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ARROUYE, Jean, Alphonse Allais et le mariage de la photographie et du sens


Résumé :  Il s’agit de reconsidérer comment dénote-t-on le sens d’une photographie en partant de l’histoire « Le mariage manqué » d’Alphonse Allais (publié dans A l’œil, Paris, J’ai lu, 1966.).


Pour citer cet article : ARROUYE, Jean, « Alphonse Allais et le mariage de la photographie et du sens », publié sur Phlit le 24/02/2014.
 url : http://phlit.org/press/?p=2226





 

Alphonse Allais et le mariage de la photographie et du sens


Les rapports de la littérature et de la photographie sont devenus un objet récurrent de réflexion ainsi qu’en atteste la parution en peu de temps de plusieurs ouvrages sur le sujet[1]. Ces rapports, dont l’étude s’inscrit dans le cadre plus vaste des relations entre le visible et le lisible qui, de Lessing à Genette, n’ont cessé de solliciter l’attention critique et de stimuler la réflexion théorique, sont de nature fort diverse. Les textes qui en traitent s’intéressent aussi bien aux fonctions poïétiques (narrative, descriptive, emblématique…) assumées par la photographie quand elle intervient visuellement dans l’économie d’un texte (André Breton, Elsa Triolet, Romano Battaglia) qu’aux rôles remplis par la description de photographies au cours d’un récit (Marguerite Duras, Annie Ernaux, Alberto Moravia) ou encore à la réflexion sur le statut de l’image photographique et sur ses usages, qui souvent va de pair avec son utilisation ou sa mention dans les textes littéraires (Claude Simon, Bernard Noël, Italo Calvino).


Cette réflexion théorique est rarement explicite. La conception de la photographie illustrée par un texte se déduit des usages qu’en font les personnages, des vertus qu’ils lui prêtent, des conséquences narratives qu’entraîne son apparition dans la diégèse. Il en va ainsi dans la nouvelle d’Alphonse Allais « Le mariage manqué », incluse dans le recueil intitulé –hasard objectif – A l’œil[2]. La brièveté abrupte et le burlesque corrosif propres aux textes d’Alphonse Allais, radicalisant les situations et grossissant les effets de sens, sont propices à l’observation de la conception de la photographie qui sous-tend l’histoire racontée.


Cette histoire est, comme souvent chez Alphonse Allais, celle d’un quiproquo. – Un jour un potache demande au narrateur s’il veut bien se laisser photographier en compagnie de sa « bonne amie dont /il est/ amoureux », une « petite brune drôlichonne qui louchait un peu ».


« Je suis très désireux, reprit le potache, d’avoir le portrait de mademoiselle sur ma cheminée. Mais ma mère ne consentira jamais à laisser traîner un portrait de mademoiselle sur ma cheminée. Aussi ai-je imaginé un subterfuge. Elle se fera photographier en votre compagnie, et je dirai à ma mère que c’est le portrait d’un de mes professeurs et de sa femme ».


Aussitôt dit, aussitôt fait. Or l’année suivante, alors que l’auteur songe à se marier, son futur beau-père lui demande s’il a


« rompu définitivement /…/ avec une certaine brunette qui louchait un peu.
Je fouillai au plus profond de mes souvenirs. Aucun fantôme de brunette qui louche un peu.
Je niai carrément ».


L’autre alors brandit la photographie et, la tenant pour preuve de ce que dénie son ex-futur gendre, lui refuse sa fille.


Pratiquement tous les moments de cette histoire et tous les termes qui servent à décrire le cliché qui en est l’occasion sont indicatifs de la valeur de témoignage et de probation dont on crédite habituellement la photographie et des rôles symboliques et sociaux qu’on lui fait jouer. Cependant l’issue de l’histoire montre que ces croyances et ces conduites ne sont pas fondées et que « Le mariage manqué » est pour Alphonse Allais le moyen de les railler en les faisant paraître des lieux communs de la crédulité.


La première de ces remises en cause est liée à l’affirmation que la photographie, « livr/ée/ en quelques minutes » – précision qui est une manière de rappeler que l’image photographique n’est pas le résultat d’un lent travail d’interprétation mais le produit d’un enregistrement immédiat (rapide et sans médiation) et donc supposé objectif – était « un pur chef-d’œuvre de ressemblance ». Mais ressemblance de qui ou de quoi ? Au départ il s’agit sans doute de la ressemblance au physique de la jeune fille, qui satisfait son amoureux ; corollairement la ressemblance à celui du narrateur est aussi grande ; cela explique que son futur beau-père l’identifie sans équivoque sur la photographie qui lui est parvenue et que lui-même y reconnaît au premier coup d’œil la petite brune, qui louche en image comme elle louchait dans la vie. Mais un homme et une femme côte à côte sur une photographie, faisant tous deux front à qui regarde leur image, composent un couple. C’est bien ce qu’avait voulu le potache qui souhaitait faire passer la photographie pour celle d’un de ses professeurs et de sa femme. La photographie continue de véhiculer cette assurance formelle qu’elle représente un couple, du seul fait qu’un homme et une femme y paraissent ensemble, disposés sur le même plan et, sans nul doute, la femme à la gauche de l’homme, comme il convient. Cependant rien dans l’apparence ou la composition de l’image ne permet de savoir de quelle nature est la relation qui fonde ce couple iconique. Le beau-père ne peut que le supputer, en fonction de ce qu’il sait ou peut imaginer du passé de son futur beau-fils et en référence aux associations possibles d’un homme et d’une personne du sexe opposé dans la société du temps. Ce faisant il met en œuvre le critère de vraisemblance, « le probable aristotélicien (opinion commune et non vérité scientifique) », ainsi que dit Roland Barthes, qui a montré qu’il était fondamental pour le bon fonctionnement de la narrativité, et donc aussi pour l’interprétation des photographies qui donnent à voir l’image figée d’un moment d’une action en cours dont le spectateur s’efforce de comprendre les tenants et les aboutissants à partir des indices que lui en livre un cliché[3]. Le beau-père conclut donc que la jeune femme était la maîtresse de son futur beau-fils.


Ce en quoi il se trompe. Non pas seulement parce que son paradigme des probables est trop limité, ou que, comme aurait dit Hans Robert Jauss, son « horizon d’attente » des comportements bourgeois de la fin du XIXe siècle est trop étriqué[4], mais parce que la photographie est par nature un témoin trompeur. D’une part parce qu’elle ne donne à voir que des apparences, les effets d’événements – ici le voisinage de deux personnes – dont elle ne saurait faire connaître les causes. D’autre part parce qu’elle est toujours une mise en scène, une présentation orientée de ce qu’elle montre, généralement parce qu’elle ne le fait que par le moyen de cadrages , angles de prise de vue et choix du moment décidés par le photographe, et plus particulièrement parce que, lorsqu’elle est posée, préparée et organisée à dessein, comme dans le cas du cliché du narrateur et de la petite brune, elle peut travestir totalement les apparences au point de leur faire signifier (suggérer en fait, mais, aux yeux de ceux qui croient que le témoignage de la photographie est objectif, suggestion vaut attestation) le contraire de ce qui est.


Un des plus édifiants exemples de cet usage fallacieux de la photographie est l’image d’anniversaire de mariage faite le 29 septembre 1907 par Sophie Tolstoï. Pour cette photographie prise avec retardateur elle a fait poser Léon Tolstoï dans leur jardin, puis est venue se placer tout contre lui, un bouquet symbolique de fleurs blanches à la main, et l’image résultante est celle d’un couple uni qui a longuement – Tolstoï paraît très âgé – vécu en harmonie[5]. Or l’on sait par ailleurs que les rapports de Sophie et de Léon étaient plutôt acrimonieux et que Tolstoï, à la fin de sa vie, n’avait guère de tendresse pour les femmes dont il écrivait : « Les femmes nous enfantent, nous élèvent, nous donnent du plaisir, puis commencent à nous tourmenter, puis nous dépravent, puis nous tuent[6] ».


Les sujets de ce type de photographies posées et composées (photographies de mariage, de réunions familiales, de couples…) sont des tableaux vivants, de la sorte de ceux qu’on se plaisait à organiser au XVIIIe et au XIXe siècle lors de réunions mondaines. Ceux-ci avaient pour référent des tableaux de peinture d’histoire célèbres, qui figuraient des scènes héroïques ou moralisantes. Les tableaux vivants photographiques ont aussi pour référent, non pas un événement réel, mais une représentation ritualisée et édifiante de rapports interpersonnels ou familiaux. Dans Noé Jean Giono, imaginant ce que pensent les participants d’un mariage dont la photographie commémorative lui est tombée sous le regard, se gausse de la disparité entre la réalité vécue par des participants qui se jalousent et se détestent les uns les autres et le faux témoignage d’entente et d’harmonie que propose une image photographique qui n’est que songe et mensonge[7]. Des artistes ont fait de cette pratique du leurre l’essentiel de leur création photographique, tels que Cindy Sherman se mettant en scène dans des rôles stéréotypés de la vie sociale ou de sa transposition cinématographique et, dans un autre genre, Joan Fontcuberta donnant, dans des photographies qui ont l’apparence d’images documentaires scientifiques, force de présence à des espèces végétales ou animales qui n’existent pas.


La photographie du couple factice est tirée « sur tôle » et « encadrée richement ». Ces deux précisions rappellent qu’une photographie est un document fait pour être conservé et qui, lorsqu’il s’agit de ce qu’on appelle communément une photographie de famille – la photographie avec la petite brune n’en est pas une, mais elle est faite pour passer pour telle –, est objet d’un traitement particulier. Conçue pour être exhibée, pour témoigner dans l’avenir du bon déroulement d’un événement passé, sa monstration entraîne un certain apparat : on la met dans un cadre, en montre permanente, ou on l’enferme dans un album qui sera ouvert dans des circonstances spéciales. Ce genre de photographie devient une icône, un objet de vénération du culte familial.


C’est la conjonction de la conservation du double portrait litigieux et du statut de ce genre de photographie qui est cause du malentendu et de la rupture finale entre le beau-père et le gendre  potentiels. Lorsqu’une photographie vient d’être prise, ceux qui la regardent connaissent généralement dans quelles circonstances elle l’a été et dans quelle intention : à l’origine chacun sait que la petite brune n’est qu’un personnage de rencontre et la photographie de couple un leurre. De même les amis de Baudelaire devaient savoir pourquoi ou pour qui il s’est fait photographier par Carjat. Mais plus tard, quand la photographie est reconsidérée par d’autres, les informations circonstancielles sont oubliées et le cliché ayant perdu son ancrage référentiel particulier glisse inévitablement au général, se rattache à un genre établi, vire au symbole. La farce de potache devient image de liaison durable ; le portrait de Baudelaire, parce qu’il le fait paraître angoissé, devient figure emblématique de l’auteur des poèmes de « Spleen ». Ce faisant la photographie se charge des connotations liées au genre auquel elle se rattache – ou les révoque. Ce qui heurte le futur beau-père est, tout autant – bien  plus, en fait, ainsi qu’en témoigne son exclamation finale – que la dissimulation supposée, la mauvaise foi de son gendre à venir, le fait, pense-t-il, qu’il s’est fait photographier avec sa maîtresse, et donc son mauvais goût :


« Qu’on ait des maîtresses, disait-il, je le comprends et même je l’admets. Mais qu’on s’affiche avec ! ».


C’est que la photographie de famille est un genre respectable. Il ne faut pas la dévoyer. Les domestiques peuvent y paraître, en situation subalterne, cela va s’en dire, sur les côtés ou à l’arrière-plan ou encore affichant leur état en veillant sur un marmot, car leur présence conforte le statut social des principaux personnages. Mais les maîtresses ne sauraient s’y immiscer sans porter atteinte au genre et à sa raison d’être, qui est de proclamer la cohésion de la famille. La photographie est un art du paraître ; la photographie de famille un art du paraître respectable. On ne saurait donc y « afficher » ce qui contrevient à cette postulation générique.


Lorsque le beau-père brandit la photographie ambiguë le narrateur se demande : « Comment s’est-il procuré le malheureux portrait ? ». Ce qualificatif a plus d’un sens.


D’abord, apparemment, celui de « qui cause du malheur », puisqu’il est cause que le mariage souhaité ne se fait pas. Mais aussitôt on apprend que, comme dans le conte de Voltaire, c’est là « un petit mal pour un grand bien » ; puisque le narrateur a découvert depuis que celle qu’il voulait épouser « avait des habitudes invétérées d’ivrognerie ». Il l’a donc échappé belle et, du point de vue de l’aventure même, le portrait n’a été « malheureux » que par antiphrase.


Mais « malheureux » peut aussi signifier « de peu de valeur, sans importance ». Et, de fait, cette photographie où le narrateur figure avec une inconnue, prise pour faire plaisir à un étudiant de rencontre qu’il ne connaît pas non plus, et dont il ne s’est même pas fait donner un tirage, est, dès le début, de si peu d’importance pour lui qu’il en a rapidement oublié l’existence. Mais voici qu’elle se retrouve sur son chemin et que sa vie en est changée, parce que l’image sans importance se révèle document de grande conséquence. Il en est ainsi de toute photographie : objet de peu de réalité, trace résiduelle de ce qui a été et n’est plus, de sens incertain à moins de corroboration extérieure, la photographie, en conséquence, se prête à des interprétations diverses, étaye volontiers les sens qu’on lui attribue. L’histoire de l’information est riche en exemples de clichés présentés comme preuve de ce qu’ils n’attestent en rien ; le dernier cas en étant ces photographies prises de satellites qui étaient censées prouver l’existence d’armes de destruction massive ; il y eut aussi celui de cette image de « l’homme qui riait dans les cimetières » qui prétendait démontrer l’immoralité d’un homme politique…[8]. La photographie, née d’un arrachement au temps et d’une découpe de l’espace, est une image flottante et facile. Sous réserve que leurs caractères soient approximativement assortis, elle accorde toujours son consentement au sens qui prétend justifier son existence. Entre la photographie et le sens, il n’y a pas de mariage manqué. Ce qui ne veut pas dire qu’il n’en est pas de malheureux.


Jean ARROUYE
Université d’Aix-en-Provence


 


Notes




  1. D. GROJNOWSKI, Photographie et langage : fictions, illustrations, informations, visions et théorie, Paris, José Corti, 2002.
    P. ORTEL, La littérature à l’ère de la photographie, Nimes, Jacqueline Chambon, 2002.
    J. THELOT, Les inventions littéraires de la photographie, Paris, PUF, 2003.
    La photographie au pied de la lettre, Actes de colloque, Aix-en-Provence, Publications de l’Université de Provence, 2005. []
  2. A. ALLAIS, « Le mariage manqué » in A l’œil, Paris, J’ai lu, 1966. Toutes les citations sans renvoi de note sont tirées de ce texte. []
  3. R. BARTHES, « Les suites d’action » in L’aventure sémiologique, Paris, Seuil, 1985. []
  4. H.R. JAUSS, Pour une esthétique de la réception, Paris, Gallimard, 1978. []
  5. Cette photographie est reproduite page 84 in D. ROCHE, Le boîtier de mélancolie, Paris, Hazan 1999. []
  6. Ibid. []
  7. J. GIONO, Noé, Œuvres Romanesques Complètes III, Paris, Gallimard, 1974. []
  8. G. FREUND, Photographie et société, Paris, Seuil, 1974. []