plus de romancer les faits mais bien de les exposer de manière neutre, d’en proposer une simple capture. Elle poussera parfois cette démarche à l’extrême, non sans un certain humour :


Lundi 11.10. 1982       Gymnastique (abdominaux). A deux heures, François vient m’apporter les statuts de l’Association à fonder, MIDI (Matériaux pour l’image, le décor, l’information), et repart les déposer à la préfecture (…)


Mardi 12                    Gymnastique. Continué à enregistrer mon feuilleton policier, puis des proses très courtes (moins de soixante secondes)


(…)


Vlà [sic] du concret, du réel, de l’information. Il y a des gens que ça ennuie mais au moins c’est une photographie exacte de ma vie.[37]


Dans cette lettre, Alix Cléo Roubaud réalise par écrit un snapshot[38] de son quotidien, similaire par sa coïncidence exacte avec les choses et son apparente neutralité à certaines images photographiques. Dans le Tractatus logico-philosophicus, Ludwig Wittgenstein pense la proposition, le contenu de sens d’une phrase, comme une image dans son rapport direct avec la réalité. Toutes deux exposent un fait. Mais, d’un point de vue esthétique, la photographie qui saisit un état de choses est-elle suffisante ? « L’histoire de l’art a son cauchemar : les images ennuyeuses. J’entends par là les instantanés, qui forment le plus incontournable et le plus populaire des genres photographiques[39]. » Dans les lettres comme dans les photographies, la capture du réel n’est pas une démarche suffisante. Alix Cléo Roubaud s’est toujours refusée à la photographie de famille comme à l’écriture-carte postale. Dans des recherches qu’elle a initiées, ensuite formulées par Jacques Roubaud dans son œuvre, se distinguent l’image et la piction :


Refaire de pictions des images. Lutter contre la déperdition d’images, contre ce qui fait qu’il y a de plus en plus, s’imposant à nous, non des images mais des ersatz d’images, tendant à transformer le monde en ersatz monde.[40]


La piction est cette image inerte qui ne convoque rien, dont le sens est pauvre, limité. De la même manière, une lettre qui se contenterait de consigner des faits ne susciterait rien chez le destinataire, si ce n’est un certain ennui. Le propre de l’image photographique, telle qu’elle a été conceptualisée par Alix Cléo Roubaud, est d’avoir une charge de présent, la capacité de stimuler l’imaginaire et l’intellect de celui qui la reçoit. Comme le photographe, l’épistolier ne doit pas se contenter de restituer son quotidien, mais de le doter d’une vérité supérieure : celle de son regard. Alix Cléo Roubaud était à la recherche d’une « photographie plus photographique que la photographie c’est-à-dire plus éloignée de la réalité qu’elle ne l’est pour bien faire sentir que c’est une photographie et pas le réel et encore moins que le réel et beaucoup plus loin que le réel[41] ».


La correspondance d’Alix Cléo Roubaud est nécessaire à la compréhension de l’œuvre. La mort prématurée de l’artiste et le relatif oubli de son œuvre pendant des dizaines d’années a contraint le lecteur-spectateur à une vision parcellaire de son travail, à des lectures parfois erronées faisant de l’intime et du désespoir l’unique sens de son travail. La correspondance en prouvant la diversité de ses lectures et de ses influences, la maîtrise d’un certain humour, ou en renseignant sur sa technique photographique, permet de restaurer une première vérité sur cette photographe.


Pourtant dans la pratique même de l’écriture épistolaire comme dans la photographie, le rapport au réel n’est pas l’essentiel. Ce n’est qu’a posteriori, dans un rapport génétique au fonds de l’œuvre d’Alix Cléo Roubaud, qu’il s’agit de faire correspondre les mots et les images à la réalité, qu’il est question de vérité-correspondance, donc. Mais dans l’élaboration de l’écriture et de l’image, il faut se libérer des faits. S’agissant d’Alix Cléo Roubaud, ce qu’il faudrait s’efforcer d’étudier, ce n’est pas le problème de l’instantané mais celui du présent, puisqu’elle voulait produire des œuvres libérées d’une simple coïncidence au monde. Et c’est dans le jeu du texte et de l’image que cet espace apparaît :


L’image ne pense pas, ne parle pas. Elle ne proteste pas. Triviale ou transparente, belle ou négligeable, la photo nous atteste le dit de l’histoire, sa condition de vérité. La phrase il neige est vraie quand il neige ; la photographie de la neige ressemble à un dire parce qu’elle est vraie, parce que pour qu’elle ait lieu, il a été fait appel à la simple certitude qu’il a neigé. Même si c’était sous la pensée du soleil. Or il y a un problème : quand dire et montrer ne collent pas ; en les décollant, on produit un déplacement de fiction (faits inexistants) à vérité (faits existants).[42]


À l’archiviste, au chercheur appartiennent la quête d’une lecture de l’œuvre fidèle à celle souhaitée par l’artiste, fondée sur la véracité des faits et des influences qui mêle vérité-correspondance et vérité-cohérence. La photographe, l’écrivain qu’était Alix Cléo Roubaud souhaitait, elle, parvenir à une œuvre affranchie de l’exactitude du réel. Il ne s’agit plus de vérité mais de montrer ce que nous ne voyons souvent plus et d’affirmer un présent sans cesse renouvelé de l’image et du texte.


Hélène Giannecchini


Notes




  1. ROUBAUD, A.C., Journal, Seuil, « Fiction & Cie », Paris, 1984. []
  2. ROUBAUD, A.C., Journal, Seuil, « Fiction & Cie », Paris, 2009.  Cette réédition est une version augmentée du Journal, tel qu’il était paru en 1984. Vingt-six photographies inédites et une introduction de Jacques Roubaud ont été ajoutées. []
  3. Alix Cléo Roubaud s’était inscrite en 1976 à l’Université de Paris I Panthéon-Sorbonne et comptait soutenir sa thèse en novembre 1979. Elle n’a jamais terminé ce travail. []
  4. EUSTACHE, J., Les Photos d’Alix, juillet 1980, Paris. []
  5. TARSKI, A., Le concept de vérité dans les langages formalisés, 1935. []
  6. ARISTOTE, (384-322), Métaphysique, Livre 9, chap. 10, tr. Tricot, Paris, Vrin, 1991, p. 68-69. []
  7. BIASI de P.-M., L’avant-texte, Item, 2007. []
  8. EUSTACHE, J., Les Photos d’Alix, op cit., 11’41’’. []
  9. ROUBAUD, A. C., Lettre à Sylvie du 8 août 1967, fonds Alix Cléo Roubaud. []
  10. ROUBAUD, A. C., Lettre à Sylvie du 26 février 1971, fonds Alix Cléo Roubaud. []
  11. ROUBAUD, A. C., Lettre à sa famille du 24 août 1978, fonds Alix Cléo Roubaud. []
  12. ROUBAUD, A. C., Lettre à sa famille du 10 mars 1980, fonds Alix Cléo Roubaud. []
  13. ROUBAUD, A. C., Lettres à Sylvie, octobre 1968, fonds Alix Cléo Roubaud. []
  14. KAUFMANN, V., L’équivoque épistolaire, Éditions de Minuit, « Critiques », Paris, 1990, p. 15. []
  15. ROUABUD, A. C., Lettre à C.R. du 24 août 1976, fonds Alix Cléo Roubaud. []
  16. ROUBAUD A.C., Journal, Seuil, « Fiction & Cie », 2009, Paris, p. 228. []
  17. PIAGET, J. (dir.), Logique et connaissance scientifique, Gallimard, « Encyclopédie de la Pléiade », 1967, Paris, p. 667. []
  18. ROUBAUD, A.C., Lettre à sa famille de la Bourboule en août 1978, fonds Alix Cléo Roubaud. []
  19. Source : Catalogue de la BNF []
  20. PAGÈS, A., Correspondance et avant-texte, Item, 2007. []
  21. STEIN, G., « Deux sœurs qui ne sont pas sœurs » in Operas and Plays, Plain Edition, Paris, 1932, p. 399. []
  22. ROUBAUD, A. C., Lettre à Sylvie du 6 janvier 1968, fonds Alix Cléo Roubaud. []
  23. « Je me remets à peindre, à écrire, à faire de la photo à mon tour » ROUBAUD, A. C., Lettres à Sylvie du 11 juillet 1968, fonds Alix Cléo Roubaud. []
  24. « Je devrais prendre des cours de photo, bon sang, et apprendre à faire les choses correctement ». ROUBAUD, A. C., Lettre à Anne Mac Cauley du 22 octobre 1979, fonds Alix Cléo Roubaud — nous traduisons. []
  25. « Eh bien, c’est un véritable lundi d’octobre, boudeur, boueux, l’air est vraiment glacial, et les ombres sont bleues et humides : un de ces jours faits pour les factures, les cachets et le travail. ». ROUBAUD, A. C., Lettre non envoyée à Anne Mac Cauley du 22 octobre 1979, fonds Alix Cléo Roubaud — nous traduisons. []
  26. « Novembre est un mois cruel à Paris : les soirées se raccourcissent et la lumière passe du gris à un noir d’encre. Eh bien le mois a commencé son cours abstrait et je devrais payer les factures, acheter des cachets et me remettre au travail. Mais je n’ai rien fait de tout ça. » ROUBAUD, A. C., Lettre à Anne Mac Cauley du 3 novembre 1979, fonds Alix Cléo Roubaud — nous traduisons. []
  27. « Peut-être / peut-être / que je devrais écrire de la prose, / mais comment commence-t-on à écrire de la prose quand / a) on n’a rien à dire / b) on s’est mariée à un Homme de lettres ? » ROUBAUD, A. C., Lettre à Anne Mac Cauley  du 29 juin 1981, fonds Alix Cléo Roubaud — nous traduisons. []
  28. ROUBAUD, A. C., Journal, op. cit., p. 143. []
  29. ROUBAUD, A. C., Lettre à sa famille du 31 décembre 1979, fonds Alix Cléo Roubaud. []
  30. ROUBAUD, A. C., Lettre à sa famille du 31 décembre 1979 non envoyée, fonds Alix Cléo Roubaud. []
  31. ROUBAUD, A.C., Lettre à sa famille du 6 août 1979, fonds Alix Cléo Roubaud. []
  32. EUSTACHE, J., Les Photos d’Alix, op.cit., 14’59. []
  33. BARTHES, R., « Le troisième sens » in L’obvie et l’obtus, Essais critiques III, Seuil, « Points », Paris, 1982,  p. 56. []
  34. ROUBAUD, J., « Introduction » in Journal, 2009, op.cit., p. 13. []
  35. ROUBAUD, A. C., Lettre à Sylvie du 19 novembre 1967, fonds Alix Cléo Roubaud. []
  36. ROUBAUD, A. C., Journal, op. cit., p. 80. []
  37. ROUBAUD, A. C., Lettre à sa famille de novembre 1980, fonds Alix Cléo Roubaud. []
  38. En photographie, un snapshot désigne une image prise sur le vif, spontanée, sans volonté artistique. []
  39. BATCHEN, J., « Snapshots », Etudes photographiques n°22, septembre 2008. []
  40. ROUBAUD, J., « Déductions d’étoiles doubles » in Anne Deguelle, les pilleurs d’épaves, Single Verlag, 1996. []
  41. EUSTACHE, J., Les Photos d’Alix, op.cit., 9’49. []
  42. ROUBAUD, A. C., « Wittgenstein et les pommes pourries », Banana Split, n°11, août-décembre 1983, Aix-en-Provence, p. 31. []