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ARROUYE, Jean, Un indicible extrinsèque


Résumé en PDF


Pour citer cet article :
ARROUYE, Jean, « Un indicible extrinsèque », communication présentée lors de la journée d’étude « Photographie et Indicible », jeudi 12 mai 2011, Université Rennes 2, labo Cellam, publié sur Phlit le 26/02/2013.
url : http://phlit.org/press/?p=1288




 


Un indicible extrinsèque



Dans La chambre claire, au début de sa réflexion sur la nature de la photographie, Roland Barthes déclare : « une photographie se trouve toujours au bout de ce geste, elle dit : ça, c’est ça, c’est tel ! mais elle ne dit rien d’autre […], elle pointe du doigt un certain vis-à-vis, et ne peut sortir de ce pur langage déictique »[1].


Cela peut être vrai, à première observation, dans la relation purement visuelle qui s’établit entre qui découvre une photographie et ce qu’elle montre. Mais regarder une photographie ne se limite pas à ce premier constat global. Des observations diverses sont faites, des détails notés particulièrement et si ces remarques sont couchées par écrit, comme fait Barthes dans son livre pour les photographies qu’il y insère, inévitablement un ordre est institué entre ces remarques, qui suggère une interprétation particulière de l’image. Le constat cède à l’interprétation, le déictique au réflexif. Le contexte dans lequel est placée la photographie oriente aussi son interprétation. La photographie devenue objet littéraire, soit parce qu’elle est décrite ou brièvement commentée pour justifier son évocation ou sa présence dans le texte, soit parce que, étroitement associée au texte dont elle est le complément nécessaire, elle acquiert une complexité sémantique analogue à celle du texte, peut devenir emblématique ou métaphorique, suggérer autant si ce n’est plus qu’elle ne montre, signifier plus qu’elle ne semble, exprimer l’indicible.


Ce processus d’accroissement de la capacité de signifier d’une photographie repose sur la relation triangulaire qui s’établit entre celle-ci, l’auteur qui la décrit, la commente ou l’insère dans son texte et un destinataire qui, le plus souvent est le lecteur, mais qui, lorsqu’il s’agit d’un texte romanesque peut être un des personnages, intermédiaire entre l’auteur et le lecteur qui reste évidemment le destinataire ultime. Lorsqu’une photographie a été choisie par l’auteur pour faire saisir un indicible, c’est-à-dire un état de fait dont il est réticent à reconnaître l’existence ou une réalité dont il ne souhaite pas parler directement parce qu’elle le concerne intimement, c’est la conjonction du texte et de l’image qui permettra de passer outre la censure ou la réticence, car le texte contient alors des remarques, notations, réflexions disséminées, que le lecteur peut regrouper par une lecture qu’on pourrait appeler symptomatique, ou paradigmatique, pour reprendre le qualificatif utilisé par Marie-Chantal Killeen dans son Essai sur l’indicible chez Edmond Jabès, Maurice Blanchot et Marguerite Duras[2]. Ces passages ne deviennent symptômes qu’à la lumière de la photographie, de la pertinence particulière que sa présence leur confère, dans un texte qui par ailleurs, le plus souvent, est suscité par elle et expose la signification que lui accorde ostensiblement son auteur. C’est donc dans la relation dialectique qui s’établit entre un discours obvie et des remarques obtuses – tant qu’elles n’ont pas été reliées les unes aux autres –, d’une part, et entre l’éclairage réciproque de la photographie par le texte – qui en expose le sens obvie – et du texte par la photographie – qui y fait découvrir un sens second restrictivement évoqué qui est comme l’ombre portée de cet éclairage –, d’autre part, que l’indicible se découvre. Cet indicible est donc un sens assumé par la photographie sous le regard d’un spectateur — l’auteur ou un personnage — qui trouve dans ce qu’elle représente matière à conforter un sentiment, un jugement, un regret ou une attente qui l’émeut profondément et concerne durablement ses engagements existentiels – ce pourquoi il n’est pas porté à en parler. Il n’est pas lié à la photographie ontologiquement ni principiellement, et déborde le plus souvent le sens intentionnellement instauré lors de l’acte photographique. Il est donc extrinsèque à la photographie, mais lorsqu’un tel indicible cristallise sur une photographie, il la motive entièrement.


Nous allons d’abord observer trois exemples d’indicibles qui se découvrent à l’occasion de la description d’une photographie dans un texte littéraire, sans qu’elle lui soit adjointe, ensuite trois autres où la révélation d’un indicible est lié à la présence de la photographie elle-même dans le texte ou à son début.


Dans Jean le Bleu de Jean Giono, le jeune garçon ainsi surnommé, qui habite Manosque, est confié par son père au berger Massot pour qu’il apprenne à la campagne les réalités de la vie. Il arrive un soir au village de Corbières et est reçu par Madame Massot qui est borgne, dont il découvre simultanément l’apparence physique et la bonté.


C’était une agréable dame des champs, très laide avec tant de bonté dans son œil vivant, tant de bonté dans sa moustache, dans son nez priseur, dans ses joues décollées, dans sa bouche aux lèvres noires qu’elle en était effroyablement laide. C’était une laideur toute de sacrifice, de tout ce martyre qui est la vraie bonté[3].


 Puis il remarque, dans la chambre où elle le conduit, une photographie :


Sur la photographie que je vis à la chambre où elle tenait à pleines mains l’index du berger Massot habillé de noce, elle était belle et fraîche et comme gonflée de vénusté naïve. Il avait fallu peu à peu briser, brûler, tordre, pétrir ces chairs, se faire crever l’œil, se déhancher, se cuire au four de la bonté comme la brique ou le pot, ne plus penser qu’à ce petit fruit rouge du cœur[4].


L’on mange ensuite, et l’enfant, fatigué, va se coucher. Au moment où il s’endort une question lui vient à l’esprit : « Pourquoi lui a-t-on crevé l’œil, pourquoi ? »[5]. Il faut remarquer qu’il ne se demande pas comment, mais pourquoi. Pourquoi une femme apparemment si bonne a-t-elle été si gravement blessée ? Pourquoi la beauté se change-t-elle en laideur ? Ce que l’enfant commence ce soir-là à découvrir, c’est la cruauté de l’existence. Il en aura d’autres preuves, ainsi la souffrance du boulanger dont la femme s’est enfuie avec un berger. Comme la bonté semble devoir se payer de la perte de la beauté, le bonheur de l’une ne peut aller sans la douleur d’un autre. La photographie semble annoncer par un détail que remarque – sans pouvoir l’interpréter – Jean le Bleu cette loi de la compensation du faste par un néfaste inévitable : « elle tenait à pleine mains l’index de Massot », comme si elle croyait qu’il pourrait la protéger contre les déboires de l’existence ou que le mariage pouvait en préserver. Mais ce geste a aussi une signification autre, non voulue, sexuelle, et rappelle que le bonheur d’être mariée se paiera d’une douleur première et de la perte définitive de la « vénusté naïve » qui faisait le charme de celle qui est devenue Madame Massot. Jean le Bleu ne peut évidemment, et ne pourra de longtemps – il est trop jeune, inexpérimenté, insouciant et heureux de découvrir des choses nouvelles chaque jour – tirer la leçon générale des événements particuliers dont il est le témoin. La loi d’usure de la vie, les défaites successives qu’elle impose, la cruauté du monde sont encore pour lui des indicibles. Mais une photographie atteste silencieusement, par comparaison avec ce qu’il voit par ailleurs, que ce sont bien là des réalités.


Dans Noé c’est Giono lui-même qui remarque dans une photographie de mariage faite par son ami le photographe Crom, sur le visage d’un homme âgé, une expression qui n’est pas celle qu’on attendrait en un tel moment : « un souci, une tristesse, ou ce qu’on appelle emmerdement ; c’est plus simple et plus juste ; il en a le front tout froncé »[6], mais aussi la marque d’un effort pour dissimuler cet état d’esprit par une « joie de façade, léger sourire sur la bouche, un peu crispée, installé d’un bon coup de volonté, une sorte d’arraché et maintenu à bras tendus par cette volonté »[7]. Giono s’interroge, suppute, interprète et finit par conclure qu’à ce mariage sont réunis des gens qui, bien qu’appartenant à la même famille ou vivant dans le même village, se détestent ou se haïssent. La photographie de mariage est une mise en scène rituelle qui déguise la réalité des sentiments, l’expression de l’homme au front froncé l’indice d’un indicible, qui l’est d’ordinaire par convenance sociale ou mensonge intéressé, et encore plus lors du mariage parce qu’il contredit totalement le présupposé qu’entre les participants à une telle cérémonie règnent harmonie et bonne entente.


Noé est un livre dans lequel Giono se dédouble : auteur de Noé, livre de réflexions sur son œuvre et de confidences sur la façon dont il l’écrit, il parle de Giono, auteur de romans. Dans ce passage il en est ainsi : le premier, révélant les sentiments réels des participants de la noce, fait découvrir au second un sujet de roman que celui-ci se propose d’écrire. C’est aussi éclairer pour le lecteur la nature générale des relations humaines.


Dans L’amant de Marguerite Duras[8], le lecteur n’est pas non plus le seul destinataire de la révélation que procure l’évocation de la photographie que fait faire d’elle-même la mère de l’auteur à la fin de sa vie :


Quand elle a été vieille, les cheveux blancs, elle est allée […] chez le photographe, elle y est allée seule, elle s’est fait photographier avec sa belle robe rouge sombre et ses deux bijoux, son sautoir et sa broche en or et jade, un petit tronçon de jade embouti d’or. Sur la photo elle est bien coiffée, pas un pli, une image. Les indigènes aisés allaient eux aussi au photographe, une fois par existence, quand ils voyaient que la mort approchait. Les photos étaient grandes, elles étaient toutes de même format, elles étaient encadrées dans des beaux cadres dorés et accrochées près des autels des ancêtres. Tous les gens photographiés, j’en ai vu beaucoup, donnaient presque la même photo, leur ressemblance était hallucinante. Ce n’est pas seulement que la vieillesse se ressemble, c’est que les portraits étaient retouchés, toujours, et de telle façon que les particularités du visage, s’il en restait encore, étaient atténuées. Les visages étaient apprêtés de la même façon pour affronter l’éternité, ils étaient gommés, uniformément rajeunis. C’était ce que voulaient les gens. Cette ressemblance – cette discrétion – devait habiller le souvenir de leur passage à travers la famille, témoigner à la fois de la singularité de celle-ci et de son effectivité. Plus ils se ressemblaient et plus l’appartenance aux rangs de la famille devait être patente.


À l’origine de la décision de la mère de Marguerite Duras de commander un tel portrait d’elle-même il n’y a pas de motivation religieuse ni de souci de respecter une tradition. Mais, sans aucun doute, il s’agit de rappeler son « appartenance aux rangs de la famille », d’effacer symboliquement tout le temps passé, que par ailleurs rappelle L’amant, durant lequel sa famille vivait dans la désunion. Cette photographie intemporelle est un exorcisme qui tente d’annuler le souvenir de l’abandon du mari, du départ du fils, de la révolte de sa fille. Celle-ci ne se moque pas de cette initiative, à la différence de ce qu’elle fait lorsqu’elle évoque la pratique des photographies de famille à laquelle sa mère contraignait ses enfants de temps à autre et qui entraînait un résultat tout contraire de celui escompté, qui était de faire croire à l’unité de la famille : « Les photos, on les regarde, on ne se regarde pas mais on regarde les photographies, chacun séparément, sans un mot de commentaire […] La séparation a encore grandi entre nous »[9]. Ces photographies, finalement, sont montrées, lors des vacances, au reste de famille que sa mère avait encore en France, des cousines germaines. C’est un rite et une « corvée » pour tous. Mais, écrit Marguerite Duras, « c’est dans cette vaillance de l’espèce, absurde, que moi je retrouve la grâce profonde »[10].


Cette intrusion d’auteur et le double hommage que Marguerite Duras rend à sa mère, lui reconnaissant « vaillance » et « grâce », soulignent le fait que, pour une fois, dans ce livre qui expose l’impuissance de sa mère à contenir la révolte de sa fille et à l’empêcher de se conduire contrairement au code des bonnes mœurs coloniales, elle évoque une de ses décisions sans ironie ni apitoiement. C’est qu’à ce point de son récit, et de sa vie, Marguerite Duras n’éprouve plus le besoin de s’affirmer ni de défier. A l’égard de sa mère c’est plutôt de la compassion qu’elle éprouve ou du respect. L’indicible de cette photographie, pour elle, comme pour sa mère, c’est le souhait d’une réconciliation.


L’Africain de J.M.G. Le Clézio est aussi le récit fait par l’auteur d’une période essentiellement formatrice de son enfance, celle du temps passé en Afrique, aux confins du Nigéria et du Cameroun, où son père était médecin militaire. La guerre avait séparé son père de sa famille de sorte que, raconte J.M.G. Le Clézio :


L’homme que j’ai rencontré en 1948, l’année de mes huit ans, était usé, vieilli prématurément par le climat équatorial, devenu irritable à cause de la théophylline qu’il prenait pour lutter contre ses crises d’asthme, rendu amer par la solitude, d’avoir vécu toutes les années de guerre coupé du monde, sans nouvelles de sa famille, dans l’impossibilité de quitter son poste pour aller au secours de sa femme et de ses enfants ou même de leur envoyer de l’argent[11].


Évidemment, ajoute l’écrivain,


je ne l’ai pas reconnu, pas compris. Il était trop différent de ceux que je connaissais [en France], un étranger, et même plus que cela, presque un ennemi […]. Il était dur, taciturne […]. Il était inflexible, autoritaire […]. Il était plein de manies et de rituels que je ne connaissais pas, dont je n’avais pas la moindre idée : les enfants ne devaient jamais parler à table sans en avoir eu l’autorisation ; ils ne devaient pas courir, ni jouer ni paresser au lit. Ils ne pouvaient pas manger en dehors des repas, et jamais de sucreries. Ils devaient manger sans poser les mains sur la table, ne pouvaient rien laisser dans leur assiette et devaient faire attention à ne jamais mâcher la bouche ouverte[12].


Le Clézio regrette d’avoir considéré son père comme un étranger.


Il m’est possible aujourd’hui de regretter d’avoir manqué ce rendez-vous […]


Il aurait fallu grandir en écoutant un père raconter sa vie, chanter des chansons, accompagner ses garçons à la chasse aux lézards ou à la pêche aux écrevisses dans la rivière Aiyas, il aurait fallu mettre sa main dans la sienne pour qu’il montre les papillons rares, les fleurs vénéneuses, les secrets de la nature qu’il devait bien connaître […]. Mais à quoi rêver ? Rien de tout cela n’était possible[13].


Et de conclure :


Ce qui est définitivement absent de mon enfance : avoir eu un père, avoir grandi près de lui dans la douceur du foyer familial […]. Quand un homme regarde jour après jour changer la lumière sur le visage de sa femme qu’il aime, qu’il guette chaque éclat furtif dans le regard de son enfant. Tout cela qu’aucun portrait, aucune photo ne pourra jamais saisir[14].


C’est pour tenter de retrouver ce père qu’il n’a pas connu, en partie par sa faute car, dit-il, « nous [son frère et lui] menions contre lui une guerre sournoise, usante, inspirée par la peur des punitions et des coups »[15], qu’il écrit ce livre et qu’après une première partie de 45 pages (11 à 56), consacrée à raconter la « vie sauvage, libre, presque dangereuse »[16] qu’il mena avec son frère à Ogoja, mêlée d’évocations de moments de la vie de son père, à partir de la page 57, il reconstitue la vie de celui-ci. Ce récit, fragmentaire, est un hommage à sa probité et à son dévouement et l’histoire de la transformation d’un jeune médecin colonial enthousiaste en un sceptique anticolonial qui ne croit plus guère à l’efficacité de ce qu’il fait. C’est un essai de compréhension, de l’intérieur, de celui qu’il n’a pu connaître de son vivant. Ce récit est illustré de photographies que prit son père tout au long de sa vie, soucieux de fixer l’apparence des hommes et des femmes qu’il soignait, des lieux habités et des paysages sauvages qu’il traversait dans ses tournées, parce qu’il leur était attaché. Ces photos ne sont donc pas des ornements du livre, mais des arguments de la qualité de celui qui en est le sujet, et aussi un moyen de le connaître en découvrant ses curiosités et ses attachements.


Or la dernière photographie, à l’extrême fin du livre, est celle d’un homme à cheval, vêtu de blanc et coiffé du « casque Cawnpore » — ainsi était équipé le médecin pour ses tournées là où il n’y avait pas de route — qui traverse une rivière ou un plan d’eau. Il est vu de dos, il s’éloigne et a presque atteint l’autre rive. On ne peut imaginer image plus démonstrative de la vanité de la tentative de J.M.G. Le Clézio. Il l’a d’ailleurs dit lui-même quelques pages auparavant où il parle de lui-même enfant, mais en des termes qui s’appliquent aussi à la figure de ce père alors dédaigné et depuis regretté : « celui-là est si loin de moi qu’aucune histoire, aucun voyage ne me permettra de le rejoindre »[17]. Aussi cette photographie est-elle, en ce lieu précis, chargée d’un indicible démesuré : tout ce qui n’a pu être dit, et ne pourra jamais l’être de ce père à tout jamais inconnu, tout ce qu’on eût pu lui dire, et qui ne le fut pas, et tout ce qu’on ne saurait dire de l’esseulement qui en résulte, car il est des chagrins qui ne sont pas exprimables.


Le roman Les amoureux de l’hôtel de ville de Philippe Delerm sort tout entier d’une photographie célèbre de Robert Doisneau dont la description constitue l’ouverture du livre :


Le baiser de l’hôtel de ville. L’amour happé au vol sur un trottoir, la jeunesse insolente sur fond de grisaille parisienne bien sûr… Mais il y avait la cigarette que le garçon tenait dans sa main gauche. Il ne l’avait pas jetée au moment du baiser. Elle semblait presque consumée pourtant. On sentait qu’il avait le temps, que c’était lui qui commandait. Il voulait tout, embrasser et fumer, provoquer et séduire. La façon dont son écharpe épousait l’échancrure de sa chemise trahissait le contentement de soi, la désinvolture ostentatoire[18].


Celui qui décrit la photographie et raconte son histoire est le fils d’un homme qui a toujours affirmé qu’il était le jeune homme photographié et que la jeune fille était sa future femme, la mère du narrateur. Celui-ci a longtemps cru à cette histoire, malgré les timides dénégations de sa mère, mais aujourd’hui n’y croit plus et s’interroge :


Quelle idée avait-il eu de prétendre que c’étaient eux les amoureux ? Y avait-il cru un instant, ou fait semblant d’y croire ? J’en doute. Il m’avait beaucoup appris le doute et j’avais douté de tout, à travers lui. La photographie de Doisneau prétendait au réel, et c’était un mensonge[19].


Son père est un acteur de théâtre qui, pendant des années, espère trouver le succès, en vain. Il vit dans la double illusion qu’il a été photographié par Doisneau et que, bientôt, il sera célèbre et laisse ainsi passer le temps de faire quelque chose de sa vie, toujours occupé à donner le change aux autres. Ainsi, quand, le dimanche, Mlle Bouchonnet, qui fut son institutrice, avait la première décelé, en lui, quand il était au CM2, un talent dramatique et lui avait fait jouer une scène de L’avare, vient partager le dessert familial, le narrateur se souvient que


devant Mlle Bouchonnet mon père jouait plusieurs rôles : l’élève reconnaissant, le mari attentionné, l’amuseur de vieilles dames et celui qui m’exaspérait le plus : l’ancien garçon dissolu devenu père exigeant[20].


Le fils se sent rétrospectivement en partie responsable de cet enfermement de son père dans l’illusion, pour avoir cru un temps qu’il était le jeune homme de la photographie de Doisneau : « son mensonge était vrai, puisque j’avais vécu de son mensonge »[21]. De plus il est fasciné par cette photographie qui, toute son enfance, a été posée en évidence sur le buffet de la salle à manger et qui, célèbre, imprimée en affiche, est exposée dans de nombreuses vitrines de magasins. Il s’est mis à collectionner les albums de Doisneau, s’intéresse aux autres photographes humanistes et, quand la librairie Minard dans laquelle il travaille depuis plusieurs années, fait faillite, au lieu de chercher un autre travail, il se met en quête des autres objets qui ont joué un rôle dans son enfance, les voitures miniatures Dinky Toys ou Norev, les figures en plastique que l’on trouvait dans les paquets de café Mokarex, les magazines et les bandes dessinées, etc. Il décide d’écrire un livre qui restituerait l’atmosphère de cette époque, l’écrit, mais ne le publie pas et finalement choisit de devenir jardinier au jardin du Luxembourg. Il résume toutes ces activités et décisions en ces termes :


Les soldats Mokarex. La Talbot-Lago de Dinky Toys. J’avais retrouvé le chemin de l’enfance, et la blessure s’ouvrait devant moi [la blessure de l’illusion dans laquelle il a vu son père se perdre, de la séparation de ses parents en conséquence, de la nostalgie de l’enfance heureuse qu’il n’a pas eue]. Adamo chante encore Tombe la neige, mes parents se séparent. Tommie Smith levait un poing noir sur un podium à Mexico, des choses partagées, des sources de connivence, les mots avaient d’autres solitudes[22].


Il organise donc sa vie comme une régression vers l’enfance, comme un retour au temps – au-delà des événements mentionnés qui marquent la fin de son enfance vécue – où il pouvait encore croire que son père était le jeune homme du Baiser de l’hôtel de ville, où le rêve coïncidait apparemment avec la réalité, où l’innocence – ou la candeur – pouvait fonder le bonheur. Pour son père aussi le bonheur résidait dans le passé, en la croyance qu’un temps il avait été à la fois l’acteur maître de soi et de l’amour de la célèbre photographie de Doisneau et lui-même, celui qui attend indéfiniment le rôle qui le rendra célèbre. Le bonheur est toujours dans le passé, appartient à un temps irretrouvable ; il n’est que le souvenir d’un désir qui, un temps, en a fait naître l’espoir, une invention nostalgique, et l’image que l’on s’en fait – qu’elle soit photographique ou autre – est un leurre. Cette conception du bonheur est l’indicible de la photographie de Doisneau selon Philippe Delerm.


C’est pour cela que, lorsque « le libraire de la rue Lamarck » dit au narrateur qu’il va « finir par décrocher » le Baiser de l’hôtel de ville qu’il a en vitrine depuis longtemps, celui-ci réagit vivement, s’écriant : « Non ! Il faut le laisser dans la vitrine »[23]. Car depuis Le paysan de Paris de Louis Aragon l’on sait que les vitrines sont le conservatoire des fantasmes les plus intimes.


Dans La chambre claire Roland Barthes, cherchant à définir quelle sorte de photographie peut le retenir pour fonder l’étude qu’il souhaite entreprendre, use de termes qui peu à peu évoquent une réalité qui n’est pas celle qu’il envisageait de cerner. Un indicible se découvre ainsi.


Au début de son enquête, qui porte aussi bien sur lui-même car il tente de définir ses goûts que sur la photographie dont il cherche à déterminer les caractéristiques, il confie :


Je constatais avec agacement qu’aucun [livre] ne me parlait justement des photos qui m’intéressent, celles qui me donnent plaisir ou émotion. Qu’avais-je à faire des règles de composition du paysage photographique, ou, à l’autre bout, de la Photographie comme rite familial ? Chaque fois que je lisais quelque chose sur la Photographie, je pensais à telle photo aimée, et cela me mettait en colère. Car moi je ne voyais que le référent, l’objet désiré, le corps chéri[24].


Pour tenter de parler de cet « objet désiré », de ce « corps chéri » Barthes décide de


tenter de faire de « l’antique souveraineté du moi » (Nietzsche) un principe heuristique. Je résolus donc de prendre pour départ de ma recherche à peine quelques photos, celles dont j’étais sûr qu’elles existaient pour moi[25].


et il ajoute :


je décidai donc de prendre pour guide de ma nouvelle analyse l’attrait que j’éprouvais pour certaines photos. Car de cet attrait au moins, j’étais sûr. Comment l’appeler ? De la fascination ? Non […] ce qu’elle produit en moi est le contraire même de l’habitude ; plutôt une agitation intérieure, une fête, un travail aussi, la pression de l’indicible qui veut se dire[26].


et de préciser :


Alors ? de l’intérêt ? Cela est court ; je n’ai pas besoin d’interroger mon émoi pour énumérer les différentes raisons qu’on a de s’intéresser à une photo. On peut soit désirer l’objet, le paysage, le corps qu’elle représente, soit aimer ou avoir aimé l’être qu’elle nous donne à connaître ; soit s’étonner de ce qu’on voit ; soit admirer ou discuter la performance du photographe, etc.[27].


C’est, peut-on présumer, le fait d’ « aimer [et d’]avoir aimé l’être qu’elle donne à connaître » qui fait que Roland Barthes choisit de prendre pour sujet d’étude des photographies de sa mère qui vient de mourir. Ces photographies seraient-elles simultanément de celles qui intéressent parce qu’on « désire […] le corps qu’elle(s) représentent » ?


Dans un premier temps aucune ne satisfait le chercheur. Sur les photographies qu’il consulte, Roland Barthes constate que


je la reconnaissais différentiellement, non essentiellement. La photographie m’obligeait ainsi à un travail douloureux : tendu vers l’essence de son identité, je me débattais au milieu d’images partiellement vraies et donc totalement fausses[28].


Et puis soudain la photographie recherchée est trouvée :


Je la découvris.


La photographie étant très ancienne. Cartonnée, les coins mâchés, d’un sépia pâle, elle montrait à peine deux jeunes enfants debout, formant groupe, au bout d’un petit pont de bois dans un Jardin d’Hiver au plafond vitré. Ma mère avait alors cinq ans (1898), son frère en avait sept.


[…]


J’observais la petite fille et je retrouvais enfin ma mère. La clarté de son visage, la pose naïve de ses mains, la place qu’elle avait occupée docilement sans se montrer, ni se cacher […] Tout cela formant la figure d’une innocence souveraine (si l’on veut bien prendre ce mot selon son étymologie, qui est « je ne suis pas naïve ») tout cela avait transformé la pose photographique dans ce paradoxe intenable et que toute sa vie elle avait tenu : l’affirmation d’une douceur[29].


On ne saurait trop admirer le déplacement qui change la mère trop aimée, « docilement » en fillette d’une « innocence souveraine », puisque d’un âge qui la préserve de toute désir excessif aussi bien d’un époux potentiel que d’un fils trop aimant.


Cependant la photographie du Jardin d’Hiver n’est pas montrée. Barthes explique brièvement qu’elle n’a de sens que pour lui. Mais à sa place il en produit une autre.


Pour une fois la photographie me donnait un sentiment aussi sûr que le souvenir, tel que l’éprouve Proust, lorsque se baissant un jour pour se déchausser, il perçoit brusquement dans sa mémoire le visage de sa grand’mère (véritable), « dont pour la première fois je retrouvais dans un souvenir involontaire et complet la réalité vivante ». L’obscur photographe de Chennevières-sur-Marne avait été le médiateur d’une vérité à l’égal de Nadar donnant de sa mère (ou de sa femme, on ne sait) l’une des plus belles photos du monde ; il avait produit une photo surérogatoire qui tenait plus que ce que l’être technique de la photographie peut raisonnablement promettre[30].


Deuxième déplacement, inattendu, parce qu’apparemment superflu après celui du Jardin d’Hiver. A moins que sa raison profonde, apparentée à un lapsus, un lapsus gratifiant, bien sûr, ne soit de rétablir la figure de la mère avec cette fois-ci l’équivoque — acceptable d’être dite parce que mise au crédit d’un autre — de « la femme », au sens de celle qui est charnellement et légitimement possédable.


Cependant entre petite fille du Jardin d’Hiver et grand-mère de Proust, entre femme et mère de Nadar, la « figure » de la mère de Barthes est bien protégée des regards indiscrets. Barthes peut donc allègrement se réjouir de ce que « cette photographie rassemblait tous les prédicats possibles dont se constituait l’être de ma mère », au premier rang desquels, nécessairement, celui d’ »aimable » dans tous les sens possibles.


Il semble ne faire guère de doute que l’indicible de la photographie substitutive de la mère de Barthes, non pas celle, cachée, du jardin d’Hiver, mais celle, obvie, de la mère-épouse de Nadar, proclamée, sans justification et contre toute évidence physiologique, « une des plus belles du monde » – elle n’est sans doute « belle » que dans le sens où on parle d’une belle occasion, ici de jouer un rôle essentiel dans l’occultation-désignation d’un indicible –, que cet indicible donc est celui de l’attirance œdipienne qu’exerçait apparemment la mère de Barthes sur celui qui, sans doute pour cela, choisit de présenter cette photographie comme exemplaire et propre à fonder cette « science de l’individuel » dont trois fois auparavant Barthes a affirmé qu’il rêvait.


Toutes ces photographies, décrites, et donc peut-être en partie inventées, ou montrées, mais sans doute interprétées au-delà des intentions de leurs auteurs, en cela illustrant toutes le fonctionnement de « la vérité de l’imagination » dont parle Michel Guérin dans Qu’est-ce qu’une œuvre ?[31] qui, ici, est aussi la vérité développée par le discours littéraire auquel elles contribuent, sont de ces photographies que Roland Barthes nomme « surérogatoires » : elles offrent à comprendre bien plus que ce que leur apparence semble promettre ; elles montrent que, contrairement à ce que Roland Barthes écrit dans la partie médiane du passage cité en ouverture de ce texte – et qui est omise dans la citation qui en est faite – une photographie « peut être transformée (dite) philosophiquement », du moins en ce qui concerne les fonctions sémantiques et symboliques qu’elle peut assumer, car les indicibles dont sont lourdes ces photographies touchent à rien moins que la qualité de l’existence, la nature des rapports sociaux, la capacité des êtres humains de se comprendre, la possibilité ou l’impossibilité du bonheur, la nature et le droit d’expression du désir, etc., toutes questions qui ne sont pas sans résonance philosophique. L’indicible auquel ces photographies permettent d’accéder témoigne aussi que la Photographie que Roland Barthes juge essentiellement « déictique » peut parfois réaliser le rêve de Rimbaud dans Une saison en enfer de « not[er] l’inexprimable »[32].


 


Jean Arrouye
Université d’Aix-en-Provence


 


Notes




  1. BARTHES R., Paris, La chambre claire, Note sur la photographie, Paris, Cahiers de la photographie, Gallimard, Seuil, 1979. []
  2. KILLEEN M.-Ch., Essai sur l’indicible, Jabès, Duras, Blanchot, Paris, Presses Universitaires de Vincennes 2004. []
  3. GIONO J., Jean le Bleu, Œuvres Romanesques Complètes II, Paris, Gallimard, La Pléiade, p. 73. []
  4. Ibid. []
  5. Ibid. []
  6. GIONO J., Noé, Œuvres Romanesques Complètes, III, Paris-Gallimard, La Pléiade, 1974, p. 844. []
  7. Ibid., p. 846. []
  8. DURAS M., L’amant, Paris, éd. de Minuit 1984, rééd. 2010, p. 118-119. []
  9. Ibid., p. 115. []
  10. Ibid., p. 117. []
  11. LE CLEZIO J.M.G., L’Africain, Paris, Mercure de France 2004, Folio 2005, rééd. 2008, les références sont à cette dernière édition. p. 45. []
  12. Ibid., p. 104, 105, 106. []
  13. Ibid., p. 109. []
  14. Ibid., p. 121. []
  15. Ibid., p. 110. []
  16. Ibid., p. 24. []
  17. Ibid., p. 119. []
  18. DELERM Ph., Les amoureux de l’hôtel de ville, Monaco, Les éditions du rocher, 1993 ; Folio 2003, rééd. 2006. Les références sont à cette dernière édition, p. 11. []
  19. Ibid., p. 13. []
  20. Ibid., p. 84. []
  21. Ibid., p. 94. []
  22. Ibid., p. 145. []
  23. Ibid., p. 146. []
  24. BARTHES R., La chambre claire, op. cit., p. 19. []
  25. Ibid., p. 21. []
  26. Ibid., p. 37. []
  27. Ibid., p. 38. []
  28. Ibid., p. 103. []
  29. Ibid., p. 101. []
  30. Ibid., p. 110. []
  31. GUERIN M., Qu’est-ce qu’une œuvre ? Arles, Actes Sud, 1986, p. 124. []
  32. RIMBAUD A., « Alchimie du verbe », Une saison en enfer, Poésies complètes, Paris, Gallimard, 1963, p. 120. []