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ORTEL, Philippe, « Le réseau des instants : Photographies de Claude Simon »


Cet article est initialement paru dans La Licorne. Les Images chez Claude Simon. Des mots pour le voir, sous la dir. de Stéphane Bikialo et Catherine Rannoux, n° 71, novembre 2004, p. 153-168.


Résumé :  L’article analyse l’album photographique de Claude Simon (1992) comme une œuvre à part entière et dévoile les nombreux liens qu’il tisse avec son œuvre romanesque. 


mots-clés :  album, instantané


Pour citer cet article : ORTEL, Philippe, « Le réseau des instants : Photographies de Claude Simon », article paru dans La Licorne. Les Images chez Claude Simon. Des mots pour le voir, sous la dir. de Stéphane Bikialo et Catherine Rannoux, n° 71, novembre 2004, p. 153-168, publié sur Phlit le 24/02/2014.
url : http://phlit.org/press/?p=2217




 


Le réseau des instants : Photographies de Claude Simon


 


Quand un écrivain est aussi photographe, ses images reflètent généralement l’univers de ses livres. Bien que relevant de la sphère privée, les photos de famille d’Émile Zola par exemple font écho à l’univers utopique des derniers romans, écrits pour promouvoir une « fécondité[1] » universelle. Pourtant il est rare que les deux pratiques soient aussi consubstantielles que chez Claude Simon. Non seulement son activité photographique est aux origines de sa démarche artistique puisqu’elle est antérieure à ses premières publications, mais l’album qu’il livre au public en 1992 aux éditions Maeght[2] s’affirme, à l’instar des romans, comme une œuvre à part entière.


Composé d’images en noir et blanc prises entre 1938 et les années soixante, l’ouvrage révèle d’abord un vrai souci de composition : regroupées en séries thématiques souples sans divisions marquées mais immédiatement repérables, les photos forment un ensemble homogène cadré par deux fortes références à soi-même : « homme marchant dans la ville », l’épreuve liminaire du recueil reprise en couverture, est comme un autoportrait à la troisième personne du voyageur que fut Simon avant la guerre, tandis que les portraits de Jacques Prévert, Alain Robbe-Grillet, et Daniel Boulanger placés à la fin évoquent son activité d’écrivain. L’album qui s’achève par le portrait de Réa, son épouse, reflète le tournant autobiographique pris par l’œuvre depuis L’Acacia (1989)[3]. À l’intérieur de ce cadre se succèdent une série de thèmes familiers aux lecteurs de Simon : rencontres avec des marginaux (« Nomades I, II, III »), scènes de la vie rurale, nus, natures mortes, ou encore méditation sur l’écriture à travers graffitis et motifs lapidaires. La proximité est si forte avec les romans que chaque cliché pourrait en tirer sa légende. Ce sont les mêmes paysages détrempés que ceux de La Route des Flandres, sous leur « immuable archipel » de « nuages suspendus[4] » , le même champ de course, avec ses jockeys et son public mondain, notamment féminin[5], les mêmes chevaux perdus dans le paysage. Les épouvantails d’« Empalé » et « Pendu » évoquent la brutalité immémoriale de la guerre mais aussi le thème plus circonscrit de la « défroque », traité à propos de la dépouille des soldats morts. La comparaison peut s’élargir à certains traits qualitatifs récurrents, de ceux qui structurent une œuvre et auxquels Jean-Pierre Richard réserve le nom de thèmes par opposition aux simples motifs[6] : cette voiture abandonnée gagnée par la végétation (« La 346-FG », p. 112), ce vieux « Navire échoué » (p. 116), le déchet de « Rejeté par la mer » (p. 119) rejouent en images les scènes de réification, fossilisation, dissolution, effondrement qui traversent les romans et parfois les concluent[7].


Deux univers référentiels se croisent ainsi dans l’album, d’une part le monde extérieur, d’autre part l’univers des romans qui a pu s’interposer deux fois entre l’artiste et le réel. À la prise de vue d’abord : les photos de gitans, le platane « en forme de femme renversée[8] » (p. 121) et les graffitis datent de la rédaction du Vent (1957), les nus de celle de La Route des Flandres[9] (1960) ; lors de la confection de l’album ensuite, second temps fort de la création photographique : les images ont été manifestement choisies en écho au reste de l’œuvre. Photographies opère ainsi une double rétrospective, l’une portant sur un travail photographique commencé à la fin des années 1930, l’autre sur une œuvre romanesque arrivée à maturité et dont l’ouvrage récapitule en images les thèmes et les motifs principaux. Le lecteur parachève le processus à l’aide de ses propres souvenirs de lecture : comment regarder « Jambes » (p. 120) sans songer à la « fourche[10] » des jambes de Corinne et à l’incipit des Corps conducteurs, ou encore « Homme-femme » (p. 42) sans penser à tous les personnages hybrides traversant les romans ? Quant aux « nus » ils sont pour certains (p. 132-133, p. 135) aussi laiteux dans les photos que la chair de Corinne dans La Route des Flandres ou les cuisses de l’héroïne de La Chevelure de Bérénice[11].


En supprimant toute mention de date et de lieu, les légendes accentuent l’insertion des images dans l’univers référentiel de l’œuvre écrite. Même quand elles paraissent désigner tautologiquement l’objet montré, elles l’arrachent en fait à sa singularité. « Bataille », « Tramway », ou « Vent » sont moins particularisants qu’ils en ont l’air. De simples substantifs sont en effet autant d’axes paradigmatiques en puissance à la déclinaison desquels chaque cliché participe au même titre que les textes. La légende crée ainsi des interférences au cœur même du référent[12]. Elle transforme le sujet photographié en carrefour. Quoi de plus archétypal dans le monde simonien que la bataille (La Bataille de Pharsale) le vent (Le Vent) et le tramway (Le Tramway) ? D’un côté des photos qui ont pu servir de support à certaines descriptions ; de l’autre une œuvre écrite posée comme une trame entre l’artiste et ses images au point d’en déstabiliser les référents. La médiatisation réciproque du texte et de l’image atteint une forme de perfection qui achève de clore la création sur elle-même.


 


Point de vue


Ces premiers rapprochements resteraient pourtant superficiels si on ne remontait pas des productions à la genèse de l’œuvre. Consubstantielles, les deux pratiques le sont en réalité dans l’acte de création lui-même, en amont des textes et des images. Dans les années quatre-vingt, un certain nombre de théoriciens ont insisté sur la valeur inhérente à « l’acte photographique[13] » et Denis Roche qui introduit l’album en fit même l’objet principal de son œuvre. La comparaison avec l’écriture s’impose donc.


Outre les manipulations techniques, sur lesquelles Simon insiste, et le face à face de l’opérateur avec l’objet photographié cher à D. Roche, l’acte photographique engage aussi le point de vue de l’artiste, au double sens optique et cognitif du terme : dans la profusion des phénomènes, il privilégie volontiers certaines qualités et en fait une trame pour évaluer, sélectionner, organiser les autres contenus de l’œuvre. Chez les impressionnistes par exemple la lumière est à la fois un thème dominant et la médiation, le filtre à travers lequel le peintre traite le reste de la nature. Façades de cathédrales, pièces d’eau, vaisselle posée sur un bar n’étaient que des éléments du décor ou des sujets pour genres mineurs (nature morte) avant que les artistes, voyant en eux des réflecteurs, des miroirs ou des prismes ne les placent au premier plan[14]. Il existe un terme technique pour désigner cet outil sensible et intellectuel : c’est celui d’interprétant, inventé par Peirce pour désigner le code à l’aide duquel nous faisons d’une chose le signe d’une autre[15]. En élargissant le modèle on dira qu’un élément procédant du monde concret devient un interprétant quand il offre à l’artiste une grille de lecture lui rendant le monde intelligible, désirable ou familier. Cette notion donne du relief à l’analyse parce qu’elle permet de dégager une dominante parmi les thèmes d’un auteur ou d’une école. Elle permet aussi d’établir un lien entre les différentes pratiques : que l’auteur peigne, photographie ou écrive on peut supposer que le même point de vue est à l’œuvre. Enfin entre les rapprochements strictement thématiques (au sens banal du terme) et une approche sémiotique trop générale (part du récit dans les images, part de continuité dans un texte), l’interprétant délimite un niveau d’analyse intermédiaire puisqu’il pose qu’un thème peut être aussi un instrument de sémiotisation de la nature, autrement dit un modèle.


Quel est chez Simon cet outil interprétatif, mi sensible mi cognitif donnant son unité à l’œuvre ? Non la lumière comme chez les impressionnistes, même si elle joue un rôle important, mais plus radicalement la matière du monde, à travers ses manifestations qualitatives et ses prolongements sensoriels. Le thème est bien connu[16] mais en soulignant sa fonction d’interprétant on peut systématiser l’analyse et mieux dégager l’évolution de l’auteur. Dans Le Vent, la description matérielle ne fait encore qu’accompagner le récit ; à partir de L’Herbe, que Simon considère lui-même comme un jalon essentiel de son parcours, elle le médiatise. Les interactions entre personnages par exemple seront de plus en plus souvent saisies à travers une proxémique (distances physiques les séparant) tandis que pensées et sentiments sont généralement évoqués à travers des manifestations physiques qui tantôt les expriment tantôt les parasitent. On sait aussi que matière et sensations sont souvent des intercesseurs vers d’autres espaces-temps : à chaque instant ils peuvent servir de nœud ou de carrefour dans l’écheveau complexe des épisodes parcourus par la mémoire du narrateur et par son texte.


Le romanesque de la matérialité s’affiche aussi dans les titres : qu’ils désignent des réalités physiques informes comme  L’Herbe et Le Vent, abstraites comme Les Corps conducteurs et Leçon de choses ou au contraire très circonscrites comme Le Palace, L’Acacia, ou Le Tramway ils font de la matière l’instance de contrôle du roman. Le titre Photographies obéit à la même logique et en tire un relief inattendu : trop redondant pour renvoyer à la nature sémiotique des images, il les vise plutôt en tant qu’objets, sur le modèle de L’Acacia ou du Tramway. Le grand Code de la matérialité conditionne aussi les choix stylistiques de l’écrivain : la longueur des phrases traduit l’horreur de la coupure attachée à toute rêverie sur la matière et l’on sait qu’en ménageant des zones d’illisibilité, Simon nous met aux prises avec la matière verbale elle-même. Nous n’accédons à l’univers référentiel du texte qu’à travers son épaisseur sémiotique ; le décalage constant entre ce que nous lisons et ce que nous comprenons rend sensible la présence du médium.


Les enjeux inhérents à l’acte photographique sont fortement liés à ce processus de matérialisation. Dévaluée depuis le XIXe siècle parce que trop réaliste, la photo procède au même filtrage que l’écriture simonienne mais au niveau technique. Son dispositif aussi est un outil intellectuel obligeant le photographe à voir les choses par leur versant physique. La photogénie notamment est au cœur d’une pratique qui s’intéresse à l’exposition des objets sous la lumière[17] avant même de prendre en considération leurs couleurs ou leurs formes. N’exposant que ce qui s’expose bien, le film ajoute « naturellement » aux sujets photographiés un coefficient de présence visuelle qu’il revient ensuite aux choix techniques de l’opérateur d’accentuer. Surfaces, volumes, traces, textures sont automatiquement mises en valeur par le médium. Certes, la vue ne nous livre pas tout de la matière qui sollicite aussi le toucher, mais le contact physique entre la pellicule et le rayonnement photonique de l’objet place la photographie au croisement du tactile et du visuel. On comprend de ce fait pourquoi Simon cultive le grain photographique dans un grand nombre d’épreuves.


Vient ensuite la question centrale des rapports entre la photographie et le temps. En fixant les choses dans l’instant, elle augmente notre emprise sur elles puisqu’elle nous montre ce que ni la perception ni la mémoire ne peuvent saisir :


[…] celle-ci possède cependant un assez étrange pouvoir dont ont certainement parlé d’autres que moi mais qui lui est tellement spécifique qu’il ne cesse de m’émerveiller : c’est celui de fixer, de mémoriser ce que notre mémoire elle-même est incapable de retenir, c’est-à-dire l’image de quelque chose qui n’a eu lieu, n’a existé, que dans une fraction infime du temps.[18]


« Quelque chose qui n’a eu lieu, n’a existé que dans une fraction infime de temps » : l’expression paraît très proche de la formulation proposée par Barthes dans La Chambre claire parue onze ans plus tôt. Barthes aussi montre que le « génie propre » de la photographie est temporel : elle montre « ce qui a été ». Toutefois elle est associée chez lui au sentiment de perte et de deuil impossible dans un livre qui se présente aussi comme un tombeau littéraire en l’honneur de sa mère. Comme chez Jankélévitch à qui il emprunte sans doute le « ça a été », sa réflexion s’inscrit sur fond d’irréversible et de nostalgie. La position de Simon est très différente car entre l’être (« ça a été ») et l’existence (« n’a existé ») se glisse toute l’épaisseur matérielle du monde. Chez le romancier la nostalgie cède la place à un véritable fantasme d’emprise : le cliché fixe « ce que notre mémoire elle-même est incapable de retenir ». La fameuse « fraction de seconde » souvent évoquée dans les romans est un microcosme à explorer, un réservoir de matière à l’instar des mondes minuscules de Leçon de choses. Certes la mort des parents explique l’œuvre simonienne comme la mort de la mère explique La Chambre claire. Mais quand on n’a pas ou peu connu ce qui nous manque, le sentiment de perte se transforme en désir irrépressible de possession. En qualifiant la matière de « matrice[19] » dans La Route des Flandres Simon indique lui-même la source infantile de ce désir d’emprise. Tout corps est « conducteur » de désirs en ce qu’il le ramène aux corps manquants de l’enfance. Le « geste ressassant[20] » commun aux deux pratiques peut dès lors être assimilé à l’étreinte, motif récurrent de La Route des Flandres depuis la rivalité des protagonistes pour posséder physiquement Corinne, l’épouse de Reixach, jusqu’aux descriptions des soldats étreignant la boue des fossés en passant par l’épigraphe de Malcolm de Chazal ouvrant la troisième partie[21]. Parce que Simon n’est pas seulement un spectateur de photographies, contrairement à Barthes, mais un opérateur, il adopte face à l’image une attitude plus active, aussi désespéré le geste soit-il.


Les liens entre écriture et acte photographique se précisent donc. Face à l’instabilité profonde de l’être, les deux pratiques adoptent des stratégies symétriques et complémentaires. On sait que l’écriture procède à la mise en réseau des sensations, des époques et des destins individuels et que le romancier pour y parvenir exploite les propriétés rhizomatiques du langage : « l’écrivain, dès qu’il commence à tracer un mot sur le papier, touche aussitôt à ce prodigieux ensemble, ce prodigieux réseau de rapports établis dans et par cette langue […][22] ». En reliant ce que la vie ordinaire disjoint le texte lutte à la fois contre les métamorphoses d’un réel héraclitéen et contre les défaillances de nos facultés : mémoires trouées, points de vue cloisonnés, perceptions limitées ruinent le sens du vécu en isolant et dispersant ses moments. Même si l’auteur insiste sur la ruine de toute chose, l’écriture triomphe, non seulement parce qu’en énonçant la crise elle maîtrise la négation mais aussi parce que chaque épisode est intégré dans une totalité qui perdure. Elle s’appuie pour ce faire sur deux outils évoqués dans le Discours de Stockholm : la syntaxe et les figures de style. Grâce à elles le texte relie, articule, emboîte les expériences les unes dans les autres. Comparaisons et métaphores notamment permettent d’évoquer plusieurs univers simultanément, celui du comparant et celui du comparé, généralement traités à égalité. Ce nivellement transforme l’image à lire en diptyque, à l’instar des photos placées en regard dans l’album comme « Homme endormi » (p. 80) et « homme au front ensanglanté » (p. 81).


Symétriquement, la photographie cloisonne ce que la durée et le flux des perceptions emportent et dérobent à notre mémoire. Là où l’écriture relie, elle fixe. L’isolement de l’instant, permis par la chimie, est renforcé par le cadrage, dont la valeur, chez Simon, est autant temporelle que spatiale :


quand on fait une photo, on découpe on tranche dans le temps. Et aussi dans l’espace. On isole (il souligne en parlant) complètement. Alors recadrer ne change pas grand-chose à ce qui s’est passé au moment de la prise de vue, on isole un peu plus c’est tout.[23]


Contrairement à Henri Cartier-Bresson qui refuse de recadrer par souci de rigueur et par fidélité aux circonstances de la prise de vue, Simon se focalise sur la prise elle-même. Le cadrage, en fermant l’espace et en serrant l’objet au plus près, est comme la forme photographique de l’étreinte : « au recadrage, j’enlève ce qui est inutile, je resserre. – Tu fermes l’image ? – Oui, c’est ça : je ferme[24] ». Tandis que l’écriture-réseau joint ce que la vie disjoint, la photographie disjoint ce que le mouvement de la vie joint et soustrait à notre saisie. Continuité et discontinuité sont à la fois le poison et le remède d’une œuvre livrée au non sens. Les vues en plongée (« Poupée » et « Autre poupée », p. 38 et 39 ; « Jardins Potagers », p. 108), les plans rapprochés sur les corps et les matériaux (« la 346 FG », p. 112) et l’écrasement des plans comme dans « Femme et oiseau » (p. 56-57) sont des moyens de clôture efficaces auxquels s’ajoutent les cadres et écrans internes à de nombreuses vues, qu’il s’agisse des murs servant de fond aux portraits, des objets bouchant l’horizon (l’estrade surélevée de « Musiciens », p. 28 ; les vêtements séchant à la file au premier plan d’« Enveloppes de femme », p. 97), ou des reflets fermant la vue sur elle-même. Dans « De l’autre côté de la fenêtre » (p. 30-31) l’un des battants nous renvoie l’image d’une femme nue regardant au-dehors. Comparant obligé du tableau depuis Alberti et symbole de son ouverture au monde extérieur, la fenêtre ferme ici l’image sur elle-même de sorte que « l’autre côté de la fenêtre » renvoie aussi bien au reflet (l’autre côté du miroir) qu’à ce qui se passe dans la rue. Lumières basses (« dévotions », p. 82-83), conditions météorologiques défavorables (« Passeurs », p. 115 ; « Brouillard », p. 98-99) créent un effet identique. Les horizons sont rares dans cet album, et même quand l’image ouvre sur les lointains, la densité nuageuse du ciel la ferme comme un couvercle.


 


Le travail sur l’image


Si elle n’était pas travaillée, la photographie serait une image pauvre aux yeux de Simon qui revient souvent sur ce thème, notamment dans L’Herbe où il compare le prix exorbitant des objectifs employés par les reporters au résultat obtenu : « quelques clichés flous, démesurément agrandis sur la première page d’un journal ou d’un magazine, et sur lesquels une flèche désigne une dérisoire et insignifiante silhouette aux contours indistincts[25] ». Nulle sacralisation de la trace ; le versant indiciel de la photo compte moins que son versant iconique, car lui seul garantit la plénitude visuelle de l’objet et à travers elle le rendu de son épaisseur matérielle. Le signe doit autant reconstituer le référent que s’y référer de sorte qu’une partie de la réalité est consubstantielle à l’œuvre. C’est encore une différence avec La Chambre claire qui accuse au contraire les démarches artistiques de domestiquer la trace temporelle et d’atténuer sa « folie[26] ». Certaines épreuves de l’album tirent leur densité visuelle des papiers contrastés et leur détail de la longueur du temps de pose choisi au tirage. Les moindres aspérités d’un mur apparaissent ; le ciel est comme solidifié par la densité des gris ; quant aux ombres et aux reflets, au lieu de dématérialiser les corps ils accroissent au contraire leur surface matérielle en acquérant la même présence qu’eux. Grâce au reflet le nu de « De l’autre côté de la fenêtre » (p. 30-31) apparaît de face, et les filets de pêche suspendus de « Méditerranée II » (p. 92) tirent leur remarquable poids visuel du dense réseau d’ombres qu’il font sur le sol.


Quand il saisit une scène, au lieu de glisser dans l’anecdote comme certains photographes humanistes, Simon la réduit à un jeu figural ce qui a pour effet de rabattre l’événement sur la matière. « Danseuses » (p. 33) s’intéresse à la « torsion hélicoïdales[27] » des mouvements, « Apesanteur » (p. 32) aux lois de l’attraction terrestre. De même, la séquence « À abattre ? » – « Décapités » (p. 130 et 131) n’introduit du récit que pour pointer le passage d’un état à un autre : l’animal vivant exposé à la foire se transforme en viande consommable au cliché suivant. Quant au contenu socioculturel des images, il reste à l’arrière-plan comme en témoignent les légendes, soit qu’elles désignent tautologiquement l’objet pour centrer notre attention sur lui (elles relaient le cadrage serré des photos), soit qu’elles indiquent, là encore, des états, à travers des actions accomplies (« empalé », « pendu », « roué », « homme endormi », « navire échoué », « rejeté par la mer »). « Femme poussant une bicyclette » (p. 22-23) est de ce point de vue exemplaire : vêtements noirs, murs en pierres sèches et terre battue suscitent notre désir de savoir quand et où l’image a été prise. Or la légende insiste sur l’effort de la « poussée » et le poids du vélo. Peu de studium donc, pour reprendre les termes de Barthes, contrairement aux aspects ethnographiques et sociologiques de la photographie humaniste des années 1950. Il n’est pas sûr d’ailleurs que la notion soit ici pertinente. On se souvient que La Chambre claire désigne par studium la part culturelle et verbalisable de l’image par opposition au punctum, détail insignifiant et poignant par la grâce duquel le réel parvient à traverser le tissu serré des codes. Or notre interprétant matériel participe des deux : à l’instar du studium il donne du sens à l’image puisqu’il en hiérarchise les composantes (tout s’organise ici autour de la « poussée ») mais dans le même temps à l’instar du punctum il exhibe un réel irréductible, ici le poids d’une bicyclette dans les mains d’une vieille femme. Les théories de l’indice révèlent ici leurs lacunes car en excluant l’esthétique photographique au nom d’une authenticité absolue de la trace temporelle, elles nous laissent démunis face aux travaux d’artistes. La force de Simon est d’ailleurs de faire du sens avec ce qui précisément le menace le plus, la matière. De là sans doute la part d’énigme qui se dégage de ces corps et de ces décors ramenés à leur état physique. L’énigmatique : ce qui fait sens sans délivrer de signification.


 Non seulement l’instant ouvre sur un réservoir de matière (il nous livre « l’image » de choses qui nous échappent ordinairement) mais la matière sert à penser le temps ; elle en est, là aussi, l’interprétant comme le montrent les passages où Simon identifie le temps à des objets. Dans L’Herbe il évoque par exemple ces « antiques constructions pélasgiques ou romaines, et qui semblent non pas avoir résisté au temps mais être en quelque sorte le temps lui-même[28] ». Dans une conception événementielle du temps, la ruine fait figure de reste : ce qui a « résisté » permet de mesurer l’écart entre deux temporalités disjointes. En revanche quand la matière est l’image du temps, l’accent est mis sur la continuité : en deçà des bouleversements de l’histoire, la ruine affiche une permanence atemporelle, comme la boue dans La Route des Flandres, genèse et fin de toute forme. Les séquences d’images de l’album insistent autant sur la permanence que sur le changement : dans « jeux » (p. 34) et « plus tard » (p. 35) le mur servant de décor compte autant que le passage des enfants à la vieille dame. La continuité triomphe d’ailleurs jusque dans l’évanescence des choses puisque à travers la succession de ces êtres émergent les motifs immémoriaux du vieillissement et de la marche vers la mort.


Quelle structure la matière offre-t-elle plus précisément à l’artiste pour « interpréter » le temps ? La dichotomie entre substrat et accidents, ou magma et événements, favorise une conception duelle de la temporalité opposant au flux labile du présent un fond permanent et indifférencié, là où une conception purement héraclitéenne n’en ferait qu’une coulée sans arrière-plan. Si Dieu au lieu de la matière servait d’interprétant universel à Simon, sa conception serait proche de celle de Claudel chez qui le même dualisme existe. Dans « Les Psaumes et la photographie » (1943) le poète explique qu’en fixant directement l’instant, sans l’écran d’une mise en œuvre plastique, la photographie touche à l’Éternité comme les psaumes, chantés à heure fixe, marquent sur la scène humaine les heures sacrées du Temps mystique. Dans la conception phonocentrique de Claudel le contact avec l’Éternité est assuré par la voix : la photographie, en touchant au temps divin, célèbre Dieu comme un chant religieux[29] ; grâce à elle « l’œil écoute » la parole divine épandue dans la nature[30]. Chez Simon en revanche il revient à l’empreinte matérielle d’établir le contact avec la permanence, qu’il s’agisse d’une empreinte photographique ou d’une autre nature : les processus de réification, fossilisation, cristallisation et incrustation marquent régulièrement la régression de l’accident dans le substrat et corrélativement de l’événement dans la permanence. Éloignées dans leurs présupposés, les deux conceptions sont structurellement proches. Toutes deux trouvent par ailleurs dans la photo une alliée pour relier la réalité humaine à un temps immémorial.


Ce dualisme temporel organise l’album en profondeur. À côté des portraits et des scènes animées, certains objets se donnent manifestement pour « le temps lui-même » : vieux bateaux, vieux murs, paysages bucoliques sont à lire temporellement. Les rapports entre la légende et l’image peuvent refléter ce dualisme à leur tour : « La Sainte famille » (p. 68-69) par exemple fait émerger l’immémorial derrière le présent en assimilant à l’enfance du Christ la vision d’un couple pauvre avec ses enfants dans les bras. La forte luminosité et le plan rapproché sur les corps, en soulignant l’effort physique des parents, renforcent l’atemporalité de l’image : le poids d’un enfant n’a pas d’histoire. La bicyclette posée contre le mur et l’appartenance probable des personnages au groupe des nomades photographiés par ailleurs font penser à quelque fuite en Égypte.


Le dualisme s’inscrit enfin à l’intérieur même des images grâce à un procédé récurrent, la fusion des plans. Un premier plan mobile ou vivant, procédant de l’instant présent, se confond avec un arrière-plan statique, symbole de permanence. On peut s’arrêter un moment sur cette technique qu’on retrouve dans les romans. Les facteurs favorisant la fusion des plans sont multiples à commencer par le cadrage : l’éloignement, le panoramique et la plongée intègrent par exemple les faucheurs d’« Été » (p. 110-111) dans l’ordre immémorial des travaux agraires. La fusion peut ensuite être obtenue par analogie entre les plans. Dans « Mademoiselle Prévert » (p. 140) la tête de femme ornant le mur du fond rappelle l’image de la fillette prise au premier plan tandis que le lierre dont celle-ci se pare rejoint, en débordant, la végétation du mur. Quand la fusion s’accroît, on aboutit à ce que Simon appelle lui-même dans La Route des Flandres la « transmutation des matières[31] » qui marque à la fois le passage d’un état dans un autre et la régression de l’objet dans l’indifférencié. Envahie par les herbes, motif simonien par excellence, la vieille 346 F-G abandonnée dans son champ subit un processus de végétalisation qui l’intègre à l’ordre naturel (p. 112). De même, dans « Rejeté par la mer » (p. 119) un déchet longiligne hérissé de tiges courbées emprunte aux vagues de l’arrière-plan leurs formes enroulées et leurs hérissements d’écume. On songe ici aux « cercles de tonneaux rouillés, à demi ensablés » et à la « pièce de bois gris[32] » de La Chevelure de Bérénice.


Les photos de graffitis, qui reviennent à plusieurs reprises, poussent à son terme le processus de fusion : image de l’immémorial, le mur qui les reçoit semble porter l’empreinte graphique des vivants. Si Marselle (p. 63) fait encore la distinction entre modèle et portrait, qu’il semble vouloir confronter, « Pisseur » (p. 52), « Homme en érection » (p. 53), « Enfant sautant à la corde » (p. 58) ou « Sorcière » (p. 60) désignent comme des êtres en chair et en os de simples dessins. La fusion avec le monde des vivants est d’ailleurs soulignée dans certaines séries : ainsi du motif de l’oiseau, d’abord présenté sous la forme d’un graffiti (Oiseau, p. 54) puis sous la forme d’une sculpture en bois (« Oiseau prenant son essor » p. 55), enfin comme un animal vivant dans « Femme et oiseau » (p. 56-57). Cette sorte d’homonymie visuelle qui consiste à attribuer le même nom (« oiseau ») à des réalités ontologiquement différentes met en évidence le continuum de la matière et du temps derrière la variété des incarnations, là où un artiste platonicien aurait au contraire cherché à dégager l’essence de l’oiseau à travers la multiplicité de ses manifestations[33]. Sur le plan visuel, la continuité est renforcée par le noir et blanc, dont on sait qu’il introduit un air de famille entre toutes les images.


 


Le réseau des images


Pourtant fixer l’instant ne suffit pas. Dans Histoire Simon accuse l’instantané de n’offrir au spectateur que des « coupes lamelliformes pratiquées à l’intérieur de la durée et où les personnages aplatis, enfermés dans des contours précis, sont pour ainsi dire artificiellement isolés de la série des attitudes qui précèdent et qui suivent […][34] ». Pour lutter contre cet isolement, l’album développe des liens entre les images comme le montre la série des oiseaux. À l’inverse, le roman pratique volontiers l’arrêt sur image à la façon d’un instantané ou d’une chronophotographie. Tout en développant des stratégies symétriques, textes et images échangent leurs procédures. Dans l’album le lien s’établit ou par association syntagmatique des clichés (ressemblances et différences règlent leur succession) ou par échos paradigmatiques entre chaque image et la totalité des photographies présentées. Sous la classe des « nus » par exemple plusieurs épreuves entrent en résonance sans se suivre nécessairement : femme nue, poupée nue, enfant nu, arbre nu (« Jambes »), de sorte que s’il y a du « photographique » dans les romans, l’album obéit à l’inverse à une véritable poétique visuelle.


Bien entendu tout album bien construit obéit à des règles très générales d’enchaînement visant à éviter l’ennui du spectateur : espaces ouverts et espaces fermés, images diurnes et images nocturnes, panoramiques et gros plans, sujets animés et sujets inanimés, images cadrées et images à bords perdus y alternent. L’ordre linéaire emprunte autant à la musique qu’à l’écriture. Question de rythme. Mais Simon va beaucoup plus loin. Dans la chaleur de la composition, les images comme les mots perdent une partie de leur identité pour entrer dans le grand jeu des analogies visuelles, fait de contiguïtés métonymiques et de rapports métaphoriques (fourche d’arbre et jambes féminines par exemple), de sorte que l’album n’est pas seulement le véhicule des images mais une scène imaginaire sur laquelle chaque cliché est à la fois le signe d’une réalité ayant existé et le maillon d’une chaîne le reliant à d’autres images, qu’il s’agisse des autres clichés de l’album mais aussi des images à lire de l’œuvre écrite et plus largement encore des images constitutives de l’histoire de la peinture ou de la photographie.


Pour s’en tenir à l’album, on se rend vite compte que la page de droite est souvent le commentaire de la page de gauche. Soit elle varie le point de vue sur l’objet : entre « Poupée » (p. 38) et « Autre poupée » (p. 39) l’angle de vue change ; soit elle en prélève une partie : « Clôture », (p. 95) agrandit un élément de « Habitation et pêcheur » (p. 96) ; soit une simple analogie visuelle s’établit entre les images : entre la végétation s’emparant de la « 346 FG » (p. 112) et celle de « Plante grimpante » (p. 113) par exemple. Comme dans les romans Simon explore toutes les structures du monde physique : la partie et le tout, l’envers et l’endroit, le vide et le plein, le dehors et le dedans, le devant et l’arrière, l’avant et l’après, le joint et le disjoint composent au fil des images et des textes une phénoménologie personnelle constamment ouverte à de nouvelles catégories. « Nomade I » (p. 72) présente de dos un groupe que « Nomade II » (p. 73) présente de face ; « Tramway » (p. 76) présente en gros plan avec des personnages ce que les roulottes d’ « Hommage à Van Gogh » (p. 77) nous font voir de loin et sans personne autour ; « Méditerranée II » (p. 92) présente en arrière-plan des barques dont « Méditerranée III » (p. 93) fait son sujet principal en montrant une coque en gros plan. « Navire échoué » (p. 116) montre du dehors une balustrade que « Sur le pont » (p. 117) nous montre depuis l’intérieur du bateau. « Sanctuaire » (p. 124) montre le porche d’une église à l’intérieur de laquelle « Miracles » (p. 125) et « Ex voto » (p. 126-127) paraissent nous conduire. « Marselle » (p. 63) tire la partie du tout en isolant un des enfants présents dans « Jeu » (p. 62). Même relation suggérée entre la joueuse de guitare de « Musique » (p. 75) et le groupe de « Nomade III » (p. 74). Parfois le lien se fait sur une simple ressemblance formelle : le déchet de « Rejeté par la mer » (p. 119) évoque par sa forme la coque désossée d’une des épaves de « Cimetière de bateaux » (p. 118) et l’enfant nu d’ « Enfant » (p. 65) évoque selon le même principe la nudité de « Femme à la toilette » (p. 64).


On trouve bien sûr les mêmes transitions visuelles entre les séries, de sorte qu’à l’instar des romans qui répugnent à interrompre l’enchaînement syntaxique des phrases l’album ne forme qu’un seul ensemble. Certaines images jouent clairement le rôle de relais entre deux séries même si l’analyse est ici plus aléatoire : le visage gravé sur le mur de « Gravure » (p. 84) rappelle le Christ de la série précédente (p. 81) tout en ouvrant sur la série suivante composée de motifs lapidaires (une succession de murs et de remparts). Le pré de « Nuage noir » (p. 106) semble prolonger celui de « Course de chevaux et dames en blanc » (p. 104-105) tout en inaugurant une série de paysages. « Passeur » (p. 115) reprend l’atmosphère crépusculaire de « Tombe d’un papillon » (p. 114) et prolonge l’idée de mort à travers le motif antique du Dieu psychopompe (passeur d’âmes) tout en inaugurant la série des bateaux échoués. Parfois un simple accessoire fait le lien : après « À abattre ? » (p. 130) et « Décapités » (p. 131) qui nous montrent des bœufs à la foire puis à la boucherie, le masque de cheval (?) de « Peintre et modèle » (p. 132-133) établit un lien improbable entre deux univers totalement antagonistes. Une approche psychanalytique de l’œuvre simonienne exploiterait ces proximités visuelles pour retrouver derrière tel motif photographié d’autres réalités fantasmatiques. En intitulant « jambes » (p. 120) une fourche d’arbre et « ventre et cuisse » (p. 121) la même fourche placée à l’envers, Simon indique lui-même, non sans ironie, que sur la scène de l’imaginaire un arbre est une partie du corps féminin et que toute image peut être la figuration condensée et déplacée d’un motif caché. La consubstantialité avec l’œuvre écrite s’établit ici à un niveau plus profond.


L’instant photographié est enfin désenclavé par les allusions nombreuses à l’histoire de la peinture (voir l’« hommage à Van Gogh » et l’« hommage à Piero della Francesca ») ainsi qu’à l’histoire de la photographie. L’album est une mémoire culturelle au même titre qu’un roman. Les rapprochements qu’on peut faire contiennent une part d’aléatoire en l’absence de confirmation de l’auteur mais l’artiste lui-même sait-il toujours quels schémas visuels ont conditionné la prise de vue ou la sélection des images ? Le bord de rivière de « Dimanche (1938) » (p. 36-37) par exemple évoque irrésistiblement le fameux « Dimanche sur les bords de la Marne. France.1938 » de H. Cartier-Bresson. Ce sont les mêmes dos un peu hommasses au premier plan avec la rivière au fond. Même si les enjeux sont très différents (plus figuraux chez Simon qu’ethnographiques), les photos d’enfant évoquent celles des photographes humanistes des années 1950 (Doisneau, Ronis, Boubat) dans la mesure où les photos de rue n’étaient pas très courantes à cette époque. La série des graffitis rappelle inévitablement ceux de Brassaï (pris à partir de 1932) dont elle partage le primitivisme, et le nu de « Peintre et modèle » (p. 132-133) l’univers de Man Ray en raison du rapprochement surréaliste entre le corps féminin et le masque du peintre. En revanche, le nu de « Femme à la toilette » est d’une facture très différente et ferait plutôt songer à un tableau impressionniste. Dans « Hiver » la forte opposition entre la neige et les maigres silhouettes errant dans la campagne rappelle l’univers durement contrasté de Mario Giacomelli ; quant aux troncs d’arbres en forme de jambes et de ventres, ils font songer à l’érotisme d’un Lucien Clergue. Enfin, les poupées de Simon prises en 1938 font rétrospectivement écho à la fameuse poupée de Hans Bellmer prise à la même époque (séries de 1932 et 1937), en raison de leur nudité et du titre (« Poupée », « Autre poupée »). Simplement, là où les mannequins ficelés de H. Bellmer associaient « Éros » à « Thanatos », les poupées de Simon, réduites à des jouets cassés prisonniers du plancher, semblent définitivement vaincues.


 


Pris isolément, les instantanés de Photographies appartiennent à une page de l’histoire de la photographie qui connut son âge d’or dans les années 1950 et de brillants prolongements dans les décennies suivantes : en excluant volontairement sa production en couleur, l’auteur s’inscrit explicitement dans la mouvance d’un Kertesz ou d’un Cartier-Bresson, même si son œuvre appelle, on vient de le voir, une approche très spécifique. En revanche, la savante composition de l’album d’une part, le jeu conceptuel avec les légendes d’autre part, s’apparente à un âge plus récent de l’histoire de la photographie qu’on peut rapprocher de la photographie plasticienne. Dans ces pratiques nées au cours des années soixante et devenues prépondérantes dans les années quatre-vingt, la réalité enregistrée n’est plus une donnée irréductible, détentrice d’une valeur absolue, mais un matériau à manier et, dans le cas de séries par exemple, une variable : la valeur du motif tient autant à ses potentialités plastiques et à leurs diverses actualisations d’une image à l’autre qu’à l’objet montré. Pourtant ce type de lien n’étant que latent dans l’album mieux vaut en réserver l’analyse aux romans. Les descriptions de cartes postales dans Histoire montrent bien que le paradigme photographique ne fonctionne plus, du moins sous sa forme classique ; les contenus de réalité offerts par les images sont manipulés et deviennent la matrice de développements imaginaires dont l’effet est de virtualiser le référent, non d’exalter l’inscription de son existence dans le temps comme le fait la photographie ordinaire. Paradoxalement, la prolifération du thème photographique dans les écrits prouve que le vrai modèle est ailleurs, y compris du côté de l’imagerie virtuelle dont le romancier anticipe par bien des aspects l’apparition[35]. Entre photographique et virtuel un autre champ de recherche se profile, portant sur d’autres objets et appelant d’autres outils d’analyse.


Philippe Ortel
(Université de Toulouse – Le Mirail )


 


Notes




  1. Fécondité (1899) est le premier roman des Quatre Évangiles. Quant aux photographies, elles n’ont été recueillies en album qu’au XXe siècle par François-Émile Zola et Massin (Denoël, 1979). []
  2. C. Simon, Photographies, préf. de Denis Roche, Maeght éditeur, 1992, « Photo-Cinéma ». []
  3. Dans le chapitre qu’elle consacre à l’album, Mireille Calle-Gruber évoque un trajet allant « de l’anonyme à l’intime ». Elle note notamment que les écrivains, en fin de parcours, sont les seuls êtres désignés par leur nom (« Un pas de plus (photobiographie) », Le Grand temps. Essai sur l’œuvre de Claude Simon, Villeneuve d’Ascq, Presses Universitaires du septentrion, 2004, ch. 2, p. 47-64). L’aspect autobiographique concerne cependant davantage la périphérie de l’album que son centre. Voir aussi Irene Albers, Photographische Momente bei Claude Simon, Würzburg, 2002. []
  4. C. Simon, La Route des Flandres, Minuit, 1960, p. 168. Le motif des nuages immobiles revient souvent. Pour les photos voir « Nuage noir » (p. 106) et « Après l’orage » (p. 107). []
  5. Voir « Course de chevaux et dames en blancs » (p. 104-105). Les héros de La Route des Flandres travaillaient dans un champ de course avant la guerre. []
  6. Dans une table ronde de 1975 réunissant, à propos de Proust, Serge Doubrovski, Roland Barthes, Gérard Genette, Jean Ricardou , Gilles Deleuze et Jean-Pierre Richard, ce dernier précise qu’il réserve le terme de « motif » à des objets circonscrits et la notion de « thème » à des « traits » susceptibles de se disséminer d’un objet à l’autre (la rousseur ou la verticalité chez Proust par exemple). La fin du passage s’applique particulièrement bien au statut de l’objet chez C. Simon : « Ce qu’il y a de thématique dans un objet c’est […] son aptitude à spontanément se diviser, à se distribuer abstraitement, catégoriellement, vers tous les autres objets de la fiction, de manière à établir avec eux un réseau de solidarités implicites […] » (« Table ronde sur Proust », dans G. Deleuze, Deux régimes de fous. Textes et entretiens 1975-1995, éd. par David Lapoujade, Minuit, 2003, p. 37). []
  7. Comme La Route des Flandres. []
  8. C. Simon utilise cette expression dans son texte (p. 9). []
  9. Ces précisions sont données par Simon à Denis Roche qui les rapporte dans son texte d’introduction à l’album (p. 9). []
  10. C. Simon, La Route des Flandres, Minuit, 1960, p. 46. []
  11. C. Simon, La Chevelure de Bérénice, Minuit, 1984, p. 8. []
  12. Les légendes déstabilisent le référent (« Bataille » par exemple tend vers la métaphore et l’hyperbole puisqu’il désigne le chahut de trois enfants pris dans la rue), comme le montre Anne-Lise Blanc à partir d’une analyse précise de quatre photos (« Empalé », « pendu », « roué » et « À abattre ? », p. 44 à 47) : « Quant au texte [des légendes], même lorsqu’il semble, comme ici, avoir une fonction de désignation et d’explicitation, il change les perspectives, déplace les signes et passe les bornes » (« Digression et point de fuite. Tours, détours et déplacements dans quelques romans de Claude Simon », Claude Simon. Allées et venues, actes du colloque international de Perpignan (14 et 15 mars 2003), études réunies par Jean-Yves Laurichesse. Cahiers de l’Université de Perpignan, n° 34-2004, Presses universitaires de Perpignan, p. 100). []
  13. Voir par exemple de Ph. Dubois, L’Acte photographique et autres essais, Nathan, Bruxelles-Labor, 1990 [1983]. []
  14. Je pense évidemment aux séries des Cathédrales et des Nymphéas de Monet, ainsi qu’à Un bal aux Folies-Bergère de Manet. []
  15. Contre une réduction de l’interprétant au code linguistique, Daniel Bougnoux montre de façon éclairante que le peintre pense picturalement et le danseur à travers l’image qu’il se fait de son corps. Autrement dit chaque médium devient l’interprétant à l’aide duquel l’artiste appréhende le monde (D. Bougnoux, Sciences de l’information et de la communication, Larousse, 1993, p. 95). Je déplace ici l’analyse vers la nature elle-même qui peut être à la fois objet du regard et outil d’organisation de la mimésis. []
  16. Didier Alexandre insiste particulièrement sur ce point dans Le Magma et l’horizon. Essai sur La Route des Flandres de Claude Simon, (Klincksieck, 1997) et notamment sur le rapport entre l’objet et le fond, sur lequel je reviendrai à propos du temps et de la « fusion des plans ». []
  17. C’est la définition technique de la photogénie. Un objet photogénique est un objet suffisamment lumineux pour être photographiable. De même est dite « photogénique » au XIXe siècle toute substance noircissant à la lumière. []
  18. Photographies, op. cit., p. 16. []
  19. Georges couché dans le fossé rêve de « réintégrer la paisible matière (matrice) originelle » (C. Simon, La Route des Flandres, Minuit, 1960, p. 230). []
  20. Bernard Vouilloux a mené une réflexion originale sur ce motif (dans Le Geste. Suivi de Le Geste ressassant », Bruxelles, La Lettre volée, 2001) et croise à cette occasion l’œuvre de Claude Simon (p. 64). []
  21. « La volupté, c’est l’étreinte d’un corps de mort par deux êtres vivants. Le « cadavre » dans ce cas, c’est le temps assassiné pour un temps et rendu consubstanciel au toucher ». (C. Simon, La Route des Flandres, Minuit, 1960, p. 239). []
  22. C. Simon, Discours de Stockholm, Minuit, 1986, p. 27-28. []
  23. Il s’agit d’un dialogue rapporté par Denis Roche (Photographies, op. cit., p. 7). []
  24. Ibid., p. 7. []
  25. C. Simon, L’Herbe, Minuit, 1958, p. 75. []
  26. Roland Barthes, La Chambre claire. Note sur la photographie, Cahiers du cinéma, Gallimard, Seuil, 1980, p. 180. []
  27. L’expression est de Simon qui l’emploie à propos d’une des danseuses dans son autre publication photographique, L’Album d’un amateur (1988). Citée par Denis Roche dans Photographies, op. cit., p. 8. []
  28. C. Simon, L’Herbe, op. cit., p. 85. []
  29. « On nous a donné le moyen d’arrêter le temps, de transformer le coulant, le passager, en un carré durable, portatif, quelque chose désormais et pour à jamais à notre disposition, le moment capté, une pièce à l’appui. Il ne s’agit plus d’une adaptation, il ne s’agit même plus d’un procès verbal, il s’agit de la déposition elle-même avec l’accent et le timbre même de la voix. Nous avons braqué sur la durée un œil qui l’a rendue durante » (P. Claudel, « Les psaumes et la photographie », L’œil écoute, Gallimard-Folio essais, 1946, p. 191). « Adaptation » vise la peinture, qui fait écran par rapport au Temps capté contrairement à la photographie, ici assimilée au psaume. []
  30. « Ces élocutions bruyantes nous sommes invités à les écouter, c’est-à-dire à les regarder, puisque la nature, cette ignorante, cette sourde-muette, elle n’est capable de s’exprimer que par signes et gestes. Et voici justement à notre disposition l’appareil approprié » (Ibid., p. 192-193). []
  31. Georges tapis dans la boue constate « une lente transmutation de la matière dont il était fait en train de se produire à partir de son bras replié […] » (C. Simon, La Route des Flandres, op. cit., p. 228). []
  32. C. Simon, La Chevelure de Bérénice, op. cit., p. 8. []
  33. La série des chevaux fonctionne de la même façon, d’où le retour des graffitis (montrant des chevaux). []
  34. C. Simon, Histoire. Minuit, 1967, p. 269. []
  35. La manipulation des contenus de réalité est particulièrement spectaculaire dans Leçon de choses (1975). J’ai tenté de montrer la différence entre modèle apparent et modèle agissant (inconscient ou latent) dans La Littérature à l’ère de la photographie, Nîmes, Jacqueline Chambon, 2003. []