Début de page

L'accès au service que vous demandez nécessite d'être authentifié. L'authentification sera conservée jusqu'à demande de déconnexion de votre part, via le bouton "se déconnecter".

Alias oublié ? Mot de passe oublié ?

Si vous n'avez pas d'alias, vous pouvez créer votre compte.

CÔME, Martin, « Usage thématique de la photographie dans Extremely Loud & Incredibly Close de Jonathan Safran Foer »


Actes du colloque « Photolittérature, littératie visuelle et nouvelles textualités », sous la dir. de  P. Edwards ; V. Lavoie ; J-P. Montier ;  NYU, Paris, 26-27 octobre 2012.


*Les images pour des questions de droit sont accessibles en hyperliens.


Résumé :  Cet article, portant sur le livre de l’américain Jonathan Safran Foer Extremely Loud & Incredibly Close (2005), aborde l’analyse des photographies présentes dans le roman sous l’angle de leur aspect thématique. En plus de nous pencher sur le rôle narratif qu’elles partagent avec le texte, nous abordons la question de leur répétition, dans ce qu’elle peut avoir de commun avec le contexte socio-historique du récit.


mots-clés : États-Unis, New York, 11 septembre, répétition, folioscope, polysémie, paratexte


Pour citer cet article : CÔME, Martin, « Usage thématique de la photographie dans Extremely Loud & Incredibly Close de Jonathan Safran Foer », actes du colloque « Photolittérature, littératie visuelle et nouvelles textualités », NYU, Paris, 26 & 27 octobre 2012, publié sur Phlit le 10/07/2013. 
url : http://phlit.org/press/?p=2131





Usage thématique de la photographie dans Extremely Loud & Incredibly Close
de Jonathan Safran Foer


Extremely Loud & Incredibly Close de Jonathan Safran Foer, paru en 2005, est un roman racontant la quête d’Oskar, un jeune enfant qui a perdu son père dans les attentats du 11 septembre 2001 et retrouve un jour une clef dans son placard ; pendant la majorité du récit, il essaie de trouver ce qu’ouvre cette clef. Parallèlement, le lecteur peut notamment suivre l’histoire du grand-père d’Oskar, survivant du bombardement de Dresde de février 1945, qui envoie des lettres à son fils pour lui expliquer pourquoi il l’a abandonné. L’usage de l’image dans le roman sera ici notre sujet : en effet, de nombreuses photographies sont insérées dans le récit, et nous souhaiterions montrer en quoi elles n’illustrent pas nécessairement un moment précis de la narration, mais s’inscrivent également dans les thématiques qui le traversent. Nous aborderons dans un second temps la question de la répétition de ces photographies.


Dans un article paru en 2008, Timothy Dow Adams constate que beaucoup d’auteurs du xixe siècle pensaient que les illustrations photographiques entreraient en conflit avec des descriptions écrites des personnages[1]. L’illustration dans son sens étymologique (illustratio : action d’éclairer, d’effectuer une hypotypose) peut en effet être considérée comme une répétition des informations contenues dans le texte, bien qu’il s’agisse d’une répétition enrichissant le récit. En outre, de nombreux chercheurs, tel Aron Kibédi Varga, estiment qu’une image fixe « peut fort bien représenter une action mais il est douteux qu’elle puisse embrasser l’ensemble des éléments constitutifs minima d’un récit[2] ». Pour lui, l’image peut renvoyer vers un récit, avoir des caractéristiques indexicales, mais ne peut représenter tout à fait une narration. Il y aurait donc une différence fondamentale entre le récit – qui a un début et une fin – et l’action, qui n’est en général pas complètement compréhensible si elle n’est pas replacée dans un cadre narratif plus large. Wendy Steiner, en prenant l’exemple de la peinture lorsqu’elle traite de thèmes bibliques ou mythologiques, souligne que l’image peut également renvoyer vers un contexte culturel[3]. Les photographies de Extremely Loud & Incredibly Close relèvent en réalité des deux contextes, narratif et culturel : d’une part, elles ne sont pas isolées, et s’inscrivent au sein d’un récit, dont elles tirent leur sens. D’autre part, ce récit s’inscrit bien entendu lui-même dans son propre contexte culturel, c’est-à-dire les États-Unis post-11 septembre 2001. Certaines des photographies de l’ouvrage ont donc sans doute été sélectionnées pour la résonance particulière qu’elles entretiennent avec cet événement, ce qui n’est pas un facteur sans importance. Mais nous souhaitons ici nous pencher en particulier sur la place qu’occupent ces photographies dans la narration. Il est en effet important de déterminer si ces photographies appartiennent au domaine de la monstration (selon Jean-Marie Schaeffer, « ce qu’une image donne à voir », en opposition à « ce à quoi elle renvoie[4] ») – elles ne feraient que répéter visuellement des informations déjà amenées par le texte – ou de la narration – elles apporteraient un supplément d’information au récit qui n’est pas donné par le texte. On peut, pour reprendre les termes de Roland Barthes, se demander si le rapport entre les photographies et le texte d’Extremely Loud & Incredibly Close est de l’ordre de l’« ancrage » ou du « relais ». Pour Barthes, on parle « d’ancrage » lorsque l’image tire son sens du texte et y est donc subordonnée ; et de « relais » lorsqu’il existe une réelle complémentarité texte-image, dans un but de progression du récit[5].


Extremely Loud & Incredibly Close est un roman qui utilise l’image tout le long de son récit, puisqu’il s’ouvre et se ferme sur deux séries de photographies. Nous évoquerons plus loin le folioscope qui conclut le récit ; nous commencerons par parler des trois photographies reproduites en pleine page avant la page de titre, constituant une sorte de « pré-texte », ou de générique au roman, pour utiliser une comparaison cinématographique. Ces photographies amènent à s’interroger sur leur relation avec le récit : sont-elles un simple paratexte ou doit-on se poser la question de leur statut ? De toute évidence, elles sont liées au texte, puisqu’elles sont toutes trois reprises plus tard dans le récit. Ainsi, la première photographie du livre est un gros plan sur une poignée de porte, reprise dans le récit page 115.


On trouve de nombreuses photographies du même type dans le texte, par exemple dans le deuxième chapitre. Cette photographie en particulier intervient dans un chapitre dans lequel s’exprime le  grand-père d’Oskar, écrivant une lettre à son fils qui n’est pas encore né. Cette lettre est tirée des pages de son carnet qu’il noircit puis met dans des enveloppes ; on peut donc supposer que cette photographie en particulier est la représentation d’une des pages du carnet, tout comme le reste du chapitre imite la mise en page typographique de la lettre. Le texte confirme plus loin cette supposition, et l’on note d’ailleurs qu’il existe d’autres photographies de différentes poignées de porte dans le roman, toujours au sein des chapitres où Thomas Sr. s’exprime. Cela ne justifie néanmoins pas tout à fait leur emploi par l’auteur, et l’on peut se poser la question de leur intérêt et sens au sein du récit.


Les photographies de poignée de porte sont polysémiques et ne semblent pas liées à un instant ou aspect spécifique du récit. Il y est très rarement fait allusion dans le récit, à l’exception d’un court passage où la grand-mère d’Oskar raconte que son mari prend en photographie tout leur appartement – y compris les portes – pour constituer un dossier d’assurances. En revanche, les serrures et les clefs en général occupent une place importante dans l’histoire. Ainsi, le but d’Oskar est de retrouver la porte (et la serrure) correspondant à la clef qu’il a trouvée dans les affaires de son père ; quant à Thomas Sr., il explique qu’il est obligé de se cacher dans un placard lorsqu’Oskar vient voir sa grand-mère, et qu’il voudrait transporter partout la porte de ce placard partout où Oskar va, pour qu’il puisse le regarder à travers la serrure[6]. Ces deux exemples, parmi beaucoup d’autres, confirment que ces photographies peuvent venir répondre à différents moments du récit, et ne pas être limitées à une seule signification. On peut également y voir une allégorie de la position du lecteur par rapport au récit, se présentant comme un voyeur ne pouvant résister à regarder par le trou de la serrure. Il s’agit, au sens littéral, d’un premier seuil à franchir pour pénétrer dans le récit, ou une série de passages à franchir pour arriver à la fin du livre. Ainsi le lecteur reproduit le geste d’Oskar maintes fois répété au cours du récit : ouvrir une porte et découvrir ce qui se trouve derrière. Cette serrure rappelle aussi les observations du sémioticien Claude Gandelman à propos de la figure de la porte dans la peinture : pour lui, les portes participent de la dialectique entre voir et être vu, implicite dans toute œuvre d’art, et explicitent leur double nature, entre présence de l’auteur et regard du spectateur[7]. Ce gros plan sur une serrure peut donc également être interprété comme une expression de la présence de l’auteur, qui guiderait son lecteur en l’incitant à agir comme un voyeur sur le texte. On notera enfin qu’il s’agit ici, en quelque sorte, d’un faux voyeurisme, puisque la serrure est opaque et qu’on ne peut donc distinguer ce que l’on voit derrière sans tourner la page.


Cette serrure est suivie d’une autre photographie qui n’est pas un gros plan mais, au contraire, d’un élargissement de la photographie des pages 166‑167, représentant des oiseaux en plein vol. Cette photographie, prise par l’artiste Marianne Müller, a selon elle inspiré un chapitre entier à l’auteur[8]. Sa place dans le récit est signifiante : elle apparaît au milieu du livre, au moment du récit où Oskar rencontre « Mr. Black », qui l’accompagnera ensuite dans sa quête et fera office de figure parentale par substitution.


On trouve de nombreuses références aux oiseaux dans le récit, presque toujours dans un contexte d’accident. Ainsi, Oskar explique à un personnage que beaucoup d’oiseaux s’écrasent contre les fenêtres des gratte-ciels : « I told her, “Ten thousand birds die every year from smashing into windows,” because I’d accidentally found that fact when I was doing some research about the windows in the Twin Towers[9] ». Plus tôt dans le récit, Oskar fait allusion à une chemise faite de graines pour oiseaux, qui permettrait aux gens de pouvoir s’envoler lorsqu’ils en ont besoin[10]. Ces deux références aux oiseaux renvoient en réalité le lecteur vers les attentats du 11 septembre 2001, au cours desquels le père d’Oskar est décédé. Cette récurrence de l’image des oiseaux est donc une allusion à l’un des thèmes majeurs du livre : la séparation entre deux êtres chers et la quête d’un moyen de l’atténuer. Ce thème est souligné par la troisième photographie précédant le titre, un gros plan d’une façade d’immeuble. Cette photographie est censée avoir été prise par Oskar, comme nous l’apprend le texte : « I ran back to my field kit and grabbed Grandpa’s camera. I brought it to the window and took a picture of [Grandma’s] window[11] ». Notons que la troisième photographie qui compose ce pré-texte représente une fenêtre, insistant ainsi sur l’idée de seuil, qui sépare ici physiquement deux personnages. En outre, le fait qu’Oskar utilise l’appareil de son grand-père renforce le lien entre les deux personnages.


Ces photographies sont donc présentes deux fois, d’une part avant le récit à proprement parler, et d’autre part insérées dans le texte. Pour autant, elles n’agissent pas comme de simples images représentatives mais annoncent les thèmes de l’ouvrage à venir. C’est d’ailleurs ce qu’évoque Gérard Genette dans Seuils lorsqu’il définit les éléments du paratexte comme pouvant ou non appartenir au texte, mais « qui en tout cas l’entourent et le prolongent, précisément pour le présenter, […] mais aussi […] pour le rendre présent […][12] ». Il s’agit donc, pour ces photographies, d’agir comme une sorte de prologue pictural à un récit qui emploiera indifféremment texte et image pour faire progresser la narration.


Le sens polysémique des photographies d’Extremely Loud & Incredibly Close, qui évolue sans doute au fur et à mesure de leur découverte par le lecteur, rejoint les remarques de Brigitte Félix à propos de la présence d’images dans un récit : « L’iconique étend le “champ” du scriptural, l’aire de la signifiance, tout comme l’invention et le développement des techniques photographiques ont conduit à l’extension du domaine du visible[13] ». Non seulement les différentes images du roman « rouvre[nt] la lecture à d’autres significations » et évitent à l’ouvrage d’avoir un sens trop restreint, mais elles sont aussi des reflets du texte parce qu’elles renvoient vers lui mais aussi vers elles-mêmes. En effet, de nombreuses images fonctionnent en série, comme par exemple les photographies de poignées de porte, qui créent un effet de diplopie inversée à la lecture[14]. Dans le cas de ces photographies, il s’agirait donc de l’inverse : avoir l’impression de ne voir qu’une seule et même poignée de porte au cours de la lecture, alors qu’elles sont toutes différentes. En y prêtant attention, on constate d’ailleurs un usage appuyé de la répétition dans les photographies de Extremely Loud & Incredibly Close. C’est le cas pour les clichés de poignées de portes ; pour deux portraits, qui se font écho à 200 pages d’écart ; et pour la couverture du livre, à laquelle répondent les mains tatouées du grand-père d’Oskar, ainsi qu’une main squelettique à la page 155. C’est enfin, et en particulier, le cas pour la photographie de « l’homme qui tombe ».


On trouve cette photographie plusieurs fois dans le texte ; par exemple lorsqu’Oskar avoue souvent penser que l’homme en train de tomber est son père : « There’s one body that could be him. It’s dressed like he was, and when I magnify it until the pixels are so big that it stops looking like a person, sometimes I can see glasses. Or I think I can[15] ». On la trouve à deux autres reprises dans le récit, ainsi qu’en conclusion du texte, en tant que folioscope inversant la chute de cet homme (voir l’extrait 1, l’extrait 2, l’extrait 3).


Les attentats du 11 septembre 2001 ont marqué les esprits notamment parce qu’ils ont signifié une nouvelle façon de traiter l’image médiatique. Clément Chéroux écrit de ces attentats qu’ils étaient « conçu[s] pour la médiatisation et par la répétition[16] », les transformant en « événement éminemment visuel[17] ». Il était donc logique que Safran Foer conclue son roman par ces images, qui sont d’autant moins anodines qu’elles réutilisent un motif connu par le lecteur, pour peu qu’il ait été en âge de vivre les événements du 11 septembre.


Naomi Halperin, responsable photographie du Morning Call, journal qui décida d’utiliser la photographie de « l’homme qui tombe » en première page de son édition du 12 septembre, rapproche cette photographie de la réalité plutôt que de poétiser son contenu[18]. Elle déclare en entretien : « Without the photo, you cannot say visually that this [was] a horrific loss of life. To hide that photo would be to hide the truth[19] ». Dès lors, l’inclure dans une œuvre de fiction contribuerait à ramener brutalement le lecteur à la réalité, et le faire sortir de l’univers diégétique du récit. Oskar déclare : « We would have been safe » en conclusion à sa narration[20], mais il sait, à l’instar du lecteur, que les attentats ont bien eu lieu, et que s’il est possible d’arrêter cette chute en la remontant à l’envers au sein de l’ouvrage, elle s’est bien produite. Il s’agit finalement pour Safran Foer de lier la démarche poétique qui parcourt Extremely Loud & Incredibly Close à une réalité moins romanesque. Le geste d’inversion de ces images permet au lecteur et au personnage de garder la chute en suspens, voire de l’annuler complètement, afin de demeurer dans une temporalité conditionnelle (soulignée par l’usage d’un conditionnel dans les dernières phrases du texte) ; c’est-à-dire de conclure le récit sur un mouvement inachevé et volontairement à rebours. En outre, la photographie du « falling man » trouve de nombreux échos dans d’autres photographies, comme par exemple celle d’un train de montagnes russes à la verticale, ou d’un chat en pleine chute ; l’on notera d’ailleurs que pour cette photographie en particulier, il s’agit une fois encore d’atténuer la brutalité de la réalité puisque le chat se trouve dans une posture inverse à celle de l’homme qui tombe, et que, comme l’indique Oskar dans le récit, les chats courent moins de risque à tomber d’un immeuble puisqu’ils retombent généralement sur leurs pattes. On peut s’interroger sur le sens de cette répétition, en s’aidant par le contexte narratif qui l’entoure. En l’occurrence, on peut à son égard utiliser le terme de « trauma fiction » (récit de traumatisme[21]) que certains critiques ont accolé au roman. Ainsi, Romi Mikulinsky avance, dans sa thèse de doctorat sur la photographie et le traumatisme dans la fiction, que la structure de Extremely Loud & Incredibly Close est délibérément fragmentaire et répétitive, reproduisant l’aspect chaotique de la temporalité traumatique[22]. Bien qu’il n’applique cette remarque qu’aux passages textuels du récit, on peut la rapprocher de l’analyse d’Anne Whitehead, auteure d’un livre sur la question, qui note que les romanciers reproduisent souvent l’impact du traumatisme en imitant sa forme et ses symptômes, notamment avec un fil narratif qui se répète et s’égare fréquemment[23]. En un sens, cette analyse applique au champ littéraire les théories de Sigmund Freud sur la contrainte de répétition à laquelle les patients traumatisés se trouvent confrontés : « Le malade ne peut pas se souvenir de tout parmi ce qui est refoulé en lui […] Il est bien plutôt obligé de répéter le refoulé comme expérience vécue présente, au lieu de s’en souvenir comme un morceau du passé[24] ». La répétition de certains termes et images est pour Safran Foer un moyen de faire partager au lecteur le traumatisme de ses personnages via l’image. Ces répétitions ne sont pas qu’un simple procédé visuel et touchent aux thèmes les plus profonds du roman. Elles évoquent également les propos de Gilles Deleuze à propos de la différence et la répétition. Dans l’ouvrage du même titre, Deleuze évoque le concept de répétition en poésie et en littérature, avançant notamment l’idée selon laquelle la répétition fonctionne en cycle : toute répétition au-delà de la première rappelle cette origine, que Deleuze apelle le « précurseur sombre[25] ». Il poursuit en rapprochant ce cycle de « l’instinct de mort […] Une répétiton d’effondrement, dont dépendent à la fois ce qui enchaîne et ce qui libère, ce qui meurt et ce qui vit dans la répétition[26] ». Outre le lien que l’on pourrait établir entre l’effondrement du sens dont parle Deleuze, et l’effondrement plus concret du 11 septembre qui hante le roman de Safran Foer, on peut également rapprocher ces réflexions du traumatisme qui hante les personnages de Extremely Loud & Incredibly Close : la perte d’un être cher, qu’ils cherchent à atténuer par leurs actions répétées. Cet usage de la répétition rappelle aussi que si les attentats du 11 septembre ont eu un impact considérable, c’est aussi parce qu’ils ont su utiliser la « culture visuelle » du tournant du siècle contre elle-même, faisant de l’image une arme efficace propre à engendrer la terreur et le traumatisme.


Extremely Loud & Incredibly Close peut se représenter, au final, comme un labyrinthe : à l’image de son protagoniste, le lecteur se trouve face à une quête de sens qui ne pourra s’effectuer que par à-coups, explorations tortueuses le forçant parfois à revenir sur ses pas et à étudier à nouveau une photographie qui lui semblait peu importante, comme on l’a vu avec le « pré-texte ». Les images traversent le roman et soulignent la différence que l’on peut finir par déceler dans une répétition. La forme d’un récit n’est jamais innocente et en dit souvent long sur son contenu, particulièrement les récits non linéaires comme celui de Safran Foer (rappelons que les différents personnages du récit ne s’expriment pas aux mêmes époques, et évoquent des évènements qui ne se suivent pas forcément dans le temps : à titre d’exemple, les lettres du grand-père d’Oskar s’échelonnent entre 1963 et 2003, de manière non chronologique). Wendy Faris note ainsi au sujet des récits labyrinthiques que le labyrinthe extérieur (celui de la structure) épouse souvent le labyrinthe intérieur (celui du contenu du récit), à la fois les trajectoires physiques et mentales des personnages et narrateurs, ce qui efface la distance entre objet et sujet[27]. Le labyrinthe new-yorkais parcouru par Oskar est également celui qui est parcouru par le lecteur, mais depuis une perspective différente, synchronique, qui transcende le temps et l’espace du récit. En outre, le labyrinthe est également celui du parcours psychique des personnages, qui rejouent mentalement les scènes de leur traumatisme, incapables de trouver la sortie d’un dédale qu’ils ont eux-mêmes créé. Il nous semble donc que Extremely Loud & Incredibly Close, par l’usage thématique qu’il fait de la photographie, et de sa répétition, s’inscrit dans la lignée d’œuvres contemporaines comme House of Leaves de Mark Z. Danielewski (2000), Ha! A Self-murder Mystery de Gordon Sheppard (2004), ou Austerlitz de W.G. Sebald (2001) ; autant de romans qui montrent qu’un usage innovant de l’image est possible dans la fiction contemporaine, et que la photographie est loin de se cantonner à un simple rôle illustratif.


 


Côme Martin
Doctorant, Université Paris IV.


 


Notes




  1. Thimoty Dow Adams, « Photographs on the Wall of the House of Fiction », Poetics Today 29.1 (printemps 2008), p. 175‑195 (p. 177). []
  2. Aron Kibédi Varga, Discours, récit, image, Pierre Mardaga Éditeur, 1989, p. 97. []
  3. Wendy Steiner, The Colors of Rhetoric, University of Chicago Press, 1982, p. 9. []
  4. Jean-Marie Schaeffer, « Narration visuelle et interprétation », Temps, narration & image fixe. Mireille Ribière et Jan Baetens (éds.), Faux Titre, 2001, p. 11‑27 (p. 19). []
  5. Roland Barthes, « Rhétorique de l’image », L’Obvie et l’obtus, Roland Barthes (éd.), Éditions du Seuil, 1982, p. 25-42 (p. 30-33). []
  6. Jonathan Safran Foer, Extremely Loud & Incredibly Close, Londres, Hamish Hamilton, 2005, p. 278. []
  7. Claude Gandelman, Reading Pictures, Viewing Texts, Indiana University Press, 1991, p. 48. []
  8. Marianne Müller, dans une conversation électronique datant du 21 mai 2010, nous a indiqué la façon dont son travail a été inclus dans l’ouvrage : « Jonathan discovered the image in the d.a.p. catalogue (distributed art publishers), when my book about the birds was announced in the U.S. […] Much later he told me that the photograph inspired him to write the whole chapter about the old man in the apartment above […] When they started to work on the book design, Jonathan contacted me if he could use the photograph for the cover of his book. I agreed and asked him if he in return would write something about my book when it comes out one day. Finally they decided to have a typographical cover. […] They proposed me the repe[a]ting and cropping of the image. I love it the way it turned out ». []
  9. Jonathan Safran Foer, op. cit., p. 250. []
  10. Ibid., p. 2. []
  11. Ibid., p. 73. []
  12. Gérard Genette, Seuils, Éditions du Seuil, 1987, p. 7. []
  13. Brigitte Félix, « Usage de l’image et régulation de la mémoire dans quelques récits contemporains », Image et mémoire, arts et littérature aux États-Unis (xxe – xxie siècles), Françoise Sammarcelli (éd.), Presses de l’université Paris-Sorbonne, 2009, p. 157‑188 (p. 180). []
  14. Nous empruntons cette métaphore de la diplopie, affection médicale, à Clément Chéroux, qui dans son essai du même titre sur la présence de l’image à la suite des attentats du 11 septembre, définit ainsi le terme : « Formé à partir des racines grecques “diploos” (double) et “opos” (œil), il décrit un trouble fonctionnel de la vision qui se traduit par la perception de deux images pour un seul objet » (Clément Chéroux, Diplopie – L’image photographique à l’ère des médias globalisés : essai sur le 11 septembre 2001, Le Point du Jour, 2009, p. 13). []
  15. Jonathan Safran Foer, op. cit., p. 257. []
  16. Clément Chéroux, op. cit., p. 16. []
  17. Ibid., p. 18. []
  18. Cette photographie, très semblable à celle visible dans Extremely Loud & Incredibly Close, a beaucoup été utilisée dans les médias au lendemain des attentats, allant jusqu’à inspirer un roman, Falling Man, à l’écrivain Don DeLillo. À son propos, Leon Wieseltier écrit en 2002 : « Turn this picture of the upside-down world upside-down, and [the falling man] appears even to have a sensation of purpose. He is not on a ladder, he is on a track » (« The Fall »,The New Republic, 2 septembre 2002, en ligne : http://www.tnr.com/article/the-fall). La volonté de sauver, même symboliquement, cet homme en pleine chute, trouve donc des résonances hors du roman de Safran Foer. []
  19. Cité dans David Friend, Watching the World Change – The Stories Behind the Images of 9/11, I.B. Tauris & Co Ltd, 2007, p. 137. []
  20. Jonathan Safran Foer, op. cit., p. 326. []
  21. Notons que si l’anglais n’a à sa disposition que le mot « trauma », le français emploie « trauma » et « traumatisme » comme presque équivalents. Pour l’étymologie et la définition de ces termes, voir Marc Amfreville, Écrits en souffrance, Michel Houdiard Éditeur, 2009, p. 26‑35. []
  22. Romi Mikulinksy, « Photography and Trauma in Photo-Fiction: Literary Montage in the Writings of Jonathan Safran Foer, Aleksandar Hemon and W.G. Sebald », Thèse de doctorat, Université de Toronto, 2009, p. 181. []
  23. Anne Whitehead, Trauma Fiction, Edinburgh University Press, 2004, p. 3. []
  24. Sigmund Freud, Au-delà du principe de plaisir, Presses Universitaires de France, 2010, p. 16. []
  25. Gilles Deleuze, Différence et répétition, Presses Universitaires de France, 1968, p. 374‑375. []
  26. Ibid., p. 374. []
  27. Wendy B. Faris, Labyrinths of Language, The John Hopkins University Press, 1988, p. 11. []