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OBERHUBER Andrea, « Projets photolittéraires et modes de lecture de l’objet livre dans les années trente »


 Actes du colloque « Photolittérature, littératie visuelle et nouvelles textualités », sous la dir. de  P. Edwards ; V. Lavoie ; J-P. Montier ;  NYU, Paris, 26-27 octobre 2012.


Résumé :  Deux œuvres hybrides permettront de démontrer la recherche de formes livresques novatrices qui se situent du côté de la photolittérature. Il s’agit d’Aveux non avenus (1930) réalisé par Claude Cahun en étroite collaboration avec la peintre-graphiste Marcel Moore, d’une part, et du Cœur de Pic publié en 1937 par Lise Deharme et augmenté de planches photographiques de Claude Cahun, d’autre part. Dans les deux cas de figure, la collaboration est régie par le principe de création à quatre mains mettant en place des relations dynamiques, parfois conflictuelles, entre l’écriture et la photographie, tout en sollicitant un lecteur-spectateur alerte.


mots-clés : surréalisme, rapports texte/image, collaboration, lecteur-spectateur



Pour citer cet article : OBERHUBER, Andrea, « Projets photolittéraires et modes de lecture de l’objet livre dans les années trente », actes du colloque « Photolittérature, littératie visuelle et nouvelles textualités », sous la dir. de V. Lavoie ; P. Edwards ; J-P. Montier ; NYU, Paris, 26 & 27 octobre 2012, publié sur Phlit le 30/05/2012.
 url : http://phlit.org/press/?p=1682


 





 
Projets photolittéraires et modes de lecture de l’objet livre dans les années trente


En rupture avec la pratique de l’illustration d’un livre, accomplie souvent a posteriori, chère aux éditions bibliophiliques du XIXe siècle mais non exclusivement, les avant-gardes de l’entre-deux-guerres, Dada vers la fin du mouvement et plus particulièrement le surréalisme, s’appliquent à repenser l’objet livre en termes de démarche collaborative et de dialogue intermédial. Ces nouvelles formes d’imbrication du textuel et du pictural, souvent sur la double page voire sur la même page comme dans le photopoème Facile (1935), l’un des plus illustres exemples de l’entre-deux-guerres, se situent en effet bien au-delà de la tradition du « livre illustré[1] » où l’image offre une paraphrase visuelle du texte, faisant plutôt office de simple support de lecture que de complément des mots au-delà d’une fonction mimétique, pour reprendre l’idée de Renée Riese Hubert[2].


Depuis la vision reconfigurée de l’objet livre par les poètes Charles Cros et Mallarmé d’une part, et le peintre Manet d’autre part, la collaboration entre écrivains et artistes visuels a donné lieu à une panoplie de ce qu’Yves Peyré appelle « livre de dialogue[3] », pratique qu’il illustre des années 1870 jusqu’aux années 1990, soit sur plus d’un siècle. Pour les diverses formes d’œuvres hybrides issues des années 1920-50, Henri Béhar, Renée Riese Hubert et Lothar Lang, entre autres, privilégient le terme « livre surréaliste » tenant compte ainsi de la volonté des membres du groupe surréaliste à faire dialoguer au sein de l’espace livre diverses formes d’expression artistiques, publiées la plupart du temps aux Éditions Surréalistes ou chez GLM[4]. Mentionnons, à titre d’exemples, Répétitions (1922) de Paul Éluard et Max Ernst, La Dame ovale (1939) de Leonora Carrington et Ernst toujours, Fata Morgana (1942) de Breton et Wilfredo Lam ou Parler seul (1950) de Tristan Tzara et Joan Miró.


Ce qui m’intéresse davantage, dans le contexte d’une réflexion sur la « photolittérature » et ses multiples facettes, sont les projets de textualités mixtes au sein desquels la photographie joue un rôle de premier ordre, au détriment des formes d’expression dominant la tradition visuelle occidentale, soit la peinture, le dessin, la gravure ou la lithographie. Deux exemples me serviront d’appui pour démontrer l’importance accordée par certains auteurs de l’entre-deux-guerres au médium photographique : il s’agit d’Aveux non avenus publié en 1930 et du Cœur de Pic paru sept ans plus tard. Dans les deux cas, la photographie se voit littéralement revalorisée en tant que moyen artistique à part entière, déjouant dès lors, une quarantaine d’années après Bruges-la-Morte (1892), premier récit photolittéraire malgré lui[5], son statut d’(é)preuve du réel[6]. Les livres « surréalistes » réalisés par Claude Cahun et Marcel Moore, Lise Deharme et Cahun témoignent du désir de reconfigurer l’objet livre en faisant s’y croiser, sur le mode des rapports texte/image dynamiques[7], l’écriture et l’image photographique.


1.     Collage de texte et photomontage dans Aveux non avenus


Avec son étroite collaboratrice de longue date, Claude Cahun se lance dès 1919 dans une enquête sur soi qui mobilise diverses formes d’écritures et de photographies afin de consigner dans l’espace d’une œuvre syncrétique ce que le sujet de l’énonciation appelle d’entrée de jeu, dans une sorte de prologue, l’« aventure invisible », susceptible d’« exerce[r] l’œil[8] ». Sont assemblés au sein de cet objet livresque, qui fait suite à Vues et visions (1914, 1919) et à une série de nouvelles, Héroïnes (1925), publiées dans deux grandes revues littéraires de l’époque[9], des fragments textuels reliés entre eux par divers symboles et regroupés, dans la macrostructure, en neuf parties hétéroclites. Entre les textes sont insérées dix héliogravures « composées par Moore d’après les projets de l’auteur », comme nous l’indique la page de titre. La configuration du texte et des dix photomontages, deux moyens de la fragmentation, fait apparaître tant les lignes de rupture que les jointures entre le littéral et le figural. La fragmentation multiple du texte, où se côtoient de près réflexions poétiques et métaphysiques, récits de rêve, aphorismes, extraits de correspondance, bribes d’un journal intime, poèmes, contes et mythes réécrits, ainsi que des images photographiques recyclées et agencées selon une esthétique kaléidoscopique, récuse l’autoreprésentation conventionnelle en faveur d’un ensemble « texte/image » des plus complexes[10].


S’il est évident que l’assemblage des photomontages et des innombrables fragments textuels se situe du côté de la fracture, des rapports de collision donc, il est moins aisé de saisir le lien qui unirait, sous forme de collusion les deux entités constitutives des Aveux. Les images préfigurant de manière trompeuse chaque nouvelle section, les acronymes qui prétendent « nommer » les parties[11] ainsi que les symboles de séparation entrecoupant le texte ne balisent point la lecture des prétendus aveux. Comment lire, par quel bout prendre cet objet monstrueux qui préfère à l’écriture de l’intime le secret d’un texte qui ne se livre pas[12], qui maintient d’un commun accord avec les images l’indéfinition générique[13] jusqu’aux derniers passages du texte, jusqu’à l’image ultime, insérée dans la table des matières ? Constatons pour l’instant que l’objet livresque qui joue la carte (truquée) de la confidence semble régi par le principe esthétique de l’obscur ; l’aura du confidentiel et du dissimulé pointe vers l’inconnu, vers les zones du rêve et du cauchemar, là où le lecteur risque de perdre ses repères.


Aveux non avenus interroge notre perception de la limite et son dépassement possible. Cette propension à transgresser sans jamais se situer ni de l’un ni de l’autre côté de la frontière caractérise le sujet moderniste que figurent l’auteure-artiste et sa collaboratrice Moore à travers leur démarche intermédiale. Plutôt que de se laisser tenter par la réminiscence d’histoires, d’épisodes et de fantômes d’autrefois, Cahun reconfigure les stratégies d’écriture autobiographique et la pratique de l’autoportrait, son pendant pictural, en annonçant la couleur de ses cartes ainsi : « Vais-je donc m’embarrasser de tout l’attirail des faits, de pierres, de cordes tendrement coupées, de précipices… Ce n’est pas intéressant. Devinez, rétablissez. Le vertige est sous-entendu, l’ascension ou la chute » (Aveux, 1). L’indéfinition générique des Aveux est mise en valeur par la succession abrupte des fragments textuels qui ne se fondent pas les uns dans les autres. Ils se succèdent, semblent juxtaposés comme si toute la colle avait été utilisée pour d’autres projets. En l’absence d’un récit principal et d’un fil conducteur (ou de plusieurs fils), les fragments de texte peuvent être lus par le lecteur de manière non linéaire, selon son inspiration du moment, ou du moins c’est un mode de lecture parmi d’autres. Les ruptures d’idées sont signalées par des symboles à valeur de colophons (étoile, cœur, bouche, œil), ou alors par des intertitres (« Lettre d’Aurige au poète », « Portraits psychologiques », « En marge », « Compliment de Noël »). Tout se passe comme si la facture fragmentée du texte devait rendre apparent le désir de la voix narrative – en réalité, il y en a plusieurs qui se disputent la parole – de rompre avec l’idée d’un récit de soi linéaire. L’œuvre affiche sa perte des repères, tant sur le plan de la conception d’un moi autobiographique que sur celui de sa mise en forme.


Tout au long de ces Aveux déclarés aussitôt (nuls et) non avenus, la rencontre de deux langages – le photomontage et l’écriture plurielle –, crée des coïncidences monstrueuses. De fait, la monstruosité émerge de la difficulté, voire de l’impossibilité à rendre cohérent ce que l’œil voit et lit, autrement dit de l’incongruité de certains éléments qui heurtent le regard. Les fragments textuels filent à leur tour l’image du monstre, associée certes au sujet qui s’amuse à toutes sortes de jeux de masque et de travestissement[14]. Mais la métaphore du monstre caractérise également le couple, selon Cahun, un « monstre à deux têtes » (Aveux, 125). De manière plus explicite, certains photomontages, telle la planche VIII[15], donnent à voir des compositions de corps et de têtes déformés, étirés, bref des ensembles iconiques qui rappellent l’esthétique de la distorsion à la manière d’André Kertész ou d’Alexander Rodtchenko. La technique du recyclage d’autoportraits et d’autres sources iconiques, de même que l’assemblage d’éléments composites sont propices au sentiment d’étrangeté qui envahit le spectateur face à ces photomontages en noir et blanc. Breton note à propos du collage que de la rencontre d’éléments hétérogènes doit naître une étincelle, le jaillissement du surréel ; c’est ce qui confère au collage sa valeur[16]. Les photomontages fabriqués par Moore – « d’après les projets de l’auteur », rappelons cette insistance paratextuelle – s’inspirent en effet de la technique du collage Dada reprise par les surréalistes et adaptée à leur esthétique de la stupéfiante image, souvent au sein même du livre dit surréaliste. Le choix du photomontage, associé à un texte hautement fragmenté, répond chez Cahun et Moore à la volonté de se libérer des contraintes liées à un seul langage artistique, à un seul médium : elles coupent et découpent divers éléments, puis elles les assemblent afin de faire apparaître des dispositifs qui défient le regard. Le collage vise en effet, comme l’indique Elza Adamowicz dans Surrealist Collage in Text and Image[17], la déstabilisation tant du producteur d’images que du spectateur. La juxtaposition d’éléments disparates dans Aveux non avenus crée un écart, certes entre le texte et les photomontages, mais également entre les fragments textuels eux-mêmes. Cet écart multiple ouvre des brèches, génère un espace de réflexion dans lequel le lecteur peut s’insérer et devenir co-créateur du livre, de ses possibles sens. Lors de la dernière étape du collage – à la collecte et au montage succède la configuration des fragments –, le lecteur est engagé, selon Elza Adamowicz à faire valoir les éléments disparates par rapport à l’idée d’ensemble[18]. Ainsi s’engage-t-il dans une relation dialogique avec le texte/image afin de trouver des passerelles entre les deux langages, ou pour simplement constater le caractère incompatible entre les différentes parties.


Prenons un exemple concret qui nous permet de comprendre l’enlacement de l’écriture et des images, les rapports de collusion et de collision entre le textuel et le visuel à l’intérieur d’une des neuf parties. La troisième planche servant d’interstice entre la partie II intitulée « MOI-MÊME (faute de mieux). La sirène succombe à ses propres voix » et les fragments de texte qui suivent, montrent Cahun en persona fascinée apparemment par son reflet, tant dans le miroir que dans l’œil agrandi. Cette autoreprésentation divisée en deux, entre la partie supérieure et la partie inférieure de la planche III, semble vouloir baliser le terrain pour la notion de « self-love » qui sera déclinée, interrogée, mise à mort, en étroit lien avec le mythe de Narcisse, dans une bonne partie des pages de cette section (Aveux, 36-41). Le jeu sur le dédoublement et la variation du même thème que propose le photomontage aiguise le regard du spectateur, comme pour mieux l’avertir que les divers reflets du même dans le miroir ou sur la rétine de l’œil ne sont que des « morceaux » à partir desquels il s’agit de « composer un vitrail » (Aveux, 30) ; que dans le travail de (re)composition, il y aura autant de « transparence » que d’« opacité » (Aveux, 30) à l’œuvre. Face à cette image de soi spectralisée – comme si on avait arrêté de tourner le kaléidoscope –, le spectateur qui devra se transformer en lecteur dès qu’il tourne la page se voit confronté à autant de morceaux textuels qu’il lui faut assembler avant de les assimiler à travers une lecture ponctuée d’arrêts et de reprises. Le « je » textuel prend corps à travers les voix d’une sirène polyphonique qui tente de le séduire grâce à la beauté de son chant et de toutes les surfaces miroitantes : « Le bronze – l’argent – le verre : nos mirois sont presque parfaits » (Aveux, 38). Si le sujet paraît énigmatique dans le photomontage – les effets de voilement et de travestissement amplifiant l’effet d’étrangeté –, il l’est encore plus dans ce brouillage de figures mythologiques et de voix diffractées se faisant entendre entre les matelots, Narcisse, Parsifal, le Seigneur et Tantale, entre autres. L’accès à une image cohérente demeure décidément difficile. C’est que, comme dans l’image photographique montée de toutes pièces sur un fond noir, le champ de vision est limité ; on comprend que la vue qu’on a la nuit ne permet de voir que ce qui se détache de l’obscurité.


En quête d’une autre clé, on retourne, une fois de plus, à la planche III pour constater qu’elle fait cohabiter deux modes d’expression sur la même page. Parmi les fragments textuels, deux peuvent être identifiés comme provenant du texte des Aveux[19]. Sur la main gauche qui pointe le miroir, on reconnaît un fragment de l’extrait de la page 34 :


       Je suis (le “je” est) un résultat de Dieu multiplié par Dieu divisé par Dieu :


                     Dieux x Dieu = moi = Dieu
                     —————-
                         D I E U



Telles des poupées russes, image chère à l’imaginaire cahunien[20], le « je » textuel renvoie aux diverses parties d’un moi en train de scruter son image, d’identifier son « moi » dans une formule mathématique quelque peu blasphématoire. Grâce aux nombreux aller-retour entre le photomontage et le texte, le lecteur-spectateur est désormais apte à assembler les éléments qui, au premier abord, pouvaient lui sembler trop éclatés pour faire surgir du sens. Si la lecture croisée aboutit, le lecteur s’aperçoit que les nombreuses figures du sujet cahunien se complaisent à tour de rôle dans le processus iconotextuel de décomposition/recomposition d’un moi à la fois de plus en plus « transparent » et « opaque » (un des fragments de la partie II avait signalé cette piste). Troublants, les fragments visuels mettent en forme un univers donnant à voir la partie et non l’unité. C’est en cela que les dix photomontages assument pleinement leur fonction métonymique des enjeux traités dans les parties textuelles. Et pour pousser plus loin ce commentaire rapide des effets de convergence entre les mots et les images, affirmons que les photomontages in-texte tissent des liens thématiques et esthétiques avec le texte, sans que celui-ci se contente jamais de faire leur ekphrasis. À l’instar du frontispice précédant chaque section, les photomontages anticipent sur certains thèmes abordés dans les fragments textuels, tout comme ceux-ci reprennent, le plus souvent de biais, des motifs visuels. Un mode de lecture alerte fait ressortir les invariants de l’imaginaire cahunien dans ces années 1920 : les motifs de Narcisse, du double et de l’Androgyne, l’hybridité générique du sujet de l’énonciation et de son écriture, son positionnement éthique par rapport à Dieu et le constat réitéré d’une unité perdue se nouent dans un dialogue fécond entre les mots et les images photographiques.


Ces quelques rapports analogiques et de co-présence ne peuvent toutefois dissimuler les fissures entre ce qui est dit et ce que nous voyons. Malgré donc les effets de coïncidence évoqués plus haut, malgré des traces de références intertextuelles qui émaillent le texte et la présence d’éléments visuels récurrents, tel l’œil scrutateur (divin et humain) ou les synecdoques des cinq sens, les lignes de rupture demeurent apparentes parce qu’elles sont voulues. Ainsi, les fragments textuels et visuels ne sont pas placés de manière à faire sens les uns par rapport aux autres ; les failles, effet corollaire de l’assemblage, ne sont pas gommées pour créer un ensemble homogène où régnerait la logique. Les effets de collision entre le textuel et le pictural sont mis à profit par le couple Cahun et Moore pour déloger de sa position stable le lecteur dans son fauteuil. Mis à part les petits cœurs, les étoiles, les bouches et les yeux pittoresques, rien n’est pensé pour le séduire ni pour lui faciliter la tâche. Il faut, comme l’indique le « je » du prologue, « [n]e voyager qu’à la proue de [s]oi-même » (Aveux, 2) et se laisser dériver.


 


2.     Le Cœur de Pic : le temps de la récréation poétique           


En 1937, Lise Deharme publia chez José Corti un livre pour enfants intitulé Le Cœur de Pic et considéré par Eluard, dans la préface, comme un « livre d’images, [qui] a l’âge que vous voulez[21] ». Très connue dans les cercles surréalistes – signalons que la romancière, poète et directrice de revue faisait partie des salonnières du Paris de l’entre-deux-guerres et qu’elle passait à l’époque pour l’une des égéries du groupe surréaliste –[22], Deharme rassembla dans ce recueil une série de poèmes consacrés à l’univers floral et au règne animal : on y trouve une « Belle de nuit » pour qui Jehan du Seigneur « donnerai[t] [s]a vie », une « Immortelle » qui ne meurt « que de regret » ; on admire des « azalées » dans « un beau petit panier », une « capucine » qui « a pleuré / des larmes de glycine / pour la mort du papillon blanc / son amant ». C’est au milieu de ces paysages paisibles, de ces fleurs fanées trop tôt et de ces bêtes impassibles dans les prés que Pic fait son apparition pour partager ses ennuis avec le lecteur. Plutôt que de « jouer / avec les petites filles dans les hôtels », il demande qu’on lui « amène / le Diable » ou qu’on lui « prête / un moment / une boîte d’allumettes. » « Ah quelle belle flambée / mes enfants », s’exclame alors le petit héros au manteau vert et au béret basque. Avec l’entrée en scène de Pic, l’univers poétique bascule définitivement du côté du merveilleux et de l’irrationnel de l’enfance. Dès lors, c’est à ce Pic frondeur que le lecteur identifiera rétroactivement la voix du moi lyrique.  Le petit protagoniste nous apprend que, d’une plume tombée par terre, « poussera un plumier » ; que « trois petits souliers » peuvent monter, tout seuls, l’escalier ; et que, si le nerf de [s]a petite dent [le] mord, Pic prend un « petit bâton pointu / pan », le nerf se transforme en « petit serpent / mort ».


D’emblée, la couverture indique que l’œuvre est une création à quatre mains puisque les 32 poèmes, dont le lecteur s’aperçoit rapidement du ton insolite, sont « illustré[s] de vingt photographies par Claude Cahun ». Le monde surréel de Pic, riche en aventures invisibles, correspond parfaitement à l’imaginaire onirique de Cahun développé auparavant dans des textes brefs comme Carnaval en chambre (1926) et surtout dans Aveux non avenus. Sollicitée par la poétesse et Éluard, Cahun élabore ici un nouveau type de représentations iconiques que François Leperlier qualifie à juste titre de « tableaux photographiques » afin de rendre justice à leur caractère « théâtral (mise en scène d’objets) et pictural (composition plastique)[23] ». Au premier regard, ces vingt « photographies » – la page de couverture annonce sans équivoque la nature des illustrations – ressemblent étrangement à des photomontages. L’image photographique en couleur choisie pour la couverture en est l’exemple parfait : elle suggère, comme tous les tableaux à l’intérieur du livre le feront à leur manière, un travail de montage et de collage affichant ici Pic, le héros au grand cœur en boîte de métal, debout devant sept cartes de jeu, une huitième, la Dame de pic[24], ayant été montée comme drapeau étendard sur un bâton en bois. Dans les autres planches en noir et blanc, sont assemblés divers objets, des poupées et autres figurines enfantines. La scénographie de ces drôles d’univers suggère qu’il s’agit de photomontages, tant l’assemblage d’éléments tels que des œufs anthropomorphes sous une cage d’oiseau (planche III) paraît surprenant, tant la juxtaposition d’un cerf et d’un dé à coudre, d’un hérisson et de ciseaux reposant sur des tissus (planche VI) semble hétéroclite. S’inspirant du décor de théâtre, Cahun place sur une même scène, à l’intérieur d’un cadre restreint, ces objets trouvés puis détournés de leur contexte originel en faisant semblant de capter des moments précis d’un curieux spectacle en cours de représentation. Ces trompe-l’œil rendent palpable le « petit théâtre d’enfance […], précieux et intimiste[25] » qu’imagine Deharme dans les poèmes. Suivant cette logique, les illustrations correspondraient à autant de scènes de vie vues à travers des personnages miniatures dont Pic, fabriqué de mots et d’images, est l’acteur principal. Répondant de près ou de loin aux trente-deux poèmes mélancoliques et malicieux, ces semblants de photomontages ajoutent à l’album pour enfants non seulement une valeur symbolique mais aussi un aspect hautement dramatique, à l’image de l’enfance.


La démarche collaborative aboutit dans Le Cœur de Pic à une œuvre à quatre mains, au « phénomène d’enlacement [de] deux expressions, écriture et art[26] » tel qu’Yves Peyré le définit pour le livre de dialogue. Cette collaboration s’avère complémentaire au point que le visuel et le textuel sont inséparables, comme imbriqués l’un dans l’autre, nonobstant la pliure au centre de la double planche qui les sépare. Textes et images semblent couler de source, les uns allant aux autres comme un gant. L’ensemble de chaque double page ainsi que l’objet livre lui-même témoignent d’une seule force créatrice, comme si, après les nombreux romans de Lise Deharme et les multiples expérimentations photographiques de Claude Cahun, était venu le moment de suspendre le mot et l’image dans un espace-temps indéterminé, à la fois temps de récréation et lieu de recréation de l’univers enfantin. Le monde à la fois merveilleux et cruel de l’enfance se trouve consigné dans un dispositif traditionnel où la « belle page », en terme d’imprimerie, est toujours réservée à l’image, mais où l’alternance entre les deux moyens d’expression est rompue à quelques reprises.


Le Cœur de Pic est un livre précieux. Malgré le dispositif texte/image en apparence plutôt conventionnel, proche de l’esthétique du recueil de poésie illustré, il porte les traces du livre-objet surréaliste : tout d’abord par la conception spéculaire du littéral et du figural permettant toutefois des écarts et des variations, conjuguant différemment la poésie et l’enfance, à l’opposé du mièvre, de l’insipide ; ensuite parce que l’onirisme est décliné verbalement et visuellement d’une page à l’autre, souvent sur la double page ; finalement grâce à l’aspect matériel soigné quant au format et à la reliure de « ce livre d’images », pour reprendre le terme d’Éluard.


 


En quête d’un nouveau lecteur


Les deux œuvres brièvement étudiées montrent les avenues et les possibles de l’expérimentation livresque fécondée par le principe de la collaboration interartistique. Elles mettent également en lumière l’engouement dans cet entre-deux-guerres pour la photographie comme révélateur de l’alchimie des mots. Elle s’avère un médium propice à accentuer les nuances du gris poétique, entre le noir et le blanc, le visible et l’invisible ; à amplifier dans l’écriture, art du temps d’après Lessing, les traces de l’éphémère tout en y adjoignant la dimension du regard et du cadrage, du champ et du hors-champ.


Le dispositif photolittéraire qui privilégie la double fragmentation de l’objet livre due à la tension entre le texte et l’image s’adjoignant selon diverses modalités (sur la même page, la double page ou alors décalés l’un par rapport à l’autre), incite le lecteur à changer de posture, à se transformer en lisant-regardant. Car c’est à lui que revient la tâche, à travers une lecture participative qui ne cesse de rebrousser chemin, de voir le texte et de lire l’image. À cette seule condition, le lisant-regardant parvient à construire du sens là où le lecteur traditionnel ne le soupçonne pas. Autrement dit, la texture hybride d’Aveux non avenus et du Cœur de Pic, pour revenir à mes exemples de départ, en appelle à un acte de lecture qui se calque, comme le note Liliane Louvel dans Le tiers pictural, sur son « objet d’étude, lui même entre deux arts, entre deux médias, à proprement parler inter-médial[27] ». Dès lors, le lecteur-spectateur participera à son tour du « mouvement dialectique d’apparition/disparition[28] » entre le textuel et le pictural. Il dénichera des merveilles cachées dans les interstices des pages à condition qu’il accepte d’abandonner la traditionnelle posture de lecture linéaire, en faveur d’un acte d’équilibriste qui s’accroche aux fils tendus des mots vers les photomontages et vice versa.




Andrea Oberhuber
Université de Montréal


 


Notes




  1. Pour Anne Moeglin-Delcroix, la fin de l’illustration est amorcée avec l’avènement du « livre d’artiste » que l’on fait généralement coïncider avec la publication en 1962 de Twentysix Gasoline Stations d’Edward Ruscha : « La fin de l’illustration dans le livre d’artiste », dans Maria Teresa Caracciolo et Ségolène Le Men (dir.), L’illustration. Essais d’iconographie, Paris, Klincksieck, 1999, p. 381-399. Le rapport à la fonction illustrative de l’image, et plus généralement au figural, change pourtant déjà dans les multiples expérimentations livresques auxquels s’adonnent les auteurs et artistes surréalistes dans les années 1920-50. Voir à ce propos, Andrea Oberhuber, « Livre surréaliste, livre d’artiste mis en jeu », Mélusine, n° 32, 2012, p. 9-30. []
  2. Voir Renée Riese Hubert, Surrealism and the Book, Berkeley, University of California Press, 1988, p. 3-17 ; Idem (dir.), « The Artist’s Book : The Text and Its Rivals », Visible Language, vol. 25, n°s 2-3, printemps 1991. []
  3. Yves Peyré, Peinture et poésie : le dialogue par le livre, 1874-2000, Paris, Gallimard, 2001, p. 6-9. La terminologie demeure confuse dans ce domaine de recherche, elle varie d’un ouvrage à l’autre. Jean Khalfa (dir.), par exemple, utilise pour la même période le terme « livre d’artiste »  (The Dialogue Between Painting and Poetry. Livres d’artistes, 1874-1999, Cambridge, Black Apollo Press, 2001), alors que la plupart des chercheurs le réservent aux manifestations contemporaines, entre 1962 et aujourd’hui. []
  4. Henri Béhar (dir.), « Le livre surréaliste », Mélusine, n° 4, 1981 ; Renée Riese Hubert, Surrealism and the Book, op. cit. ; Lothar Lang, Surrealismus und Buchkunst, Leipzig, Edition Leipzig, 1993. []
  5. Voir le chapitre « Spectres, fantastique, réalismes » que consacre Paul Edwards aux images photographiques insérées dans le récit symboliste de Georges Rodenbach seulement au moment de sa publication en volume : Soleil noir. Photographie et littérature, des origines au surréalisme, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2008, p. 33-55. []
  6. On comprend sans difficulté l’allusion à deux notions centrales chez Roland Barthes, l’une étant « l’effet de réel » (développé dans son article de 1968) et l’autre considérant la photographie, à travers sa valeur indicielle, comme une « preuve » du réel. La chambre claire. Note sur la photographie de Barthes est certes un ouvrage incontournable pour penser la photographie en tant qu’art et médium bien spécifiques en ces années 1980 qui annoncent, lit-on, la fin de l’argentique. Mais la conception barthésienne ne tient pas compte des virtualités de la photographie avant-gardiste, et plus précisément du photomontage, qu’explorent les artistes dans le but de conférer à l’image une dimension « surréelle » propice à brouiller les frontières entre ce qui a été tel quel, ce qui aura pu exister tel quel dans une mise en scène arrangée par l’Operator et, surtout, ce que l’œil du photographe peut imaginer derrière le miroir (de l’objectif) puis dans la chambre noire ou lors du processus de déconstruction/reconstruction de l’image. Je salue à propos d’une nouvelle compréhension des virtualités photographiques à l’ère du numérique le projet de thèse de Servanne Monjour sur « La révélation photographique à l’ère du virtuel ». []
  7. Elza Adamowicz distingue entre des rapports « analogiques », « antagonistes » et de simple « co-présence » du texte et de l’image, tout en réfléchissant sur les postures de lecture à adopter face aux œuvres hybrides : « Les yeux la bouche : approches méthodologiques du livre surréaliste », Mélusine, n° 32, 2012, p. 31-42. []
  8. Claude Cahun, Aveux non avenus, Paris, Éditions du Carrefour, 1930. Je cite d’après Écrits, édition établie par François Leperlier, Paris, Jean-Michel Place, 2002, p. 1 et 2, et non selon l’édition en volume de 2011 chez Mille et une nuits qui ne respecte pas la disposition des photomontages par rapport au texte. []
  9. Depuis sa redécouverte il y a une trentaine d’années, l’œuvre littéraire et photographique de Claude Cahun (et de Marcel Moore, pseudonyme de Suzanne Malherbe) est largement étudiée par les historiens d’art et la critique littéraire. Pour une vue d’ensemble de la démarche du couple créateur, outre les nombreux catalogues d’exposition, voir l’essai de François Leperlier, Claude Cahun. L’exotisme intérieur, Paris, Fayard, 2006, le collectif dirigé par Andrea Oberhuber, Claude Cahun : contexte, posture, filiation. Pour une esthétique de l’entre-deux, Montréal, Département des littératures de langue française, « Paragraphes », 2007 et le catalogue raisonné Don’t Kiss Me. The Art of Claude Cahun and Marcel Moore, précédé de plusieurs articles fort intéressants, sous la dir. de Louise Downie, Londres, Tate Publishing et Jersey Heritage Trust, 2006. []
  10. Je tiens à remercier pour ses idées stimulantes ma doctorante Alexandra Arvisais avec laquelle nous avons mené, dans le cadre d’une communication présentée en mai 2012 au congrès des Sociétés savantes du Canada, une réflexion sur les notions de fissure et de jointure dans la composition d’Aveux non avenus. []
  11. Par exemple « R.C.S », « E.D.M », C.M.C », « M.R.M. » ou « H.U.M. ». []
  12. Agnès Lhermitte recourt au syntagme d’une « déconcertante écriture de soi » dans sa lecture de l’œuvre de 1930 : « Aveux non avenus : la déconcertante écriture de soi de Claude Cahun, Mélusine, n° 27, 2007, p. 233-244. Mireille Calle-Gruber fait valoir le monstrueux des autoportraits cahuniens comme autant de scènes de « transvestissement » : « Folies du jour photographique : les scènes de travestissement de Claude Cahun », dans Guyonne Leduc (dir.), Travestissement féminin et libertés, Paris, L’Harmattan, 2006, p. 379-385. []
  13. Ce n’est pas un hasard si le préfacier Pierre Mac Orlan hésite entre deux termes ­– « poèmes-essais » et « essais-poèmes » – pour donner au lecteur une idée de ce qui l’attend à l’intérieur de « ce volume qui n’est pas une plaquette » : Claude Cahun, Aveux non avenus, op. cit., p. III. []
  14. Le masque comme objet et moyen de travestissement (littéraire te générique) compte sans doute parmi les paradigmes de création les plus féconds dans la démarche cahunienne. Pour plus de détails, voir Andrea Oberhuber et Nadine Schwakopf, « Masques et travestissement du sujet féminin dans l’œuvre autographique de Claude Cahun », dans Jean-Philippe Beaulieu et Andrea Oberhuber (dir.), Jeu de masques. Les femmes et le travestissement textuel (1600-1940), Saint-Étienne, Publications de l’Université de Saint-Étienne, 2011, p. 239-257. []
  15. Le Jersey Heritage Trust est en charge du fonds Claude Cahun et Marcel Moore (http://search.jerseyheritage.org). Les photomontages insérés dans Aveux non avenus, appartenant pour la plupart à des collections particulières ou à des musées, ne s’y trouvent toutefois pas. Plusieurs sites proposent des versions numérisées des dix photomontages. Voir par exemple leur mise en ligne, tels qu’ils apparaissent dans Aveux non avenus, sur le site suivant : http://lapetitemelancolie.wordpress.com/2012/10/03/claude-cahun-les-aveux-non-avenus [consulté le 26 janvier 2013]. []
  16. Voir André Breton, Œuvres complètes I, édition Marguerite Bonnet, Paris, Gallimard, 1988, p. 337-338. On se rappelle que Breton définit la notion d’image surréaliste dès le Premier Manifeste du surréalisme en citant Pierre Reverdy. []
  17. Elza Adamowicz, Surrealist Collage in Text and Image. Dissecting the Exquisite Corpse, Cambridge, Cambride University Press, 1998, p. 4. []
  18. Elza Adamowicz, Surrealist Collage in Text and Image, op. cit., p. 32. []
  19. L’autre extrait plié en forme d’oiseau évoque l’un des tout premiers souvenirs par lesquels s’ouvre  le texte : il est question de « Bob » et de « l’amour intellectuel » qui liait autrefois le « je » à ce premier (Aveux, 5). []
  20. On lit dans les Aveux (119) ce type d’assertion, souvent formulée en maxime : « Chaque être vivant – poupée russe ou table gigogne – est censé contenir tous les autres. Restent la dominante et la sensible d’un caractère ». []
  21. Lise Deharme, Le Cœur de Pic, Paris, José Corti, 1937 [pages non numérotées]. Réédition chez MeMo à Rennes en 2004. []
  22. Peu d’études se sont intéressées jusqu’à présent à l’œuvre littéraire de la « femme aux gants bleu ciel », ainsi que l’évoqua Breton dans Nadja. Mentionnons surtout le dossier « Lise Deharme », Cahiers Bleus, automne-hiver 1980, l’étude de Marie-Claude Barnet, La femme cent sexes ou les genres communicants : Deharme, Mansour, Prassinos, Berne, Peter Lang, 1998 et l’article d’Andrea Oberhuber, « The surrealist book as a cross-boarder space : The experimentations of Lise Deharme and Gisèle Prassinos », Image & Narrative, vol. 12, n˚ 3, 2011, p. 81-97, plus précisément p. 84-87 : http://www.imageandnarrative.be/index.php/imagenarrative/article/view/163. []
  23. François Leperlier, Claude Cahun : l’écart et la métamorphose, Paris, Jean-Michel Place, 1992, p. 239. []
  24. Le choix de cette carte pour la couverture du livre est sans aucun doute une allusion à Lise Deharme en dame de pic, portrait photographique de Lise Deharme réalisé par Man Ray en 1931. []
  25. François Leperlier, Claude Cahun : l’écart et la métamorphose, op. cit., p. 242. []
  26. Yves Peyré, « Le livre comme creuset », dans Matthieu Rochelle, Yves Jolivet et al. (dir.), Le livre et l’artiste, Marseille, Éditions Le Mot et le reste, 2007, p. 36. []
  27. Liliane Louvel, Le tiers pictural, Pour une critique intermédiale, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2010, p. 93. []
  28. Ibidem. []