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DUTEL, Jérôme, « Les Horizons Incertains (2010) de Martine Aballéa »
Actes du colloque « Photolittérature, littératie visuelle et nouvelles textualités », sous la dir. de P. Edwards ; V. Lavoie ; J-P. Montier ; NYU, Paris, 26-27 octobre 2012.
*Les images sont reproduites avec l’aimable autorisation de Martine Aballéa©. L’utilisation commerciale de ces images est strictement interdite.
Résumé : Bien qu’apparaissant au lecteur sous la forme archétypale d’un ouvrage littéraire, Horizons incertains (2010) de Martine Aballéa est composé d’un peu plus d’une cinquantaine de photographies. Artiste contemporaine de premier plan, Martine Aballéa est, dans son travail de plasticienne, une habitué de la manipulation du texte et de l’image. Le livre joue ici autant avec les codes littéraires génériques (littérature fantastique, roman noir…) qu’avec les outils cinématographique ou les fantasmes d’une certaine forme d’utopie photographique documentaire et urbaine. Cette étude est donc une manière de s’interroger sur certaines marges de la photolittérature, prise à la croisée des chemins, et d’expérimenter ses limites autant que les espaces sur lesquels elle peut se déployer.
mots-clés : ville, nuit fantastique, marge, flou, négatif
Pour citer cet article : DUTEL, Jérôme, « Les Horizons Incertains (2010) de Martine Aballéa », actes du colloque « Photolittérature, littératie visuelle et nouvelles textualités », sous la dir. de P. Edwards ; V. Lavoie ; J-P. Montier ; NYU, Paris, 26 & 27 octobre 2012, publié sur Phlit le 21/06/2013. url : http://phlit.org/press/?p=1976
Les Horizons incertains (2010) de Martine Aballéa
Martine Aballéa est une artiste contemporaine reconnue dont les œuvres font partie de collections significatives, à l’exemple de celles du Musée Guggenheim de New York, du Musée national d’art moderne de Paris et de nombreux FRAC. Née à New York en 1950 où elle a vécu jusqu’en 1973 avant de s’installer en France, Aballéa est une artiste fortement marquée par le courant conceptuel et le recours au langage. Sa production protéiforme crée avec constance une interaction intrigante et souvent mélancolique entre objets, lieux, images et écrits. L’artiste reprend fréquemment les codes du fantastique ou de la science-fiction dans les titres, les légendes ou les textes accompagnant ses photographies retouchées et colorisées, comme dans la série consacré à L’Institut Liquéfiant en 1994 –série complétée en outre par un entretien avec Elein Fleiss intitulé L’Echappée de l’Institut Liquéfiant dans lequel l’artiste prolonge sa fiction. Aballéa transforme parfois même volontiers ces quelques mots ou phrases en autant de micro-nouvelles comme dans Les Derniers Jours de Clinton Creek (1984) ou Jardin protecteur (1988). Si l’écrit amplifie l’image, il arrive aussi fréquemment que l’image suscite une perception narrative forte comme lorsque l’artiste propose des Affiches pour des films qui n’existent pas encore (1988), détourne des objets usuels (ses conserves ou ses services de porcelaine) ou met en scène des espaces fictionnels et hantés comme La Maison sans fin (CRAC de Sète en 2012). Aballéa paraît donc souvent écrire –au sens romanesque ou, mieux, littéraire- davantage qu’elle ne photographie, colorie ou installe.
D’une certaine manière, la rétrospective qui lui a été consacrée au Musée de l’Abbaye Sainte-Croix (MASC) des Sables d’Olonne en 2010 s’avère donc pertinente en se doublant, non d’un catalogue sommatif mais d’une publication indépendante, l’ouvrage Horizons incertains[1], tiré à 500 exemplaires. Ainsi, l’ouvrage ne rend pas compte de l’exposition en elle-même –même si les deux partagent le même titre- ou du parcours de l’artiste (l’année précédente était d’ailleurs sortie une monographie très complète sur l’artiste, Martine Aballéa, Roman partiel, chez Sémiose éditions) et le travail qu’il propose ne figure pas, quant à lui, au sein de celle-ci et n’a, à notre connaissance, jamais été exposé ailleurs qu’entre ces pages. C’est de cet ouvrage que nous souhaiterions tirer l’étude d’une des frontières les plus mouvantes de la photolittérature, celle où la photographie semble oblitérer, sans pourtant l’oublier, la littérature.
Statut livresque
Bien qu’apparaissant au potentiel lecteur sous la couverture archétypale d’un ouvrage littéraire, ce livre est composé d’un peu plus d’une cinquantaine de photographies, chacune d’entre elles étant partagée sur deux pages. Rien d’autre à voir –ou surtout à lire- en effet en dehors de la reprise de la couverture en première page ainsi que de la page d’informations légales terminant l’ouvrage.
Si Martine Aballéa a déjà produit des ouvrages imprimés, leur statut livresque paraissait moins ambigu. Elément rage (paru 1979), même s’il peut sembler se présenter « comme un roman-photo à épisodes[2] » nous paraît relever davantage de la plaquette que du livre à proprement parler ; il ne fait en effet que quelques pages. Triangle (datant lui de 1977) relève de l’expérimentation et paraît, de par sa forme, appartenir de plein droit à la catégorie plus mouvante des livres d’artiste. Par contre, l’ouvrage titré Prisonnière du sommeil, paru aux éditions Flammarion en 1987, est indéniablement littéraire. Se présentant comme des transcriptions de rêves, il s’inscrit aussi bien dans une certaine tradition littéraire autobiographique moderne où le journal intime devient journal onirique que dans une filiation générique relevant des littératures de l’imaginaire et empruntant aussi bien à certains traits de l’anticipation, du non-sense onirique qu’au merveilleux. Quoi qu’il en soit, la question du littéraire est l’un des axes du travail d’Aballéa. Dans l’incipit de sa préface à une des premières monographies consacrées à l’artiste, Michel Nuridsany convoquait ainsi Borges, Kipling et Stevenson[3] et Aballéa elle-même confie : « Je voulais être écrivain. Cela explique la présence de l’écriture dans mes œuvres. J’utilise différentes formes de textes pour raconter des histoires[4]. »
Cette diversité posée, il ne nous paraît pas qu’Horizons incertains puisse figurer autre chose qu’un livre. Dans le même ordre d’idées, il ne nous semble pas qu’on puisse douter là aussi de sa dimension photographique : cinquante-quatre photographies, chacune occupant une double page, le composent quasi-exclusivement[5]. Mais c’est dans cette absence presque totale de texte que réside un certain malaise : il s’agit d’un livre, de photographies, mais est-on dans le domaine romanesque ou même, plus largement, littéraire ? Peut-on, pour le coup, parler de photolittérature à partir de la simple conjonction d’un livre et de photographies ? Si nous pensons à la définition du photo-roman, tel que l’a défini Jan Baetens en 1992 – « toute narration visuelle faite avec des images photographiques disposées en séquences et montées sur un support paginal, qu’elles soient ou non accompagnées d’une légende[6] » –, nous pourrions être tentés de répondre par l’affirmative.
Stature romanesque
Au premier abord, Horizons incertains paraît pourtant bien ainsi empreint, dans tous les sens du terme, de romanesque. Prises avec un appareil numérique lors de plusieurs déambulations dans la cité sablaise, les photographies laissent autant la part belle à la narration qu’à la « circulation » esthétique. En effet, comme l’explicite malicieusement le sous-titre « Nuit blanche aux Sables », toutes les photographies sélectionnées ont été modifiées par ordinateur pour se présenter comme des négatifs non-inversés. Elles semblent ainsi, dans leur succession apparemment signifiante -un trajet dans une ville désertée et vidée ouverte sur la mer-, une narration peut-être plus complexe qu’il n’y paraît.
Que les photographies figuratives -référentielles par définition- soient automatiquement narrativisées va de soi[7] et il est clair qu’Horizons incertains entretient des liens plus qu’étroits avec l’art photographique. D’une manière toute partielle et partiale, certaines vues nous font penser à l’inquiétante étrangeté qui se dégage de la série Le Somnambule (1968) de Ralph Gibson, à la prise de vue négative de Vera Lutter avec Battersea (2004) ou à la démarche nocturne de Gilbert Fastenaekens avec Nuits (1980-1987). Sur un mode mineur, on pourrait aussi y lire ou y voir les fantasmes d’une certaine forme d’utopie photographique documentaire et urbaine -dont le travail labyrinthique de William Eugene Smith sur la reconstruction photographique de Pittsburgh pourrait être un exemple démesuré (1955-1958). L’ouvrage se distingue toutefois du catalogue de photographies ou de la série en semblant séquencer soigneusement un trajet dans la ville[8]. Il ne le restitue pas à la manière synthétique d’un Hamish Fulton mais plutôt le donne à lire dans ses étapes, ses moments-clefs. Il emprunte donc à l’art littéraire qu’à l’art photographique, rappelant autant les rêveries urbaines oniriques des surréalistes que la dérive psycho-géographique des situationnistes. Avec Nadja (1928) d’André Breton, justement accompagné de photographies et d’illustrations, avec le Paysan de Paris (1926) de Louis Aragon ou Le Piéton de Paris (1939) de Léon-Paul Fargue, la beauté du hasard et un certain du merveilleux accompagne celui qui se laisse guider par une marche inutilitaire. Pour Guy Debord, la dérive psycho-géographique, loin des balades buissonnières, est un déplacement qui se laisse guider par une perception intuitive et instinctive d’ambiances variées. Dans un cas comme l’autre, en l’absence de toute revendication ou explication autoriale, on ne peut que supposer ou soupçonner l’intention d’Aballéa lors du trajet qu’elle effectue dans Les Sables. Il est de toutes les manières significatif que celui-ci, en délimitant comme espace d’errance une ville vidée de sa substance –l’agitation des individus alors comme endormis- semble faire fi des consciences poétiques des surréalistes et des situationnistes pour s’introduire dans une perception décalée.
Au cours d’un entretien de 1987 avec Jérôme Sans –directeur du Palais de Tokyo de 2000 à 2006-, l’artiste déclarait :
« Les gens jouent tellement avec les images et les mots aujourd’hui que la notion de fiction est déplacée et ce qui est donné pour réel est souvent beaucoup plus proche de la fiction. Pour certaines choses, il est possible d’affirmer que c’est de la pure fiction. Mais la notion de non fiction est floue ; elle prend souvent un aspect presque fictionnel. Il se passe tant de choses extrêmes qu’on finit par ne plus être étonné. Plus personne ne réagit ; tout devient banal. […] Aussi faire des histoires invraisemblables est-il désormais rendu possible, puisque de toute façon l’invraisemblable nous entoure quotidiennement. J’ai pensé parfois que je faisais des vrais faux. En tout cas, je construis cet univers en souvenir de ces événements incroyables qui arrivent à tout le monde. En référence à des faits fous, merveilleux, parfois horribles. Des moments exceptionnels. Pour moi, leur valeur réside en ce qu’ils sont anormaux plutôt que faux. »[9]
En ce sens, pour moi, Aballéa se laisse conduire davantage par elle-même que par la ville ou le hasard. L’artiste convoque la nuit du négatif pour fictionnaliser la réalité urbaine que son appareil photographique transfigure, anormalise. Comme l’a dit par ailleurs Paul Edwards, la photographie devient alors « témoin non du réel, mais de l’imagination[10]. » L’artiste elle-même fait cet aveu :
« Pour accrocher et ne pas être invraisemblables, elles doivent comporter des éléments reconnaissables, vraisemblables. Eléments qui sont des sortes d’appâts pour mener à autre chose et qui font que tout à coup s’opère un recul, la petite sensation de décalage que je souhaite. J’essaie de choisir des images qui […] donnent une ambiance ou peuvent être considérées comme un décor. […] J’aime ce côté flou d’une image que l’on reconnaît immédiatement mais qu’on ne peut localiser. »[11]
A partir de ce flou provoqué comme par un mouvement répété de va-et-vient, Aballéa joue ainsi évidemment autant avec les codes de son sujet photographique qu’avec les caractéristiques de genres littéraires (roman noir, fantastique contemporain, voyage imaginaire…) ou de leurs équivalents cinématographiques. D’une manière proche, elle superpose aussi aux éléments urbains familiers des motifs obsessionnels qui lui sont récurrents ; comme une brume qui convoquerait différemment la nuit, la ville, la plage. Voici quelques exemples de ces motifs répétés d’œuvre en œuvre, pris ici dans Prisonnière du sommeil, dont le premier texte nous montre d’ailleurs la narratrice, perchée au sommet d’un immeuble new-yorkais, qui assiste à la fin du jour tandis que lui apparaissent des fragments d’immeubles fantômes flottant comme des vapeurs sur la nuit.
« Parfois, je me trouve dans une ville, la nuit, où un épais brouillard s’est installé.
Parfois je me trouve de nouveau sur la plage.
Partout des gens attendent dans l’angoisse. »[12]
Aballéa met son lecteur dans une position d’attente, de suspense, qui confine parfois à l’interrogation. Où mène cette promenade ? le spectateur attendant évidemment un dénouement, une finalité conclusive ou même –pourquoi pas ?- la révélation d’un circuit qui bouclerait l’alternance du jour et de la nuit et celle de la marche. Y a-t-il réellement un ordre chronologique dans la succession des pages ? le spectateur se demandant parfois comment passer d’un espace à un autre. On n’est alors pas surpris qu’Aballéa ait pu faire la confidence suivante : « J’ai toujours voulu écrire des Mystery novels, des romans policiers. La présence d’une énigme à résoudre me paraît ressortir du jeu « métaphysique », renvoyant à des questions essentielles, telles que : Que se passe-t-il en ce moment[13] ? »
A l’image de la dernière photographie, ouverte et fermée à la fois, il n’y a pourtant ni porte d’entrée ni issue de secours dans l’ouvrage. L’horizon d’attente reste justement incertain. Les répétitions et les impressions de déjà-vu –rues, ruelles ou avenues, envisagées dans leur perspective fuyante, façades ou devantures anonymes et jamais photographiées frontalement…- produisent un effet intriguant, proche de celui des techniques itératives de la littérature. Tout se déroule enfin comme si nous étions ailleurs, simples passants dans le passage, comme tournant sur nous-même ou à l’intérieur d’une structure labyrinthique à la recherche d’une sortie.
Absences et mystères
Une grande part de cette inquiétante étrangeté tient bien aux images elles-mêmes (leur apparition négative) mais aussi aux éléments qui les composent, ou décomposent. Il est ainsi frappant de constater que conformément à l’affirmation de Pascale Cassagnau, « les personnages sont absents des œuvres de Martine Aballéa[14]. » Ici, le fait qu’il n’y ait personne dans les rues ou derrière les fenêtres renvoie à tout un imaginaire post-apocalyptique dont la mer vide pourrait être une sorte d’allégorie. Une histoire et une image déjà utilisées par Aballéa dans ses Romans partiels (1982) pourraient ici nous livrer une réponse : celle de La Naufrageuse, enfant élevée uniquement nuitamment sur les plages atlantiques qui, découvrant accidentellement le soleil à dix ans, s’en retrouve traumatisée et se met à noyer ses proches pour retrouver sa nuit. Il y a là pour nous l’histoire tragique de la romancière qui brûle ses pages d’écrits et disperse au vent ses photographies préparatoires.
Le peu d’écrits – panneaux routiers, noms de magasin[15] … – conforte ) d’ailleurs cette impression de disparition, d’un monde vidée, inanimé, endormi ou mort. La démarche paraît là inverse à celle habituellement à l’œuvre dans des séries photographiques urbaines ou péri-urbaines ; par exemple dans La France de Raymond Depardon (2010), l’absence de personnes ne questionne apparemment pas la vitalité de l’espace.
Aballéa romance fréquemment ses photographies en les accompagnant d’un titre ou d’un texte mais gomme, ici, toutes ses références usuelles à l’écrit. La notion d’histoire s’efface donc et même l’apparition subite de l’artiste, dans un reflet –photographe photographiée[16], une signature signifiante quand on connaît la passion d’Aballéa pour certaines formes de duplication et de duplicité-, ne paraît pas en mesure de réactiver l’équilibre entre images et lettres, entre mots et choses. L’artiste chercherait-elle prendre le contre-pied de ses habitudes et à faire mentir Michel Butor qui, dans l’incipit de Les Mots dans la peinture (1969), évoque la manière dont toutes les œuvres picturales sont d’abord perçues à travers les mots ? Elisabeth Lebovici fournit peut-être un semblant d’explication en établissant un parallèle entre le travail d’Aballéa et celui de Stéphane Mallarmé. Puisant dans la préface à Un Coup de dé jamais n’abolira le hasard (1897), elle relève la citation suivante : « Tout se passe par raccourci, en hypothèse ; on évite le récit[17]. » Les horizons incertains qui donnent leurs titres à l’ouvrage pourraient ainsi être moins les perspectives offertes par la déambulation, le fantasme de la ville ouverte sur la mer ou l’idée d’une catastrophe imminente que l’impossibilité poétique, pour l’artiste, de plaquer ses mots sur ces choses, de cerner une expérience –ou une expédition- poétique ?
Étrangement nous vient à l’esprit, comme un écho déformé, un passage de Cité de verre (City of glass, 1985) de Paul Auster ; celui où Quinn, un écrivain se faisant passer pour le détective privé Paul Auster, se rend compte que Stillman, l’homme dont il suit quotidiennement les promenades désordonnées et illogiques dans les rues de New York, trace en fait à l’échelle de la ville les lettres formant les mots TOWER OF BABEL.
Statue de la photolittérature
On en finit peut-être simplement par se demander si cette œuvre ne se joue pas de nous. Sous forme de livre, elle nous invite à la lecture linéaire. Celle-ci est-elle pourtant si logique ? Certaines photographies, séparées par plusieurs pages, paraissent ainsi faire partie d’une même séquence[18]. Il serait possible d’en revenir au commentaire fait par Gaëlle Rageot-Deshayes, conservatrice du patrimoine et responsable du MASC, au sujet de Triangle (1977).
« [Martine Aballéa] dédaigne les principes de lecture établis, de droite à gauche, page après page, qui imposent une narration linéaire trop convenue. Par un savant jeu de pliage, elle s’ingénie à manipuler le temps et à désordonner la lecture, qui peut être abordée par un angle ou par un autre. Les combinaisons de mots se font et se défont au gré du hasard, et les indices énigmatiques d’une histoire à construire sont révélés au lecteur en une succession aléatoire d’apparitions et de disparitions. Un mot ou une combinaison de mots chasse l’autre. Le suspense reste entier et le dénouement change en fonction de l’ordre d’exécution de la pièce. Il est fonction aussi de l’interprétation que l’on se fait de ces puzzles visuels. L’issue, dans les histoires que nous raconte Martine Aballéa, reste souvent équivoque : Il revient au lecteur de décoder une œuvre et de reconstituer une réalité à partir de bribes éparses. A lui d’observer, de restituer, d’analyser des traces qui, aussi contestables puissent-elles être, sont utilisées comme autant de preuves. Il progresse en archéologue ou en détective. L’exercice est délicat et le jugement, on le sait bien, est faillible. Un tel procédé, s’il relève de la gageure, pointe aussi du doigt la relativité de l’histoire. En filigrane n’y apparaît qu’une seule certitude, celle d’avoir à faire à une vérité bien plus trouble qu’il n’y paraît. Et c’est à partir de cette vérité alternative, plurielle, non arrêtée, que le travail de Martine Aballéa s’invente pour orienter notre regard, imperceptiblement, vers d’autres réalités. A la découverte de mondes insoupçonnés, fantastiques, engloutis ou intemporels. »[19]
Ceci nous renvoie une fois de plus à l’ambiguïté du livre d’Aballéa, indéniablement narratif et romanesque sans forcément être linéaire et littéraire. Cet étonnant paradoxe rappelle le double sens que Jérôme Thélot place dans Les Inventions littéraires de la photographie[20] mais il nous amène surtout à interroger la limite qui peut se poser à la photolittérature lorsque celle-ci manque de mots et force le lecteur à trouver en lui-même les réponses soulevées par l’absence de texte(s). Aballéa le confirme d’ailleurs volontiers : « J’amorce des récits, au spectateur de les terminer à sa guise[21]. » Que le lecteur puisse se transformer en spectateur est une chose, qu’il soit obligé de devenir son propre voyeur en est une autre. Nous laisserons encore une fois la parole – mystérieuse – à Martine Aballéa : « ce que j’aime dans l’art c’est faire des objets à propos desquels on se demande qu’est-ce que c’est[22]. »
Confrontée à cette question sur son œuvre lors d’un entretien téléphonique en janvier 2013, l’artiste nous confiera pourtant la genèse de l’œuvre[23]. Sa première visite aux Sables étant prévue le 29 février 2010, elle découvre une ville venant d’essuyer la tempête Xynthia[24] et un contexte post-catastrophe conférant une ambiance très particulière à la ville. Epuisée par une journée de promenade et frappée de migraines, elle n’arrive pas à s’endormir à l’issue de cette journée et reste éveillée toute la nuit, écoutant, pour distraire sa douleur et sa fatigue, une radio interrogeant en continu les victimes de la catastrophe. Elle éprouve ainsi un étrange dédoublement comme si une partie d’elle-même se promenait dans une ville désertée et frappée d’une terrible destinée tandis que l’autre demeurait obstinément éveillée dans le lit anonyme d’une chambre d’hôtel assaillie par des voix fantomatiques. C’est de cette vraie nuit d’insomnie que naît l’œuvre dont nous avons discutée ici. Entre sens propre et sens figuré de la nuit blanche, pourrons-nous pour autant dire que cette œuvre étrangement illuminée s’élucide ?
Jérôme Dutel
Université Jean Monnet
Saint-Etienne, CELEC
Notes
- Martine Aballéa, Horizons incertains, Musée de l’Abbaye Sainte-Croix, Les Sables d’Olonne, 2010. [↩]
- Pascale Cassagnau, « Sémiotiques d’un train fantôme » in Martine Aballéa, Roman partiel, Sémiose Editions, Paris, 2009, p. 5-14, p. 12. [↩]
- Michel Nuridsany, Préface in Martine Aballéa, Essai de rétrospective, FRAC Limousin, Limoges, 1990, p. 11-12. [↩]
- Martine Aballéa, citée in « L’art contemporain se lie au patrimoine », Ouest-France, 2010, disponible à : http://www.rennes.maville.com/actu/forum.php?idDoc=1517130 [1er août 2012]. [↩]
- L’ouvrage, hors couverture, se compose de 116 pages dont 108 sont occupées par les photographies ; 2 sont la page de garde (qui reprend simplement la première de couverture) et la page légale finale (avec l’achevé d’imprimé) et 6 autres demeurent blanches comme des fausses gardes. [↩]
- Jan Baetens, Du Roman-photo, Manheim, Medusa-Médias, Paris, Les Impressions Nouvelles, 1992, p. 12. [↩]
- Charles Grivel évoque ainsi la conspiration narrative quand Jan Baetens parle d’une présence surprésente. [↩]
- Lors d’un entretien téléphonique daté du 15 janvier 2013, l’artiste nous a toutefois bien confirmé que les photographies utilisées avaient prises lors de plusieurs promenades effectuées dans les semaines précédant l’exposition. A divers moments de la journée et à différents endroits de la ville, l’artiste avait ainsi réuni environ deux cents prises de vue. [↩]
- Jérôme Sans, « Entretien avec Martine Aballéa » (1987) in Martine Aballéa, Essai de rétrospective, op. cit., p. 41. [↩]
- Paul Edwards, Soleil noir, photographie et littérature, Rennes, PUR, 2008, p. 312. [↩]
- Jérôme Sans, « Entretien avec Martine Aballéa », op. cit., p. 42. [↩]
- Martine Aballéa, Prisonnière du sommeil, Flammarion, Paris, 1987, p. 32. [↩]
- Elisabeth Lebovici, « Autels de passage » in Martine Aballéa, Roman partiel, op. cit., p. 17-34, p. 32. [↩]
- Pascale Cassagnau, « Sémiotiques d’un train fantôme », op. cit., p. 8. [↩]
- Sur les 54 photographies, seulement treize contiennent du texte et la plupart de ces dernières ne présentent que quelques lettres ou numéros (par exemple, apparaît seulement une moitié de plaque de rue). [↩]
- Il faut peut-être aussi penser ici à la remarque de Jean Arrouye : « Plus généralement on peut penser que, dans la plupart des romans contemporains qui sont aussi une réflexion sur la création littéraire, le photographe a remplacé le peintre, qui a longtemps rempli presque exclusivement […] dans les œuvres littéraires le rôle de représentant vicarial de l’écrivain. » Jean Arrouye, Avant-propos in La Photographie au pied de la lettre, Publications de l’Université de Provence, Aix-en-Provence, 2005, p. 5-7, p. 6. [↩]
- Gaëlle Rageot-Deshayes, Dossier de presse de l’exposition Horizons incertains au Musée de l’Abbaye Sainte-Croix des Sables d’Olonne en 2010, disponible à : http://www.lemasc.fr/media/com_presse_aballea1__043938000_1020_23072010.pdf [1er août 2012]. [↩]
- Comme nous l’a indiqué l’artiste lors d’un entretien le 15 janvier 2013, le choix de l’ordre des photographies s’est fait sur des rapprochements visuels ne devant rien à la réalité mais avec le souci de proposer « l’illusion d’un parcours ». [↩]
- Ibid. [↩]
- « Le titre de ce livre est donc à double entente. D’un côté la littérature invente la photographie : elle en imagine les fictions vraies, elle l’érige en questions subjectives et lui attribue des valeurs ; et, d’un autre côté, la photographie invente la littérature : elle la redétermine de part en part, l’oblige à une expérience inédite, la somme de se ressaisir à nouveaux frais devant elle. Les questions auxquelles les écrivains ici écoutés se sont confrontés sont à peu près celles-ci […] : que fait la photographie à la littérature ? […] et, inversement, que fait la littérature à la photographie ? » Jérôme Thélot, Les Inventions littéraires de la photographie, PUF, Paris, 2003, p. 3. [↩]
- Martine Aballéa, citée in « L’art contemporain se lie au patrimoine », op. cit. [↩]
- Martine Aballéa citée par Michel Nuridsany, Préface in Martine Aballéa, Essai de rétrospective, op. cit., p. 12. [↩]
- Nous reprenons dans le résumé qui suit les expressions mêmes de l’artiste lors de notre entretien en veillant évidemment à ne pas y introduire d’interprétation personnelle. [↩]
- Pour mémoire, cette tempête exceptionnelle a frappé la France les 27-28 février 2010 a tué 35 personnes en Vendée. Aux Sables d’Olonne, les vents ont soufflé à 131 km/h et le principal remblai de la cité a été détruit, laissant presque un demi-mètre d’eau envahir le front de mer. [↩]