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CLOT, Catherine, « Le Valois, de Gérard de Nerval, illustré par Germaine Krull »
Actes du colloque « Photolittérature, littératie visuelle et nouvelles textualités », sous la dir. de P. Edwards ; V. Lavoie ; J-P. Montier ; NYU, Paris, 26-27 octobre 2012.
*Les images sont reproduites avec l’aimable autorisation de la Bibliothèque de Senlis©, pour toute reproduction s’adresser à la bibliothèque. L’utilisation commerciale de ces images est strictement interdite.
Résumé : Le texte de Gérard de Nerval qui évoque le Valois, pays de son enfance, celui du souvenir tant personnel qu’historique, se trouve associé aux photographies de la reporter Germaine Krull, qui fait retour sur les lieux nervaliens, au tournant des années 1930. De cette rencontre improbable entre un auteur du XIXème et une femme photographe, alors en prise avec la modernité de son temps, est né un ouvrage dont cet article tente d’explorer la genèse et d’analyser le dialogue pluri-temporel permettant de renouveler la réalité des lieux sans rompre avec la poésie du texte.
mots-clés : paysage, rémanence, modernité, pérégrination
Pour citer cet article : CLOT, Catherine, « Le Valois, de Gérard de Nerval, illustré par Germaine Krull », actes du colloque « Photolittérature, littératie visuelle et nouvelles textualités », sous la dir. de P. Edwards ; V. Lavoie ; J-P. Montier ; NYU, Paris, 26 & 27 octobre 2012, publié sur Phlit le 18/06/2013. url : http://phlit.org/press/?p=1935
Le Valois, de Gérard de Nerval, illustré par Germaine Krull
« Ceux qui ne sont pas chasseurs ne comprennent
point assez la beauté des paysages d’automne »
Le Valois, un lieu géographiquement identifiable. La carte y montre à vol d’oiseau des forêts, des étangs dont l’ovale s’étire, entre la Thève et la Nonnette, des routes bordées d’arbres, bandes tachées d’ombre en été, aux côtés desquelles courent les murets de pierres ajustées, derrière se cachent de grands parcs. Et puis les brumes qui effacent tout.
Un lieu historique aussi, où les villes Senlis, Ermenonville, Chaalis, Mortefontaine… parlent des rois de France et des philosophes.
Le Valois, c’est peut-être plus encore le pays de Sylvie, sur lequel Gérard de Nerval laissa durablement son empreinte par la vision qu’il en eut, vision inscrite dans notre mémoire collective. Cette poétique des lieux, où se mêlent souvenirs lointains et pérégrinations, parcourt l’œuvre de l’auteur, revenant comme un leitmotiv dans plusieurs de ses textes[1]. Cependant aucun ne porte le titre de Valois. La source dont fut extrait le texte Le Valois, est en fait La Bohême galante, publiée une première fois, sous forme de feuilleton, de juillet à décembre 1852 dans la revue L’Artiste, une œuvre de commande dont la publication fragmentée devait permettre à Nerval de donner à son récit l’allure vagabonde qu’il affectionnait. Quant à l’ouvrage tel qu’il se présente au lecteur, en 1930, sans mention des coupures opérées par l’éditeur, il correspond à un choix arbitraire, diront certains, mais il montre surtout la volonté de constituer une unité, à laquelle la présence des photographies de Germaine Krull ajoute sa part de réalité. Le retour entrepris par la photographe sur les lieux nervaliens, s’il peut prendre le caractère d’un reportage à visée « touristique », devient pèlerinage inscrit sous le sceau de la mélancolie et de la permanence. Il vise à une réappropriation des lieux, une ré-animation du passé ; l’espace parcouru, saisi et emprisonné gardant la trace du temps présent autant que du « temps perdu ». L’usage de la photographie permet paradoxalement d’être au plus près de la poésie de Nerval. Or cette initiative d’unir le texte littéraire d’un auteur du xixe siècle aux images d’une photographe en prise avec la modernité de son temps se révèle un cas isolé, la préférence allant à cette époque à une concordance des temps entre écrivains et photographes.
Nerval illustré
Si l’image de Nerval est parfois celle d’un romantique visionnaire ou encore de ce « fol délicieux » dont parle Barrès[2], le poète en son temps, appartint à une bohème littéraire, celle des bousingots, nom qui désigne de jeunes gens fantaisistes et contestataires qui se placent volontiers du côté de la Modernité. Son attachement au réalisme, même s’il s’avère ambigu, et le désir qu’il eut toute sa vie de restituer la complexité du réel, tâche vouée à l’échec dans la mesure où celui-ci se dérobe au cadre de la représentation, pourrait correspondre à une certaine idée que l’on se fait alors de la photographie. D’ailleurs Nerval lui-même, emploie dans les Nuits d’octobre le vocabulaire de celle-ci : « Si tous ces détails n’étaient exacts, et si je ne cherchais ici à daguerréotyper la vérité, que de ressources romanesques me fourniraient ces deux types du malheur et de l’abrutissement[3] ! »
La réalité échappe sans cesse à celui qui cherche à la saisir, c’est sur le mode de la fantaisie, dont la définition, à l’époque, est celle d’une pensée, une imagination qui a quelque chose de capricieux, de bizarre, de libre, que Nerval tente de s’en approcher. Cette déviation par rapport à la règle offre sans doute plus de possibilités. Or le fantaisiste se révèle de façon privilégiée lorsqu’il voyage : quand il se met en route, il sait à peine où il va, il dédaigne les détails connus et les paysages célèbres, ne cherchant à glaner que des impressions éparses. Nerval décrira son voyage en Orient (1843) comme « un relevé jour par jour, heure par heure d’impressions locales qui n’ont de mérite qu’une minutieuse réalité ». Pour mieux en rendre compte, il emporte avec lui un daguerréotype, mais des difficultés d’ordre technique l’amèneront à renoncer à en faire usage. On peut supposer que cette initiative précoce aurait pu aboutir à l’édition d’un ouvrage illustré. À la manière des récits de voyage employant la photographie à des fins documentaires, de témoignage, peut-être dans le cas de Nerval de « preuve », quand l’imagination toute puissante viendrait à faire douter de l’existence même, du monde. Cependant l’aversion de Nerval pour la photographie est connue et dès 1839 il annonce : « Pour nous, qui préférons la nature de Cabat et de Decamps à la nature prise sur le fait de M. Daguerre, nous ne voyons dans cette invention qu’une sœur cadette du physionotype, dont on ne parle plus guère[4]. » Il se tourne alors vers les peintres comme Alexandre Bida, Camille Rogier, que la précision du dessin et l’observation rigoureuse placent du côté d’un orientalisme documentaire[5].
Alexandre Bida, trois turcs jouant aux échecs, dessin, musée national des châteaux de Malmaison et de Bois- Préau, coll. Osiris. RMN©. | Maurice Sand, Illustration pour Le meunier d’Angibault de George Sand, 1853 édition J. Hetzel. |
De son vivant, les publications des œuvres de Nerval sont rares, ses textes paraissent essentiellement dans les journaux et revues de l’époque, ce qui ne veut pas dire que Nerval n’ait jamais pensé à publier ses textes illustrés. Une lettre adressée à Maurice Sand nous donne quelques précisions quant à ce désir :
« […] je voudrais faire imprimer Sylvie dans un petit livre in-18, avec des illustrations. J’ai rencontré hier Hetzel, qui se trouvait à Paris. Il ne voit que vous qui puissiez me faire des dessins que l’on convertirait en bois ou en eaux-fortes. Croyez-vous avoir le temps de crayonner quelques croquis ? […] C’est une sorte d’idylle, dont votre illustre mère est un peu cause par ses bergeries du Berry. J’ai voulu illustrer aussi mon Valois. »[6]
Sa lettre restera sans suite et les ouvrages illustrés ne verront pas le jour du vivant de Nerval.
Nerval et la modernité, la modernité de Nerval
L’intérêt que suscite Nerval après sa mort aboutit à une première publication des œuvres complètes de 1867 à 1877 chez Lévy, mais elle comporte de nombreuses approximations. Grâce aux symbolistes comme Remy de Gourmont, Odilon Redon, qui partagent les visions du poète, une redécouverte de son œuvre est rendue possible. Au début du xxe siècle, certaines études comme celle d’Aristide Marie[7], publiée en 1914, présentent l’œuvre à travers l’homme. Cette biographie est accompagnée d’un certain nombre de documents inédits et de photographies à caractère documentaire, notamment celles des frères Neurdein, et témoigne d’un désir d’identification des lieux nervaliens, en particulier le Valois, berceau de son enfance.
Le livre de Jacques Boulenger[8], publié la même année, va plus loin encore en partant au pays de Gérard de Nerval pour y mener une véritable enquête sur les traces de « Gérard Labrunie » afin de démêler le vrai du faux dans l’œuvre du poète, là encore photos à l’appui. En dehors de ces tentatives, c’est surtout l’auteur de Sylvie qui est célébré, souvent illustré par des gravures ou des aquarelles charmantes[9], et la vision que l’on a de l’auteur semble se résumer à « celle d’un écrivain du xviiie siècle attardé et que le romantisme n’influença pas. Un pur Gaulois, traditionnel et local, qui a donné dans Sylvie une peinture naïve et fine de la vie française idéalisée[10] ». Marcel Proust s’insurgera contre cette vision réductrice et verra dans l’œuvre de Nerval non une « suite réductrice de claires et faciles aquarelles », mais celle d’un « esprit résolument novateur, restitution géniale du modus operandi de la mémoire[11] ». De même les Surréalistes découvrent Aurélia comme le modèle archétypal de l’écriture automatique. Aux uns il enseignait dans son pieux traditionalisme le culte vivifiant de la Terre et des Morts, aux autres il apparaissait dans le rayonnement extatique des initiés.
Germaine Krull et les années 30
L’entre-deux-guerres fait appel au réalisme, dans ce qu’il peut avoir de rassurant, le désir d’objectivité se traduit par un usage renforcé de la photographie. La presse est le moyen privilégié de diffusion de cette tendance, faite de précision et de simplicité.
Germaine Krull est une photographe allemande, « reporter dans le sang » dira Florent Fels, qui étudie de 1916-18 à la Lher und Verchsanstalt für Photographie de Munich, école réputée pour son enseignement orienté plutôt vers le portrait et le paysage et la technique pictorialiste. Cependant elle se trouve vite du côté de l’avant-garde ; Walter Benjamin la situe entre Sander et Blossfeldt, associée à la Nouvelle Objectivité allemande. Ce courant exprime en photographie un goût pour le monde des objets, les architectures statiques. On attribue à celle-ci une valeur de témoignage capable de restituer une époque à travers ses artefacts. Mais cette théorisation encyclopédique qui se retrouve en particulier dans le célèbre ouvrage d’Albert Renger Patzch (1897-1966) Die Welt ist schön, (le monde est beau), paru en 1928, ne fait que renforcer « l’énigme du monde ». Toutes les choses y sont présentées dans un système, une cohérence formelle qui les organise de l’intérieur et aussi entre elles. Il existe un ordre qui n’a pas de raison d’être et qui pour cette raison est d’autant plus merveilleux.
En 1926, Germaine Krull vient de s’installer à Paris. L’année suivante parait Métal[12], réunissant des photographies des ponts métalliques de Rotterdam, Amsterdam, Marseille et la Tour Eiffel. Cet ouvrage lui vaudra le surnom de Walkyrie de fer (journal satirique Le Merle blanc) et une reconnaissance à jamais associée à ces vues d’un monde industriel et mécanique traité de façon objective « comme son œil a vu », cependant que les cadrages insolites la rattachent au courant de la Nouvelle Vision. Sa rencontre avec le cinéaste Joris Ivens[13]en 1923, moment où elle commence à photographier ces structures métalliques, et leur installation à Rotterdam a sans doute constitué une source d’émulation non négligeable. Cependant on est frappé par le texte de Florent Fels qui accompagne les images :
« Leur nouveauté nous saisit et nous effraie à la manière des grands phénomènes de la nature. […] L’acier transforme nos paysages. Des forêts de pylônes remplacent les arbres séculaires. Les hauts-fourneaux se substituent aux collines. / De cet aspect nouveau du monde, voici quelques éléments fixés dans de belles photographies, représentatives du nouveau romantisme. […] ses photographies sont des sonnets aux rimes aigües et lumineuses. »[14]
Il exprime une volonté de placer ce monde froid et inquiétant, dans une sorte de continuité avec le romantisme du XIXe siècle, il rejoint en cela les idées de Pierre Mac Orlan autour de la notion de « fantastique social » ou « romantisme social », expressions employées par l’auteur notamment à propos du pouvoir d’étrangeté qu’il attribue à la photographie[15].
Par ailleurs Mac Orlan, écrivain poète dont l’intérêt et la pratique de la photographie sont bien connus, envisage volontiers la photographie en relation avec la littérature comme un objet de médiation qui permet de comprendre le monde et son temps, celui de « la grande aventure industrielle ». En arrêtant le regard, l’immobilité de la prise de vue offre la possibilité de saisir les détails révélateurs, l’enregistrement du réel transforme celui-ci en le fixant et agit comme un déclencheur de l’imagination poétique. La ville, et plus particulièrement Paris, est la source privilégiée pour faire surgir l’immanent mystère au cœur du quotidien. Après avoir écrit sur Atget, que tous considèrent comme précurseur en la matière, Mac Orlan écrit en 1931 un texte sur Germaine Krull :
« Que Germaine Krull transpose un paysage de machines en une sorte de symphonie stupéfiante, qu’elle joue littérairement avec les lumières de Paris […] elle ne crée pas des anecdotes faciles, mais elle met en évidence le détail secret que les gens n’aperçoivent pas toujours, mais que la lumière de son objectif découvre là où il se cachait. »[16]
Sur la route
Germaine Krull mène une vie aventureuse et son œuvre est inclassable, c’est « la vie qui mène la danse » pour reprendre le titre de ses mémoires, manuscrit dactylographié de 1980 conservé au Musée Folkwang à Essen. Comme elle aime à le rappeler : « Je n’ai pas de spécialité dans les photographies, j’aime la photographie sous tous ses aspects » ou encore : « Le vrai photographe, c’est le témoin de tous les jours, c’est le reporter ».
Elle publie énormément dans la presse, les revues l’Art vivant, Vu, Jazz, pour lesquelles la photographie est considérée comme œuvre valant pour elle-même ou en illustration d’articles. Elle devient l’œil photographique des journalistes qui écrivent les textes, lorsque le rapport n’est pas inversé[17]. Germaine Krull est amenée à participer à la publication de livres où s’associent images et reportage, préfacés ou accompagnés de textes à vocation littéraire, le texte illustrant la photographie : Images du monde, collection publiée chez Firmin Didot, donne un exemple significatif de la formule mixte ; Marines, mer, marins (1930), préfacé par Paul Valéry, rassemblent des photos d’agences, documents d’archives et clichés signés, dont certains de Krull ; Route de Paris à la Méditerranée (1931), présenté par Paul Morand, avec des photos de Kertész, Krull, et alii ; La route Paris-Biarritz (1931), coll. « Voir », Jacques Haumont, préface de Claude Farrère, photos de Krull.
Elle parcourt les routes de France à bord de sa voiture, une Peugeot, la liberté de son regard se traduit par des photographies dont le léger flou et le cadrage, parfois insolite, restituent les conditions de la prise de vue. Le thème du voyage, lié à celui de la modernité, de la liberté, de la vitesse, inscrit le projet dans un désir d’enregistrer le monde à l’aide d’un appareil devenu plus maniable, d’ailleurs les photographies de Germaine Krull pour Le Valois en font état. Elles apparaissent dans l’ouvrage comme l’itinéraire personnel d’une femme reporter, sur les routes, en voiture parcourant villes et villages, ou s’arrêtant dans la nature à la manière d’un touriste, une invitation au voyage dans la France des années 30. En revanche, la prise de vue se révèle particulièrement sobre et classique et ne reflète en rien les audaces de Métal ou, dans un genre très différent, de La Folle d’Itteville[18].
La rencontre avec Jacques Haumont
Si Germaine Krull participe, entre les deux-guerres, à la création de nombreux ouvrages qui mêlent texte et photographie, c’est aussi grâce à sa rencontre avec Jacques Haumont. Chartiste, bibliothécaire et archiviste, celui-ci découvre le goût de la typographie après un passage à la direction littéraire des éditions Firmin-Didot. La maison fondée en 1698 est celle d’une véritable dynastie de tailleurs fondeurs de caractère, doublés à certaines époques d’érudits et de bibliophiles, mais il n’y avait pas une culture du livre illustré chez les Didot. Au début du XXe siècle le département imprimerie est de loin le plus important, une tentative de relance des éditions est entreprise par Haumont dans les années 30. Il va faire preuve d’une grande originalité éditoriale, avant de fonder sa propre maison d’édition qui publiera pendant vingt ans près de trois cents livres. Le choix arrêté sur Nerval montre son affinité avec un écrivain qui accorda lui-même au livre et à la lecture, une passion dévorante. On peut trouver maintes résonnances des gouts de Nerval avec ceux de Haumont, ne serait ce qu’en consultant le catalogue des livres qu’il publia.
Il est certain que sa connaissance du livre en tant qu’objet fut essentielle pour la mise en page du Valois. D’ailleurs le choix d’associer un texte de Nerval à des photographies de Krull, par originalité de la proposition, est probablement à mettre à son actif. C’est une véritable collaboration, où se mêlent quelques sentiments affectifs, qui va être à l’œuvre dans ce projet. Le Valois, par le choix du format, la qualité de son impression, s’inscrit à première vue dans la tradition des éditions de luxe et du livre illustré. Cependant il ne correspond pas à l’idée que l’on se fait habituellement du livre illustré et l’interaction entre texte et images mérite une analyse détaillée.
Nuances et Résonnances
« C’est comme un manuscrit palimpseste
dont on fait reparaitre les lignes
par des procédés chimiques »
Nerval, le Valois
L’objet livre se présente au lecteur sous une forme elliptique, les seules informations données quant au contenu se résument à ce qui est inscrit sur la première page de couverture, à savoir l’importance du lieu signalé par le titre, premier impact visuel, le nom de l’auteur et l’indication « illustré par Germaine Krull » qui insiste sur le regard de la photographe plus que sur l’idée de photographie. À l’intérieur, trois titres de chapitres : « Un jour à Senlis », « Une visite à Ermenonville », « Ermenonville », ponctuent le récit en lui donnant un cadre sans qu’aucune préface, postface ou note ne viennent préciser l’origine du texte. De même aucune photographie n’est légendée. Mais il faut ici distinguer les tirages de tête[19] de l’édition courante car la présentation comporte des distinctions importantes. Dans le premier cas, les pages de texte ne sont pas numérotées. De plus, les photographies originales, tirées sur papier photo, pour des raisons techniques, sont au format du livre. Leur nombre n’est que de vingt-cinq au lieu de quarante-huit, ce qui amène une alternance régulière entre page de texte et photographie. L’ordre de présentation des photographies par rapport au texte n’est pas le même et certaines photos présentes dans le tirage de tête ne figurent pas dans la version ordinaire. L’interaction entre texte et image s’en trouve diminuée. L’analyse qui suit portera donc sur l’impression courante.
Une place prédominante est accordée à l’image[20] ce qui permet d’instaurer un rythme aléatoire et aéré[21]. En effet si à chaque page de texte correspond une image évoquant plus ou moins les propos écrits, ce dialogue est rompu, de temps à autre, par une succession d’images sans texte faisant défiler des paysages et lieux, à la vitesse de l’automobile, ce qui a pour effet de créer une dilatation ou une suspension du temps de lecture. La concordance entre ce qui est lu et ce qui est vu n’apparait pas de façon systématique, bien au contraire, elle peut-être retardée ; un décalage s’opère dans la restitution des lieux, ce qui produit chez le lecteur une résonnance, une réminiscence à l’intérieur même du déroulement du récit. Ce phénomène accompagne en réalité au plus près le discours de Nerval, car, s’il existe bien une progression dans le récit, celle‑ci, loin d’être linéaire, s’articule sous la forme de digressions, allers-retours entre le présent et le passé, entre réalité et imaginaire… Il existe également de nombreuses dissemblances entre les images générées par le texte et les photographies. Alors que la vision de Nerval l’amène à décrire les lieux « en couleur » – « La teinte rougeâtre des chênes et des trembles sur le vert foncé des gazons » (p. 2) –, ce qui est renforcé par l’évocation de certains tableaux : le Voyage à Cythère de Watteau, ceux des maitres flamands, les Idylles de Gessner, le noir et blanc de la photographie modernise le propos en s’en détachant.
Germaine Krull, photographie, Le Valois, 1930, Source : Bibliothèque de Senlis©. |
Détail inversé du tableau de J.B.C. Corot, Le batelier à Mortefontaine 1865-70 Frick collection NY, Source : Wikipédia, CC-BY. |
De même l’absence quasi-totale de personnages dans les photos de Germaine Krull renforce cette distance par rapport au texte. Il arrive également que la photographie réponde de façon allusive à l’image du texte comme par exemple ce passage où il est question d’un château et d’un portrait en bronze d’Henri IV (ci-dessous) et où la photo présente une architecture avec une plaque en bronze représentant en médaille le profil d’une personne. Aucun moyen ne nous est donné de savoir, à moins de connaître les lieux, qu’il s’agit en fait d’une plaque commémorative du passage de Jeanne d’Arc (placée là en 1929) et que le portrait dont il est fait mention par Nerval se trouve à un autre endroit de la ville. Le lecteur promeneur attentif est d’autant plus intrigué qu’il sent bien que les renseignements fournis ne sont pas cohérents.
Germaine Krull, photographie, Le Valois, 1930, Source : Bibliothèque de Senlis©. |
Ainsi les lieux montrés ne correspondent-ils pas toujours aux lieux cités : les ruines du château de Montépilloy, l’église de Ste Félicité à Montagny (dressée seule au milieu du paysage). Cependant, ils coïncident avec l’esprit des lieux, comme exemplaires, emblématiques du Valois. Certains éléments sont donnés de façon fragmentaire : détail d’un clocher de l’église montrant l’horloge, il est quatre heures. Cette invitation au voyage à laquelle la vision des routes, sentiers, chemins incessamment photographiés participe, on s’y perd, avant qu’un indice ne vienne témoigner de la vraisemblance (à travers le livre, le lecteur est invité à parcourir cette région, mais aussi à s’en imprégner). Germaine Krull donne à voir son propre cheminement sans chercher à coller au texte, même si les deux tout à coup coïncident, comme par hasard. Sur l’esplanade de la porte sud de la cathédrale de Senlis, par exemple. Encore faut-il nuancer ces points de rencontre puisqu’un détail, ici la voiture, indique que la concordance des temps est impossible.
Cette constante oscillation entre rêve, projection imaginaire et réalité du récit de Nerval, loin d’être contredite par le réalisme des photographies, l’accompagne et lui fait écho.
L’enchantement du réel : reflets, lumière, effets de flou…
Cette liberté des photographies de Germaine Krull par rapport au texte de Nerval augmente la sensation d’étrangeté. Elles ne cherchent pas à se conformer aux images du texte. D’autant que le récit fonctionne selon plusieurs temporalités, le réel servant à une remémoration de souvenirs anciens. Cependant le Valois renferme en lui-même un rapport au temps particulièrement complexe, il facilite cette perte de repères : la nature y parait immuable, les arbres, les sentiers, les étangs photographiés pourraient être ceux connus de Nerval, l’architecture des villes et villages traversés par Germaine Krull semble miraculeusement préservée, elle renvoie à des temps anciens, l’histoire y est palpable. Quant aux fabriques du parc d’Ermenonville ou de Mortefontaine, aux ruines de Chaalis, véritables pièces de décor, elles ne font que renforcer, accréditer l’illusion qui alimente le rêve de Nerval. Pour les brumes, nul besoin d’effet « pictorialiste », elles résultent d’un phénomène atmosphérique bien connu dans la région. Ainsi ce qui semble fictif dans le récit de Nerval se trouve cautionné par la « surréalité » qu’offre la photographie. Les photographies de Germaine Krull semblent dépourvues de toute narration, et pourtant la présence du berger marchant sur le bord de la route avec ses moutons devient idylle, les barques qui attendent silencieuses au bord de l’étang parlent de Cythère, celle-là même que Watteau a peinte deux siècles plus tôt et dont Nerval se souvient au début d’« Une journée à Senlis ». Le texte apporte un enchantement au réel photographique.
Germaine Krull, photographie, Le Valois, 1930, |
J.B.C. Corot, Le batelier à Mortefontaine 1865-70 Frick collection NY, et détail inversé. Source : Wikipédia. |
« Ci-gît Almazor »
Ce voyage accompli par Germaine Krull dans le Valois, Nerval l’entreprit en son temps au pays de son enfance, mêlant histoire intime à l’histoire collective sur les traces de Watteau, du roi Henri et de la belle Gabrielle et surtout de Rousseau. Le voyage se transforme en pèlerinage et nourrit sa rêverie sur le temps et la disparition. Or l’usage de la photographie renforce cette notion, elle devient signe.
Germaine Krull, photographie, Le Valois, 1930, Source : Bibliothèque de Senlis©.
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L’absence est rendue visible par cette grande route vide à perte de vue, première image, plus loin le ciel menaçant que le texte amplifie : « C’est le jour des Morts que je vous écris ; pardon de ces idées mélancoliques. » Plus loin encore, le détail d’un clocher donnant à voir l’horloge aux aiguilles figées dans le cercle du temps, puis l’île des peupliers, la tombe de Rousseau à Ermenonville, enfin, les deux dernières images se refermant sur le cimetière de façon redondante, alors que le texte, après avoir amené le lecteur en ses lieux, fait retour sur l’enfance à jamais révolue et pourtant éternelle. Le temps accomplit chez Nerval une ronde, il est cyclique.
Dans les bois du texte et de l’image.
Si les photographies de Germaine Krull se donnent à voir comme documents, à valeur objective, restitutions de lieux existants, elles sont également à considérer comme œuvre dans la mesure où le cadrage, le rendu, la fragmentation du réel opéré correspondent à des choix dans lesquels la subjectivité de l’artiste intervient. De même, la mise en page des éléments constitutifs du livre résulte d’une sélection minutieuse. Il apparait que certaines photos, sans faire référence directement aux images véhiculées par le texte de Nerval, y répondent de façon formelle, par contamination, le texte accomplissant en cela une suggestion dans la lecture de l’image au-delà de sa perception immédiate. Ainsi « les troncs blancs des bouleaux se détachant du milieu des bruyères et des broussailles » (p. 2‑3) trouvent-ils un lointain écho dans la trace blanche du sentier présente sur la photographie en vis-à-vis, ou encore « la danse singulière » (p. 6) des petites filles dans la disposition spatiale des meules de foin…
Détail de la photographie de Germaine Krull, photographie, Le Valois, 1930, Source : Bibliothèque de Senlis©. |
A l’opposé d’une description de l’Île de France comme pays de « mesure et de grâce moyenne », Nerval entraîne le lecteur dans sa vision subjective du réel, vision mue par le souvenir et empreinte de cette atmosphère de rêve, qui possède la capacité de changer notre regard sur le Valois et de l’imprégner durablement d’une poésie surnaturaliste. En regard de cette interprétation, les photos de Germaine Krull apparaissent moins comme le témoignage d’un lieu existant, qu’un accompagnement de la vision du poète, où la photographe tente de restituer par certains effets (lumière, flou, reflets…) le mystère, l’incertain des lieux. Les images expriment alors la capacité à pouvoir montrer un au-delà du réel. A l’appui des textes de Mac Orlan sur la photographie, et du rappel des préoccupations surréalistes, on peut voir également dans les années 20 le désir de transformer le statut de l’image photographique. De simple document, celle-ci devient « promesse », porte d’entrée vers l’imaginaire. La « littérarisation », c’est-à-dire le jeu des interférences entre image et texte favorise ce basculement. Comme le rapporte Waldemar George dans un numéro spécial consacré à la photographie en 1930 : « En tant que libre transmutation de la substance littéraire, l’illustration par la photographie peut entièrement rénover l’art du livre […] la photographie élargit le domaine de l’imagination […] elle répond aux appels de l’esprit d’examen, de la curiosité, elle offre un immense exutoire à notre soif de mirages. La faculté de rêve de l’homme contemporain est doublée, décuplée, centuplée par la photographie, cette lampe d’Aladin qui lui livre les secrets de l’univers invisible[22] ».
À sa réception, l’ouvrage est plutôt bien accueilli par la critique, on reconnaît à Germaine Krull une intelligence du texte, une sensibilité sœur de celle de Nerval[23], ou qui « a su saisir [les paysages du Valois] d’instinct, au vol pourrait-on dire, sans recherche d’angles prétentieux ou d’éclairages littéraires[24] ». Un critique, trouvant à la photographie en général « Une personnalité qui se manifeste plus par sa vision et son expression lumineuse que par des thèmes préférés ou certains sujets d’inspiration », peut affirmer que « L’œuvre d’une Germaine Krull […] est particulièrement significative[25] ». Un autre conclut de même sur l’harmonie de l’ensemble et l’indépendance d’esprit du photographe : « Je vous conseille de lire le livre de Gérard de Nerval et de méditer. Je vous conseille de considérer les photographies de Mme Germaine Krull et de rêver. Oui, c’est bien là un enchantement[26]. »
Catherine Clot
New York University
Notes
- Gérard de Nerval, première version dans les Faux Saulniers ou histoire de l’abbé de Bucquoy, publié en feuilleton dans Le National en 1850, à l’exception du troisième chapitre intitulé Ermenonville, livré le 15 novembre 1852 dans la Bohême Galante. Voir aussi les Filles du Feu, notamment Angélique et Sylvie, Souvenirs du Valois, parution le 15 août 1853 dans La Revue des deux mondes. [↩]
- Voir discours de réception de Maurice Barrès à l’Académie Française le 17 Janvier 1907. [↩]
- Gérard de Nerval, Nuits d’octobre, chap. xvi Paul Niquet, publié dans l’Illustration (oct.-nov. 1852) ; Œuvres complètes, t. III, édition publiée sous la direction de Jean Guillaume et de Claude Pichois, « Bibliothèque de la Pléiade », Gallimard, 1993, p. 335. [↩]
- « Lettre VI. À Madame Martin (du Nord) à Ostende », datée du 15 septembre 1839, à Wiesbaden, in Lettres aux belles femmes de Paris et de la province, 5e et 6e livraisons (21 et 28 sept. 1839) p. 36 ; édition en volume, Au Bureau, rue Christine, 1840, p. 40 ; les remarques sur Paris et le daguerréotype ne sont pas reprises dans Lorely (voir Œuvres complètes, t. III, op. cit., p. 36‑37, 953, 988‑990). [↩]
- Cf. préface de Théophile Gautier, d’abord confié à Nerval, pour La Turquie, mœurs et usages des orientaux au dix-neuvième siècle… dessinée d’après nature par Camille Rogier, décembre 1846 : « C’est une œuvre sévèrement conçue, exécutée avec amour et conscience, et dans un but d’utilité générale. Chaque planche est à la fois un tableau et un document que l’on peut consulter en toute certitude […] », Fusains et Eaux-fortes, Charpentier, 1880, p. 225‑226. [↩]
- Lettre adressée à Maurice Sand le 5 novembre 1853, Œuvres complètes, t. III, op. cit., p. 819‑820. [↩]
- Aristide Marie, Gérard de Nerval, le poète, l’homme, d’après des manuscrits et documents inédits, Librairie Hachette, 1914. Les œuvres complètes de Gérard de Nerval seront également publiées sous la direction d’Aristide Marie, 6 vol., Champion, 1926-1932, in-8°. [↩]
- Jacques Boulenger, au pays de Gérard de Nerval, Paris, Librairie ancienne Honoré Champion, 1914, avec huit planches hors texte. [↩]
- Nerval illustré – voir à ce sujet : Gérard de Nerval, exposition organisée pour le centième anniversaire de sa mort [24 octobre-novembre 1955], sous la dir. de Roger Pierrot, Françoise Gardey et Madeleine Cottin, préf. de Julien Cain, Bibliothèque nationale, 1955. [↩]
- Marcel Proust, Contre Sainte-Beuve, chap. ix Gérard de Nerval, Gallimard, 1954. [↩]
- Idem. [↩]
- Métal, photographies de Germaine Krull, introduction de Florent Fels, A. Calavas, Éditeur, Librairie des Arts Décoratifs [1927]. 64 planches en héliogravure. [↩]
- Voir le film réalisé par Joris Ivens en 1927-1928, intitulé Le Pont. [↩]
- Le texte de Fels est reproduit dans : Dominique Baqué, Les Documents de la modernité, Chambon, Nîmes, 1993, p. 181‑182. [↩]
- Clément Chéroux, Pierre Mac Orlan écrits sur la photographie, coll. « Écriture photographique », Textuel, 2011. [↩]
- Pierre Mac Orlan, Préface de Germaine Krull, coll. « Photographes nouveaux », NRF/Gallimard, 1931 ; reproduit dans Écrits sur la photographie, op. cit., p. 105. [↩]
- Claire Bustarret, Le livre et la photographie dans Histoire de l’édition française, t. 4. [↩]
- Georges Simenon, La folle d’Itteville, photographies de G. Krull, coll. « Phototexte », Éditions Jacques Haumont, 1931. Tirage : 25 000 exemplaires. [↩]
- « Il a été tiré de cet ouvrage cinquante exemplaires sur vergé d’Arches, illustrés de [25] photographies originales signées par l’artiste [au colophon] numérotés de 1 à 50, et six exemplaires hors commerce numérotés de li à lvi. » [↩]
- Pour l’édition courante, tirage à 1 000 exemplaires : 27 pages de texte, 48 reproductions photographiques, procédé de reproduction : héliogravure. [↩]
- Jean Bruller, dans sa présentation du livre en 1931, trouve la mise en page trop « baroque » à son gout, et les photographies : « toujours hors-texte, ce qui se comprend, car elles […] deviendraient, encadrées de texte, documents et non œuvres d’art. Mais elles sont disposées contrairement à toute logique, rejetées par exemple dans le coin extérieur d’une page, tout le reste […] étant blanc. Cela sent la recherche de l’originalité […] Ce qui est dommage, car elles sont très belles, souvent poétiques, et toujours d’une qualité lumineuse rare. » La quinzaine critique des livres et des revues, no 31 (10 avril 1931) p. 380. [↩]
- Waldemar George, Arts et métiers graphiques, no 16 (15 mars 1930). [↩]
- Le Jardin des lettres, revue mensuelle de tous les livres français et du mouvement intellectuel contemporain, no 5 (mars 1931) rubrique variété littéraire. [↩]
- Anon., [compte rendu de trois ouvrages de Krull], Art et Décoration, revue mensuelle d’Art Moderne, Vol. 60 (octobre 1931) p. VIII. [↩]
- Idem. [↩]
- La semaine à Paris, no 458 (13 mars 1931). [↩]