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HAN, Ji-Yoon, « La Poupée de Bellmer : variations éditoriales sur le montage d’une série photographique »


Actes du colloque « Photolittérature, littératie visuelle et nouvelles textualités », sous la dir. de  P. Edwards ; V. Lavoie ; J-P. Montier ;  NYU, Paris, 26-27 octobre 2012.


* La majorité des images pour des questions de droit sont accessibles sous forme d’hyperlien. Pour les images insérées la reproduction est strictement interdite.


Résumé : Cet article propose de mettre en évidence les effets d’animation de la Poupée de Hans Bellmer, à partir de l’analyse des dispositifs photolittéraires qui en ont marqué la genèse et l’élaboration dans les années 1930. 


*Je remercie Adam Boxer et son équipe de la Ubu Gallery (New York) pour leur aide généreuse et leur expertise sur Bellmer. Merci également au Centre Canadien d’Architecture (Montréal) pour les images gracieusement fournies.


mots-clés :  surréalisme, poupée, montage, variation


Pour citer cet article : HAN, Ji-Yoon, « La Poupée de Bellmer : variations éditoriales sur le montage d’une série photographique », actes du colloque « Photolittérature, littératie visuelle et nouvelles textualités », NYU, Paris, 26 & 27 octobre 2012, publié sur Phlit le 12/07/2013. url : http://phlit.org/press/?p=2159





La Poupée de Bellmer : variations éditoriales sur le montage d’une série photographique


 


Que peut-on dire aujourd’hui de la Poupée de Hans Bellmer ? Qu’ajouter à la masse imposante des études qui ont commenté les dimensions esthétique, politique et psychographique, d’une œuvre si intimement – si obsessionnellement –  liée à la vie de l’artiste ? L’approche photolittéraire invite à prendre quelque recul par rapport aux enjeux biographiques, et à se pencher de manière plus précise sur les supports matériels qui ont permis à Bellmer de donner non seulement forme à la Poupée, mais la forme d’une hantise. Ce nom générique, Poupée, couvre une période de création et une prolifération intermédiale qui semblent échapper à toute prise, mêlant sculpture, dessin, photographie, poésie, livre, objet, carte postale, sur près de quarante ans. Toutefois, son élaboration, entre 1934 et 1939, fut marquée par le déploiement d’une série de dispositifs photolittéraires, à savoir un rapport singulier entre la photographie, le texte et le support imprimé ou relié, dont le présent article vise à mettre en évidence les effets d’animation. Ce faisant, il s’agira non pas de vider la Poupée de son inquiétante étrangeté, mais d’ancrer celle-ci dans les modalités de la présence de l’image photographique, plutôt que dans ce qu’elle représente.


Qu’est-ce qu’un dessinateur aussi accompli que Bellmer pouvait bien espérer de la photographie, et plus exactement du livre de photographies, alors même que ses talents graphiques se limiteront, pour ce qui est du livre, à l’illustration des textes des autres[1] ? Un premier élément de réponse se trouve, dès les années vingt, dans la formation même de l’artiste, alors que celui-ci commence à travailler dans l’édition grâce à George Grosz et aux frères Herzfeld. Le livre, la photographie et le montage, sont d’emblée étroitement liés dans sa pratique de maquettiste, de même que les thématiques du corps morcelé et de l’enfance qui deviendront centrales dans son œuvre : sur la couverture de Jack der Aufschlitzer de Paul Althaus (Elena Gottschalk Verlag, 1924) s’amoncellent ainsi des fragments photographiques de nus féminins, sans pieds ni tête, cousus ensemble, dirait-on, par l’encre rouge du titre tracé comme au fil d’un couteau, tandis que Glückliche Jugend d’Ewald Welzel (Brehm Verlag, 1932) présente, sur un fond de cahier d’école, le portrait d’une petite fille au tablier hachuré de rose et au sourire équivoque, sous un titre, rose lui aussi, imprimé en lettres gothiques.


Très vite cependant, la photographie s’émancipe de la fonction de gagne-pain pour devenir le médium d’une obsession : à partir d’un premier mannequin, bricolé au papier mâché, à l’étoupe et à la colle à bois, et surtout d’un second modèle plus flexible et manipulable, Bellmer réalise entre 1934 et 1939 plus d’une centaine de clichés sur le thème de la Poupée. L’appareil photographique lui permet tout à la fois de documenter une construction (laquelle sera toujours déjà une mise en pièces), de déclencher des mises en scène variées (suspension à un arbre, affalement au pied d’un mur, déhanchement dans un buffet à vaisselle ou contorsion sur une nappe à carreaux), et enfin, de multiplier à l’envi les montages et les démontages anatomiques de la Poupée, conférant à celle-ci une étrange vie, traduite et disséminée dans un ensemble de livres, maquettes, et revues.


 


Variation 1 : un projet anachronique (Die Puppe, 1934)


À première vue, la Poupée a peu en commun avec la production photolittéraire de son temps. La minuscule plaquette Die Puppe (12,2 x 10,8 cm), qui paraît à Karlsruhe en octobre 1934, à compte d’auteur, présente une prose poétique de Bellmer imprimée sur un fin papier rose, « Erinnerungen zum Thema Puppe », souvenirs au sujet de la Poupée, lesquels souvenirs empreints de fantasmes contrastent avec une suite de dix photographies originales collées sur papier cartonné, sans autre légende qu’un titre – « Die Entstehung der Puppe », naissance de la Poupée. D’emblée, l’image échappe à l’illustration, fait même concurrence au texte pour créer un montage oxymorique, entre la nostalgie écrite pour une forme perdue, rêvée, et l’émergence photographique d’une forme nouvelle, concrète. Mais la présentation matérielle de l’ouvrage frappe surtout par sa recherche de la désuétude. Stephen Prokopoff et Maarten van de Guchte remarquent ainsi que :


« Bellmer a publié ses photos dans des éditions limitées, dans de petits volumes ressemblant aux livres de prière. Ces livres correspondent à une esthétique bibliophilique et prolongent la tradition médiévale du livre d’heures, réalisé avec un soin et un goût tout particuliers. Le format, aisément dissimulable et attirant, fait écho au caractère clandestin de la création de la Poupée. »[2] 


Le format, l’édition limitée à quelques dizaines d’exemplaires, l’usage de tirages photographiques commerciaux dont le format standard (environ 8,5 x 6 cm) miniaturise l’image, enfin, la lourde matérialité de la poupée, aux antipodes des mannequins de vitrine qui à la même époque fascinent les photographes de la Nouvelle Objectivité — tout dans Die Puppe refuse l’actuel : aussi bien la modernité littéraire du livre illustré de photographies (pensez à Nadja d’André Breton), que celle de l’album photographique, lequel utilise de préférence le grand format et l’impression luxueuse à l’héliogravure (voir par exemple, Die Welt ist schön de Renger-Patzsch, ou Paris de nuit de Brassaï)[3]. La Poupée est justement conçue à un moment où l’artiste affirme : « À titre de refus contre le fascisme allemand et la perspective de la guerre : cessation de toute activité socialement ″utile″. Début de construction des ″filles artificielles″[4]. » L’anachronisme éditorial apparaît donc comme un choix délibéré de placer la Poupée hors-circuit, d’en faire un objet sans usage, intempestif.


Pourtant l’élément structurant de l’ouvrage, la série photographique, inscrit clairement Die Puppe dans son époque. L’entre-deux-guerres se caractérise en effet par une inflation de la disponibilité de l’image photographique, grâce à l’apparition des petits appareils portatifs et à la baisse des coûts des tirages. De nouvelles pratiques voient le jour, telles que le photo-reportage au tournant des années vingt et trente, qui se permettent de dépenser la pellicule, de multiplier les images sur un même sujet, et de les mettre en séquence – en série[5]. Bellmer emploiera lui-même le terme de « reportage[6] » pour désigner les maquettes de ses projets d’édition de la Poupée, mettant l’accent sur la séquence des images et leur mise en récit. « La photographie, suggère Alain Sayag, n’est-elle pas pour [Bellmer] une manière d’introduire dans son œuvre une narrativité qui manque à la feuille dessinée ? Et cette narration n’aurait de sens que parce qu’elle se fait le support d’une fiction : à travers la succession des photographies l’enchaînement narratif est en effet clairement perceptible[7]. » Loin du récit suivi d’une construction, l’enchaînement des dix photographies de Die Puppe propose un parcours pour le moins retors : si les premières images laissent croire à une progression linéaire, du squelette de la Poupée à l’ajout de lambeaux de chair – buste, jambe, visage – jusqu’à l’apparition d’une première « silhouette », les suivantes déjettent la Poupée en un amas de membra disjecta, l’assemblent à nouveau pour lui donner l’allure d’une aguicheuse, minaudant à coups de dentelle ou de rose artificielle – la font retomber en morceaux. Sans but ni fin, sans utilité ni raison, les mésaventures de la Poupée – les « jeux », dira plus tard Bellmer – s’adonnent entièrement aux impulsions du désir.


 


Variation 2 : d’un imaginaire-cinéma en revue (Minotaure no. 6, 1934)


Dès la fin 1934, deux mois après la parution très confidentielle de Die Puppe, le « récit » visuel de la Poupée se libère franchement de tout préambule discursif. Les surréalistes parisiens font publier une double page de photographies dans la luxueuse revue Minotaure, sous le titre « Poupée. Hans Bellmer. Variations sur le montage d’une mineure articulée » (Minotaure no. 6, décembre 1934, p. 30-31). On y retrouve les dix photographies de Die Puppe, augmentées de huit autres réalisées dans le même esprit et, selon toute vraisemblance, dans les mêmes circonstances (fond brodé, drap de lit rayé, mur couvert de dessins préparatoires). Malgré un titre particulièrement éloquent, l’absence de tout commentaire est une exception notable dans cette revue, qui permet de déployer les vignettes photographiques comme un jeu de cartes. La maquette en miroir établit visuellement l’unité de la double page et, à la différence de Die Puppe, offre une vue simultanée de la série, sans imposer d’ordre – aussi déréglé soit-il. Le regard peut librement circuler d’une image à l’autre, d’une « variation » à l’autre, élaborer son propre « montage » séquentiel, le défaire, et recommencer le manège.


La mise en page de Minotaure rappelle par ailleurs la façon dont les revues commencent, à la fin des années vingt, à publier des séries de photogrammes pour rendre compte du cinéma dans leurs pages ou pour produire un effet-cinéma[8]. Michel Frizot a récemment montré qu’autour de 1930, un « imaginaire-cinéma » s’empare de la photographie, qui se fonde notamment sur l’impossibilité de discerner la photographie du photogramme de cinéma dans l’image imprimée[9]. Ce brouillage médial travaille les « variations sur le montage d’une mineure articulée » : la présentation simultanée des images invite à une accélération du regard qui parcourt la double page, recrée l’illusion de continuité de la pellicule filmique, et anime de ce fait la Poupée. De cette animation participe également le maintien du lecteur dans l’incertitude quant à l’identité de la Poupée : est-ce une sculpture ? une série de photographies ? les photogrammes d’un film ? un « montage » — mais de quoi ? et qu’est-ce qu’une « mineure articulée » ? qui est « Poupée » ?


 


Variation 3, ad libitum : Poupée-fantôme (ca. 1936)


À l’automne 1935, Bellmer achève un second modèle de la Poupée, plus « plastique » que la première construction, grâce à des billes de bois permettant, selon le principe de la jointure de boules, de monter et de démonter toutes les parties du corps, dans une combinatoire infinie : boule de ventre, collections de jambes, de bustes, de bassins, protubérances en tous genres, prolifération de seins, tête et main uniques. L’objet, plus soigné que le premier, est peint en rose, de manière à donner l’impression d’une peau lisse. Une vague de photographies vient documenter, et alimenter, ces nouvelles variations et désarticulations de la Poupée, que Bellmer assemble dans des livres uniques offerts à des amis proches, entre la fin 1935 et le début 1937 : La Poupée, Seconde Partie (adressé à Paul Éluard le 21 décembre 1935, 12 photographies en noir et blanc), Sans titre (adressé à Henri Parisot le 10 janvier 1936, 18 photographies en noir et blanc), le recueil « Poupée » (adressé à Paul Éluard en décembre 1936, 11 photographies dont 8 coloriées à la main), et enfin, La Poupée 2. Préparatifs aux « Jeux de la Poupée », deux maquettes que Georges Hugnet transforme en livres-objets, le premier comptant 14 photographies dont 8 coloriées, et le second, que Bellmer dédicace à Georges Hugnet, 23 photographies dont 15 coloriées[10]. Les textes et les notices sont encore une fois écartés, et ces maquettes présentent juste des photographies, de format carré (5,5 x 5,5 cm), soigneusement collées sur les rectos des pages. S’il est impossible de considérer ces exemplaires uniques en termes de diffusion de l’image, encore qu’ils aient circulé au sein du groupe surréaliste, s’attirant les commentaires enthousiastes de Breton et d’Éluard, ils témoignent toutefois de la dépense de la séquence photographique, et de l’objet « photo ».


Hugnet donne chair au livre La Poupée 2 – une chair épaisse de cuir noir, incrustée de deux vitres-reliquaires où s’exhibent des agrafes de jarretelles, suspendues entre froufrou de dentellle et bas noir, à même la peau nue d’une feuille de papier vierge. Mais comme l’écrit Benjamin Péret dans un numéro de la revue Minotaure publié la même année, le livre-objet entraîne paradoxalement un effet de dématérialisation : « Les reliures de Georges Hugnet – qui sont plutôt des constructions fantômatiques [sic] autour des livres – les préparent et les fardent pour le plus grand bal de leur vie. Ainsi, dit-il, ″le livre remplit son objet″. Il le remplit jusqu’à ce qu’il en éclate, […]. Rien ne s’oppose plus à ce que le livre, faisant la roue, entraîne dans son sillage les mille mouettes du désir approchant de son île d’élection[11]. » En livrant comme une relique ces fragments de lingerie que l’on imagine tout droit sortis d’une des photos, Hugnet ouvre la possibilité d’un contact réel – au sens tactile, de la caresse – avec la Poupée, hors du monde fictif du livre ; en même temps, cette mise en scène spectaculaire fait « éclater » le livre, libère celui-ci de l’objet pour l’animer, en lui insufflant un effluve de désir. La Poupée 2 cristallise ainsi une hantise de la Poupée : en parant celle-ci pour « le plus grand bal  de [sa] vie », Hugnet lui confère la substance d’un fantôme, mieux : d’un fantasme, c’est-à-dire, selon l’acception psychanalytique, un « scénario imaginaire[12] », une image animée, que Bellmer traduit en photographie, livre, et montage séquentiel.


« Chaque photogramme de La Poupée, écrit Agnès de La Beaumelle, peut être considéré comme un tableau vivant où membres, décor familier (chambre, cuisine, forêt), mobilier quotidien (table, divan, lit) et objets, tour à tour anodins, précieux ou inquiétants (cruche, corde, sucrerie, outil) entrent en jeu ; tous s’″étrangent″ encore aux lumières spectrales, inquiétantes (comme dans un film de Fritz Lang ou de Pabst) qui les effleurent et, bientôt, aux couleurs artificielles (les fluorescences rose, vert, jaune, bleu du spectre) qui les stigmatisent par coulées ou par spots. La ″séquence″ est là […]. »[13]


 


Variation 4 : au regard de la Poupée (mai-juin 1936)


Parallèlement à ces objets confidentiels, les photographies de la Poupée circulent, et s’hybrident au contact de nouvelles images. Depuis la parution des « variations sur le montage d’une mineure articulée », Bellmer en présente dans les nombreuses expositions internationales organisées par les surréalistes, de Tenerife à Tokyo en passant par Londres et Paris[14], de même que dans des revues d’art. En mai 1936, Cahiers d’Art consacre un numéro spécial à l’objet, soulignant l’exposition surréaliste d’objets présentée le même mois à la Galerie Charles Ratton (Cahiers d’Art, no. 1-2, mai 1936). Deux photographies de la Poupée y sont publiées : un torse de boules, simplement légendé « Hans Bellmer. Poupée » (p. 34), et une reproduction en noir et blanc de la Poupée, enroulée à la rampe d’un escalier, le genou de son unijambe ceint d’une ficelle, le visage à demi masqué dans l’ombre – d’où perce toutefois un regard pénétrant et provocateur, comme s’il guettait le lecteur (p. 66). Cette seconde photographie est accompagnée d’une courte citation du texte des « Erinnerungen », extraite de la transposition française de Die Puppe, publiée en juin de la même année[15]. Les proportions de l’image, pour une fois reproduite en grand format, relèguent presque le texte à un statut de légende, ou de notice explicative. Mais surtout, il s’agit de la dernière page du volume, avant les compte-rendus de livres. La dernière image d’une longue série d’illustrations – d’objets mathématiques, naturels, trouvés, d’objets irrationnels et d’objets ethnographiques. Le dernier regard d’une Poupée qui n’est pas identifiée, sauf par la signature de Bellmer, mais dont on reconnaît immédiatement le torse de boules, aperçu plus tôt dans les pages de la revue, lequel torse semblait lui-même avoir émergé des formes gibbeuses d’un « calcite englobant du sable quartzeux » (p. 28).


Cahiers d’art, Paris : Christian Zervos, mai 1936 (11e année), no. 1-2, pp. 28  Cahiers d’art, Paris : Christian Zervos, mai 1936 (11e année), no. 1-2, pp. 28 Cahiers d’art, Paris : Christian Zervos, mai 1936 (11e année), no. 1-2, pp. 28

Cahiers d’art, Paris : Christian Zervos© ,mai 1936 (11e année), no. 1-2, pp. 28, 34 et 66.
Courtoisie Collection Centre Canadien d’Architecture/Canadian Centre for Architecture, Montréal

 


La livraison de Minotaure du mois suivant (no. 8, juin 1936) reproduit également deux photos du torse de la Poupée, cette fois insérées parmi les illustrations d’un article sur la peinture surréaliste[16]. Les images jumelles ont été prises dans le même décor, au sol devant les moulures rectilignes d’une porte, comme si la Poupée dans ses rondeurs s’était échappée d’un cadre. Le torse y est photographié de face et de dos, produisant ainsi une sorte de jeu optique, un effet de mouvement déhanché, tandis que sur la même page est reproduit le tableau de Magritte La lumière des coïncidences (1933), où un tableau mis en abyme représente le simulacre d’un buste en marbre singulièrement réaliste (avec tous les plis du ventre, l’aréole des seins, le creux de la gorge). De même que les pages de Cahiers d’Art avaient travesti l’identité photographique de la Poupée sous les apparences de « l’objet », le voisinage visuel orchestré dans la page de Minotaure brouille les distinctions entre peinture, sculpture et photographie, entre simulacre et réalité, avec pour conséquence d’animer les trois bustes, d’en redoubler la torsion et la danse.


Le médium de la revue d’art s’enrichit, dans l’entre-deux-guerres, de nombreuses reproductions photographiques d’œuvres, notamment grâce aux progrès de l’impression de l’image, et ce, bien que le procédé demeure coûteux[17] : les photographies de la Poupée s’insèrent donc dans un flux d’images, au contact desquelles elles s’hybrident et s’indéterminent. La confusion médiale ainsi produite est d’autant plus forte que Bellmer utilise la photographie comme un photomonteur sa matière première, sans souci apparent du métier du photographe – à la différence par exemple de Man Ray et Brassaï, qui déploient leur art de la lumière (ou de la scène nocturne pour Brassaï) dans les mêmes pages de Minotaure, mais également de Raoul Ubac, dont les brûlages et fossilisations en font un véritable plasticien de la photographie. Le jeu sur l’identité de la Poupée en renforce l’inquiétante étrangeté et la part spectrale — entre poupée désarticulée, tableau vivant, image animée, image à l’arrêt.


 


Variation 5 : la Poupée illustrée (Les Jeux de la Poupée, 1939/1949)


Le livre Les Jeux de la Poupée, en préparation depuis les maquettes de 1936, est prêt dès 1939 : en juin, la revue Messages en annonce la parution prochaine dans un hors-texte sur papier bleu glacé, avec 14 poèmes de Paul Éluard et 2 photographies de Bellmer sous le titre « Jeux vagues. La Poupée » (Messages. Métaphysique et Poésie, t.1, no. 2, juin 1939). Une petite note mentionne : « Pour illustrer quatorze photographies de Hans Bellmer à paraître aux éditions Cahiers d’Art. » La série photographique renoue avec le texte poétique, mais elle ne lui fait plus seulement concurrence comme dans Die Puppe. Elle renverse la hiérarchie traditionnelle des rapports texte/image pour faire des poèmes d’Éluard des « illustrations » (ce qu’elle-même n’a jamais été), si bien que l’annonce publiée dans Messages à la manière des « bonnes feuilles » d’un livre à paraître reproduit l’intégralité des poèmes, et ne livre qu’un extrait du corps véritable de l’ouvrage – deux photographies sur les quatorze, en noir et blanc qui plus est, alors que Bellmer colorise désormais à la main la plus grande partie de ses photographies.


Ce sont finalement les Éditions Premières qui publieront Les Jeux de la Poupée. Illustrés de textes par Paul Éluard en novembre 1949. Le tirage est encore une fois limité, quoique beaucoup moins confidentiel que les publications précédentes (142 exemplaires). L’ensemble est précédé d’une préface de Bellmer, « Notes au sujet de la jointure à boule », dont le texte allemand est traduit avec la collaboration de Georges Hugnet. Quinze photographies originales (14 x 14 cm), toutes coloriées à la main, sont collées à emplacement fixe sur les rectos des pages, comme dans les maquettes de 1936. La Poupée y manifeste ses incessantes métamorphoses : prolifération de boules bleuâtres épousant un cerceau, jambes hérissées dans un buisson la nuit ou en paquet moucheté de rouge suspendu à un cintre. Les poèmes d’Éluard, très brefs, sont reproduits à la lisière des images, comme des légendes, incises, scolies – ou encore, les intertitres d’un film muet, colorisé, dont les photogrammes s’enchaîneraient sur l’écran de la page. Comme souvent dans la praxis surréaliste des livres, Bellmer truffe la plupart des exemplaires — greffe de dessins, d’eau-fortes, de photographies, qui font eux aussi « faire la roue » au livre[18]. Dernier tour d’écrou d’une contamination intermédiale qui semble désormais assumée, Les Jeux de la Poupée marquent l’aboutissement d’une élaboration saccadée, et même convulsive, d’un montage toujours remis en jeu.


Les dispositifs photolittéraires constituent dans les années trente les principaux moyens de la diffusion de la Poupée. Bien que cette diffusion demeure limitée à un cercle très restreint, essentiellement composé d’amis surréalistes, la mise en circulation des images est d’autant plus efficace que tous sont lecteurs des revues Minotaure et Cahiers d’Art, tous reçoivent des livres, et souvent même des tirages photographiques de la Poupée en grand format, à commencer par Paul et Nusch Éluard, mais aussi, entre autres, Henri Parisot, Georges Hugnet, Yves Tanguy, André Breton, Robert Valançay, Lizica Codreano. L’imprimé semble ainsi avoir offert à Bellmer la possibilité d’une multiplication de rapports photolittéraires, qui animent la Poupée, entre texte et photographie bien sûr, mais surtout, entre la série photographique et un montage feuilleté, dans la succession des pages, ou encore, au contact d’autres images.


Ces rapports photolittéraires sont fondés sur une modernité qui, si elle n’est pas revendiquée, n’en informe pas moins le milieu médial où a pu apparaître la Poupée : la série photographique, le reportage, l’imaginaire-cinéma, où l’accumulation prime sur l’image individuelle, où la plasticité de la composition laisse place à la migration et à la dissémination d’un flux d’images. L’imprimé devient dès lors un médium de la traduction au sens de Bruno Latour[19], c’est-à-dire un lieu d’hybridation de l’image, un lieu où se joue une indécidabilité fondatrice de l’identité de la Poupée, et par là, une animation de l’ordre du fantôme et du fantasme, qui semble également échapper à la « maîtrise » de l’artiste — dans le temps, non pas linéaire, mais anachronique, du rêve et du désir.


À la question : qu’est-ce qu’un artiste dessinateur aussi accompli que Bellmer pouvait bien espérer du livre de photographies ?, il faut donc répondre : la forme d’une hantise, une dépense d’images que l’on peut faire défiler comme un diaporama, à l’instar du panorama que Bellmer avait projeté d’installer dans le ventre de la première Poupée — une forme-manège, une forme-carrousel, comme un projecteur de diapositives, qui convient tout particulièrement au temps cyclique de l’obsession et de la revenance. Les dispositifs du livre et de la revue ont offert une machine de vision, grâce à laquelle l’image de la Poupée, page après page, s’imprime dans l’œil, et se propage pour habiter cet espace d’images que Walter Benjamin a nommé « inconscient optique ».



La Poupée : une forme-manège (montage : Ji-Yoon Han, le schéma et les photographies originales de Bellmer, protégés par le droit d’auteur, ont été employés ici en accord avec le principe de l’utilisation équitable.)


 


Ji-Yoon Han
doctorante en histoire de l’art
Université de Montréal


 


Notes




  1. Je renvoie pour quelques exemples à PRASSINOS, Gisèle (1935). Une demande en mariage, Paris : G.L.M. (frontispice) ; idem (1936). Quand le bruit travaille, Paris : G.L.M. (1 photographie contrecollée d’après un dessin original) ; HUGNET, Georges (1939). Œillades ciselées en branche, Paris : Jeanne Bucher (25 dessins reproduits en héliogravure) ; BATAILLE, Georges (1947). Histoire de l’œil, s.é. [K éditeur] (6 gravures) ; idem (1965). Madame Edwarda, Paris : Georges Visat (12 gravures) ; ARAGON, Louis (1952). Le Con d’Irène, Paris : Jean-Jacques Pauvert (frontispice) ; KLEIST, Heinrich von (1969). Les Marionnettes, Paris : Georges Visat (11 gravures). []
  2. PROKOPOFF, Stephen, Maarten van, GUCHTE (1991). Hans Bellmer Photographs, catalogue d’exposition, Krannert Art Museum, University of Illinois at Urbana Champaign, p. 16 [ma traduction]. []
  3. BRETON, André (1928). Nadja, Paris : N.R.F. ; RENGER-PATZSCH, Albert (1928). Die Welt ist schön : einhundert photographische Aufnahmen, München : Einhorn ; BRASSAÏ (1933). Paris de nuit : 60 photos inédites, Paris : A.M.G. Die Puppe se rapprocherait plutôt des Champs délicieux de Man Ray, parus en 1922 avec une préface de Tristan Tzara : la confection y était manuelle, le tirage, limité à 40 exemplaires, et les photographies originales des douze rayographies, collés sur les planches. []
  4. Cité dans DOURTHE, Pierre (1999). Bellmer, le principe de perversion, Paris : Jean-Pierre Faur éditeur, p. 30. []
  5. Cf. Olivier LUGON (1994). « ″Photo-inflation″. La profusion des images dans la photographie allemande, 1925-1945 », Cahiers du Musée National d’Art Moderne, no. 49, automne ; idem (1997), « La séquence, la série : Andreas Feininger, Anonyme », La Photographie en Allemagne, anthologie de textes (1919-1939), Nîmes : Jacqueline Chambon, p. 273-281. []
  6. Cf. BEAUMELLE, Agnès de la (2006). Hans Bellmer. Anatomie du désir, catalogue d’exposition, Paris : Gallimard/Centre Pompidou, p. 223-224. []
  7. SAYAG, Alain (2006). « Bellmer, pourquoi la photographie ? », dans Agnès de la Beaumelle, catalogue cité, p. 21 [je souligne]. []
  8. Je renvoie par exemple à la double page de photogrammes illustrant le compte-rendu du film La Ligne générale d’Eisenstein par Georges-Henri Rivière, dans Documents (IIe année, no. 4, 1930, p. 218-219), ou encore, pour un exemple empreint d’un « imaginaire-cinéma », à la double page accompagnant l’article « Danses-Horizons » de Man Ray (Minotaure, no. 5, été 1934, p. 28-29). []
  9. FRIZOT, Michel (2010). « D’un imaginaire-cinéma dans la photographie (1928-1930) », dans Laurent Guido et Olivier Lugon (dir.), Fixe/Cinéma. Croisements de la photographie et du cinéma au XXe siècle, Lausanne : L’Âge d’homme, p. 203-224. []
  10. Je précise ici que la liste fournie n’est pas exhaustive. Pour les références, je renvoie aux notices de BEAUMELLE, Agnès de la (2006). catalogue cité, et de (2005). Catalogue de vente Christie’s, Bibliothèque Daniel Filipacchi : Hans Bellmer, Paris : Christie’s. []
  11. Minotaure, no. 10, hiver 1937 [je souligne]. []
  12. LAPLANCHE, Jean, J.-B., PONTALIS (1971). Vocabulaire de la psychanalyse, Paris : Presses Universitaires de France, coll. « Bibliothèque de psychanalyse », article « fantasme ». []
  13. BEAUMELLE, Agnès de la (2006), catalogue cité, p. 27. []
  14. Il est remarquable que dans ces années d’élaboration de la Poupée, Bellmer n’ait jamais exposé l’objet Poupée comme tel, mais toujours des photographies (et toujours plus d’une), des dessins ou de petits objets « dérivés », comme par exemple la Jointure à boules, La Poupée (1935-1936). Les effets d’hybridation de la Poupée dans les accrochages des expositions surréalistes n’entrent pas dans le cadre du présent article. []
  15. BELLMER, Hans (1936). La Poupée, traduction de l’allemand par Robert Valançay, Paris : G.L.M. []
  16. TÉRIADE (1936), « La Peinture surréaliste », Minotaure, no. 8, juin, p. 5 sq. []
  17. Sur les revues d’art de la première moitié du XXe siècle, cf. CHÈVREFILS-DESBIOLLES, Yves (1993). Les revues d’art à Paris, 1905-1940, Paris : Ent’revues, Distribution Distique. []
  18. Sur les pratiques bibliophiles des surréalistes, cf. GILLE, Vincent (2001). «  Books of Love, Love Books », dans Jennifer Mundy (dir.), Surrealism : Desire Unbound, catalogue d’exposition, Princeton, N.J. : Princeton University Press, p. 125-135. []
  19. LATOUR Bruno (1991). Nous n’avons jamais été modernes : essai d’anthropologie symétrique, Paris : La Découverte. []