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ROGNIAT, Evelyne, « Claude Simon et les images du photographe »


Résumé : Le roman de Claude Simon Le vent, tentative de restitution d’un retable baroque, publié en 1957, et l’ouvrage Claude Simon Photographies manifestent que photographie et littérature sont, à ce moment de son œuvre, en interférence. « Claude Simon et les images du photographe » interroge les relations entre l’image comme objet visuel produit par le photographe, les représentations que Claude Simon propose du photographe Montès et les images issues de l’écriture – à un moment où l’écrivain-photographe abandonne peu à peu la pratique de la photographie pour un exercice du regard déployé dans les mots.


mots-clés : regard, lecture d’image


Pour citer cet article :
ROGNIAT, Evelyne, « Claude Simon et les images du photographe », in La photographie au pied de la lettre, textes réunis par Jean Arrouye, Aix en Provence, édition Presses Universitaires de Provence, coll. Hors Champs, 2005, p. 141-152, publié sur Phlit le 01/06/2012, url : http://phlit.org/press/?p=1203




 


Claude Simon et les images du photographe



Le roman de Claude Simon Le vent, tentative de restitution d’un retable baroque, publié en 1957, et l’ouvrage Claude Simon Photographies[1] manifestent que photographie et littérature sont, à ce moment de son œuvre, en interférence. « Claude Simon et les images du photographe » est une proposition intentionnellement articulée autour de l’ambiguïté : celle du mot « image », objet visuel qui peut prendre la forme d’une photographie, et figure de mots qui peut engendrer une vision mentale par description et/ou rapprochement de « mondes » distincts ; mais aussi ambiguïtés du génitif : « images du photographe » renvoyant soit aux images que fait le photographe, soit aux représentations que l’écrivain propose du photographe – l’un et l’autre sens ayant d’ailleurs quelque rapport.


Conjonctions dans l’histoire de l’œuvre


Dans la Préface que Denis Roche écrit pour l’album de photographies sont insérés des fragments d’interview de Claude Simon qui permettent de préciser la chronologie des photographies, alors que peu d’entre elles ont une légende avec date. Elles sont globalement situées par l’auteur entre 1937 et 1970. Or il précise : « Quand j’ai commencé d’écrire Le vent […], je peignais de moins en moins […] mais je faisais encore des photographies noir et blanc, un peu moins sans doute… de moins en moins… les photos de gitans, les platanes en forme de femme renversée… oui, les scènes populaires dans les rues de Perpignan, et les graffitis… tout ça c’était encore au moment où j’écrivais Le vent. Les nus, oui… un peu plus tard… au moment de La route des Flandres. » Et plus loin : « J’ai dû arrêter de faire du noir et blanc en 1959 ou 1960… plus probablement en 1960. Après… je ne sais plus… J’ai dû arrêter de faire des photos… oui, il y a eu une longue période où je ne faisais absolument plus de photos. Et puis à partir de La bataille de Pharsale, je n’ai plus fait que des photos couleur. » Si la mémoire qu’a Claude Simon de son œuvre photographique présente quelques incertitudes, c’est que la publication tardive – 1992 – de ses photos fut plutôt proposée par l’éditeur que voulue par l’auteur qui a pratiqué la peinture et la photographie en amateur, conscient assez tôt que la littérature était son véritable domaine de création. Cependant les datations qu’il propose montrent que l’écriture du Vent et la pratique de la photographie furent dans une conjonction particulière. Il semble que Claude Simon ait fait nombre de ses photographies noir et blanc dans la période où il écrivait Le vent; or ce roman a pour personnage principal un photographe. Explorer les interférences entre certaines images du recueil photo­graphique et ce texte-là semble donc particulièrement justifié. D’autre part Simon cerne un moment où il a cessé de photographier; y a-t-il dans Le vent les prémices d’un abandon du photographique ? Faut-il mettre cette évolution en rapport avec celle de l’œuvre littéraire, dont ce texte est souvent considéré comme une première étape ? Telles sont les questions que suscite la contemplation des photographies conjointe à la lecture du roman.


Conjonctions dans les pages de l’œuvre


Les sujets des photographies que Claude Simon dit avoir faites au moment où il écrivait Le vent se rencontrent fréquemment en tant que thèmes dans le texte ; ainsi les gitans : le personnage du boxeur, amant de Rosé, et le quartier gitan peuplé d’enfants, où Montés fait une malheureuse incursion : longuement décrit dans le chapitre VIII, et présent dans une douzaine de photographies (par exemple la série des pages 70 à 77 signalée par la légende « Nomades » qui s’achève par une vue de bourgade légendée « Habitats de sédentaires »). Autre conjonction : au titre du roman Le vent fait écho une photo légendée « Vent » où les haies se ploient vers la droite. Pour les platanes, la correspondance s’arrête au réfèrent : ils sont traités en photographie comme métaphores du corps féminin, et dans le roman comme paysage vu de la fenêtre de la chambre d’hôtel – ce qui n’est pas sans importance, car Montés vit au rythme de leur transformation saisonnière, et des mouvements dont Le vent les agite : « Montés pouvait voir les jeunes pousses duveteuses se former un peu plus… » « Montés les observe, entend Le vent y souffler » (p. 53). Les églises et objets du culte (ainsi « Dévotion », p. 82), les graffitis, les enfants dans la rue, la ville : voilà encore des objets communs au roman et à l’album de photographies. D’autres conjonctions se manifestent, entre le texte littéraire et  certaines légendes : deux photos prises dans un abattoir s’intitulent « À abattre ? » et « Décapités » ; commentaires sans rupture avec la réalité représentée; mais quand Claude Simon légende « Empalé », « Pendu » des images d’épouvantails, et à la suite, « Roué » un moment où des hommes brûlent des roues, et « À abattre » une représentation de bœuf sous le joug, il rompt avec la lecture mimétique, et souligne un thème du châtiment, de la torture qui n’est pas sans rapport avec le destin de Montés (d’ailleurs décrit comme un épouvantail) : roué (de coups), trompé, exclu : incarnation, pour l’opinion commune de la petite ville, de l’homme à abattre.


Du photographe en poupée russe


Dans Le vent, le récit principal est porté par un narrateur qui est professeur et photographie des chapelles romanes en vue d’un livre, ce qui provoque la rencontre fortuite avec le héros dans le studio du photographe local :


Et je me rappelle cette première rencontre avec Montés : le photographe me clignant de l’œil, me désignant d’un regard complice, au milieu des pin-up en maillot de bain, des couchers de soleils rapportés de Venise et des bébés couchés sur les coussins, la silhouette que je voyais alors pour la première fois, penchée sur le comptoir lumineux, examinant des négatifs à l’aide d’une loupe collée à son œil et qui le faisait ressembler, avec son long corps maigre, son visage ridé, ses mains osseuses, à l’un de ces amateurs de timbres-poste, un de ces personnages que l’on dirait sortis de Daumier, du type échassier, poussiéreux et râpé.


Ce passage, p. 104-105, est la première vision directement  rapportée par le narrateur; or c’est celle d’un photographe envisagé dans une redondance de visions monoculaires (le clin d’œil, le regard à la loupe) et entouré d’images : ses propres négatifs, les clichés d’amateurs, les agrandissements du narrateur. Montés a été décrit auparavant comme un être à l’apparence incohérente ; ainsi dans le portrait qu’en fait le notaire :


lorsque je l’ai vu là, assis en face de moi, avec cette figure d’épouvantail à moineaux, cette tête de noyé qu’on aurait tout juste repêché l’heure d’avant […], avec ces cheveux noirs trop longs de dix centimètres et cet appareil photo d’au moins cent mille francs accroché sur son ventre alors qu’aucun clochard de la ville n’aurait seulement voulu, si vous le lui aviez donné, de cet imperméable qui doit lui servir à la fois de tenue de sortie et de chemise de nuit.


Ce contraste entre la médiocrité de la mise et le luxe de l’appareil photo (un Leica ?) figure à plusieurs reprises au début du roman avec de légères variantes, et fonctionne comme un signe de reconnaissance du personnage. Or son comportement présente la même opposition, entre une attention minutieuse et passionnée pour les photographies (ainsi que pour certains aspects du monde visible), et une distraction sans remède dès qu’il est pris dans les relations sociales conventionnelles – même et surtout quand le notaire lui parle de ses biens. Du narrateur à Montés se produit une intensification du personnage de photographe ; on ne saurait oublier que dans cette même période, Simon est aussi photographe. Ne pourrait-on voir les trois photographes comme « ces poupées gigognes d’Europe centrale emboîtées les unes dans les autres, chacune contenant, révélant une plus petite, jusqu’à quelque chose d’infime, de minuscule, insignifiant » ? Le lecteur, travaillant à ces « déboîtements » où le guide l’écrivain, croirait s’approcher du photographe qui est au cœur du dispositif, mais n’y trouve qu’interrogation, incertitude. Muni de ce troisième œil, Montés « dont c’était le métier, et plus que le métier, la passion, et qui passait son temps à photographier tout ce qui peut être photographié » n’est jamais décrit en train d’opérer; souvent, en revanche, sont évoquées des photos virtuelles : il aurait pu photographier le régisseur furieux au volant de sa voiture ; pu gagner sa vie avec des clichés de mariage ou de première communion; aurait voyagé pour photographier s’il avait pu apprendre à conduire. Quand une photo de Montés est décrite, c’est pour signifier à quel point il a manqué celle qui lui importait : Rosé ; « et même pas une photo d’elle, un portrait, mais figurant seulement dans une de ces photos de groupes comme on en fait à l’occasion de fêtes ou de mariages » (p. 55). L’image du photographe se construit autour d’une passion du regard qui peut être force et souffrance – souffrance de la photo toujours manquée. Souffrance et mémoire suscitent un rapprochement de l’humain avec l’appareil photographique -rapprochement qui, pour le personnage, exprime l’incorporation psychique de l’outil dont on ne se sépare jamais :


[…] pas plus que l’appareil photographique lui-même ne voit, ne connaît, n’est capable de se souvenir […] Mieux vaudrait pour lui (Montés) qu’il n’ait pas plus de capacité de souffrance qu’un appareil photographique, qu’on puisse à tout moment et aussi souvent que l’on voudrait enlever le couvercle, retirer la bobine impressionnée, la jeter et la remplacer par une vierge, et qu’il recommence à fonctionner, armement et déclic, avec la même mécanique et neuve indifférence, (p. 49-50)


Outre la distinction, prévisible, de l’homme et de la machine – avec un regret pour l’insensibilité machinique -, ce passage manifeste que pour l’écrivain, personnage ou boîtier photographique sont deux médiums qui conservent et transmettent l’image d’un vécu – matière pour l’œuvre. Sur un sujet particulier, la photographie d’enfants, Claude Simon crée une conjonction entre son travail photographique et celui de Montés : « ces gosses du quartier hirsutes et loqueteux qu’il s’amusait parfois à photographier » (p. 54) « ses photos, cette collection passionnée de visages de gosses » (p. 147). L’album Photographies (p. 24, 25, 34, 40, 62, 63, 65, 66) montre des scènes de jeux ou des portraits d’enfants, (en outre, des images qui mêlent enfants et adultes). On ne peut supposer que Claude Simon tende vers l’autobiographie; il est en revanche intéressant qu’il place au centre de ce roman un regard photographique qu’il ne peut écrire que parce qu’il en a l’expérience.


La prééminence du voir


Montés en effet n’est pas seulement photographe parce qu’il fait des photos, mais parce qu’il a un certain regard sur le monde. Le narrateur retrouve Montés un jour d’été, après le drame, et le voit ainsi :


lui avec son impénétrable et navrant visage toujours tourné (mais vers quoi?; ce n’était pas les palmes qu’il regardait, immobiles et grises, pendant avec accablement dans l’air épais, irrespirable, ni les passants non plus, les façades, le mouvement de la rue ; ou peut-être était-ce tout cela à la fois, et non pas absent mais au contraire avec une sorte de passion, d’avidité, comme s’il espérait y trouver la réponse à qui sait quelle interrogation désespérée, frénétique, têtue, (p. 238)


La description est fréquemment prise en charge par le regard de Montés – toujours rapporté par le narrateur : ainsi pour Rosé vue par la porte ouverte de la cuisine et regardée simultanément par le gitan appuyé au chambranle de la porte (avec le processus d’emboîtement déjà signalé) : « froissant un journal, tirant de derrière le fourneau une poignée de sarments qu’elle casse rapidement, enfournant le tout dans le foyer, ajoutant deux bûches, frottant une allumette… » (p. 50) II s’agit, certes, d’un portrait en action – donc plus proche de l’image cinématographique. Mais on notera que tous les gestes successifs sont décrits, de même que dans une photographie tout ce qui se trouve dans le champ est inévitablement enregistré. La servante est aussi décrite « d’après photo », lorsque Montés montre le portrait de groupe avec Rosé au narrateur qui l’observe : « une femme à ce qu’il semblait d’une trentaine d’années environ, au visage ovale, de ce type méditerranéen au nez droit, assez long, aux lèvres épaisses, avec des cheveux très noirs qu’un coup de vent au moment de la photo tordait et rabattait sur la figure… » (p. 55-56) Or l’album de photographies de Claude Simon  contient un portrait de groupe (p. 70-71) où une jeune femme – qui par ailleurs ne correspond pas à cette description – a aussi les cheveux rabattus sur le visage, tandis qu’au dernier plan une femme plus âgée, forte, porte une fillette dans les bras et sourit en regardant vers le photographe ; or Rosé est décrite comme « une de ces juments de trait avec ces hanches lourdes, puissantes et pourtant féminines. » Le jeu des correspondances entre texte et photographie n’est pas un but en soi, mais peut conduire à constater que le regard de Claude Simon sur les êtres et les choses, ou le souvenir de photos qu’il a faites ont pu nourrir le texte romanesque d’une matière précieuse parce que précise. Pascal Mougin, dans L’effet d’image. Essais sur Claude Simon[2], cite l’auteur : « Le but que je m’efforce d’atteindre est, avec le seul pouvoir des mots écrits, de vous faire entendre, de vous faire sentir, et, avant tout, de vous faire voir. » Dans cette prééminence du voir, la photographie pourrait être un élément préparatoire au texte, un document à observer, un agent de formation du regard.


Fragmentation et focalisation


L’acte de cadrer qui sélectionne, dans la continuité spatiale, un fragment totalement enregistré, opère comme un intensificateur de regard ; voyant moins, on voit mieux. Dans une interview parue dans Art Press en novembre 1992, Pascal Casanova rappelle à Claude Simon : « Vous avez dit, je crois, qu’on pourrait écrire l’histoire du roman depuis le XIXe siècle comme l’histoire du rétrécissement du champ visuel et de la focalisation peu à peu sur des éléments plus réduits, et donc plus précis. D’une certaine façon c’est déjà une histoire de cadre… » Et celui-ci répond : « La question du cadrage est pour moi primordiale […] Vous avez parlé, je crois, tout à l’heure de réduire le champ. C’est très important. Le premier peintre qui refusa de prendre pour sujet le traditionnel paysage « pittoresque » (port, montagne, sous-bois etc.) a été Van Gogh. […] ». Il parle aussi du gros plan au cinéma comme d’une source d’observations nouvelles. Ainsi littérature, peinture, cinéma, photographie semblent pour Claude Simon pris dans le même mouvement de réduction du champ. Il revendique en outre les recadrages qu’il effectue à l’agrandis­sement : il s’agit d’un deuxième resserrement du champ – qu’il justifie par son inaptitude à cadrer exactement à la prise de vue. La vision se précise, dans l’accomplissement du piqué qui livre à un regard virtuellement fasciné tout le détail des formes, comme dans la photo légendée   « Poupée » (p. 39) : posture de sommeil, dépliement des doigts, ours en peluche emmailloté devenu oreiller, grains du carreau et du mur, etc. Montés, décrivant sa vision au narrateur, évoque « cette absurde et minutieuse précision des détails qui contribuait à les rendre irréels, privés d’atmosphère, ciselés. » (p. 99) « L’attention détaillante met en valeur des détails généralement négligés parce que sans pertinence par rapport à la fonction de l’objet, remarque Pascal Mougin.


Des fragments à la « restitution du retable »


L’éclatement de la représentation en fragments, naturelle à la photographie, relève, dans le roman de Claude Simon, d’un parti-pris qui semble avoir plusieurs sources : la conviction que la narration cohérente est une convention usée ; la conviction que le vécu tel que nous le ressentons dans le défilement des images mentales et des émotions, particulièrement dans un moment de crise où l’identité et l’unité de l’être paraissent menacées, est fait de bribes mal assemblées, contradictoires et imprécises; donc l’intention de conduire le lecteur dans ce dédale à la fois pour lui faire prendre conscience du fait littéraire et pour l’ouvrir à des vérités inconnues. Cependant le texte littéraire et la monstration de photographies appellent une cohésion que Claude Simon décrit ainsi dans le travail d’écriture : « toutes ces images, toutes ces sensations apparemment éparses, disséminées, parfois sans lien apparent, il y a un moment où ça se combine, où ça « prend » comme on dit d’une mayonnaise. » Dans Le vent, l’écriture semble tissée d’un réseau de correspondances ; ainsi lorsqu’au début du chapitre VI (p. 82) le narrateur restitue le regard rétrospectif de Montés sur cette période de sa vie, si la phrase semble suivre un cours sinueux – l’ordre des événements entrecoupé par des incises qui en jugent -, l’unité vient du champ lexical de la violence (« brutalement, assaillaient, violence, agressifs, attaqué, violenté, à demi-étranglé »), métaphorisé par l’omni­présence du vent. Dans l’album Photographies, on a vu, avec la thématique du supplice, des successions de légendes qui « cousaient » entre elles des photos ; l’ordre choisi par l’auteur montre qu’une cohésion s’esquisse à partir de fragments photographiques d’autant plus isolés qu’ils ont été produits sur une longue période et sans projet défini : ainsi les photos des pages 19 à 23, soit les quatre premières : l’album s’ouvre sur un passant marchant vers un carrefour, puis, au tournant d’une rue, une bonne sœur en marche, près d’un vélo appuyé contre un mur, puis un homme en vélo, et dans le cliché suivant une femme poussant un vélo, tandis que le regard a été conduit du cœur d’une ville à sa périphérie ; ensuite, les pages 24 et 25 se font face avec des enfants dépenaillés et des vélos. L’auteur a choisi un trajet visuel où se combinent variations sur un thème et glissements progressifs.


Visibilité du processus créatif


Claude Simon n’occulte pas les procédures de la création. Il écrit, dans l’avant-propos à l’album, à partir d’une réflexion sur l’opposition entre dimension référentielle et dimension « littérale » : « II y a un point d’équilibre à trouver. C’est à sa recherche difficile que j’écris. Très péniblement, avec beaucoup de ratures. Et c’est à une recherche du même ordre que je me suis livré avec un appareil photographique et une agrandisseuse. » Comment traiter d’une dimension « littérale » de la photographie? Claude Simon publie de nombreux instantanés; or ils présentent souvent des regards vers l’objectif (dans les jeux d’enfants, p. 34, 62, dans les portraits p. 43, 68) : c’est comme si le photographe saisissait la vie dans son élan, tout en laissant un personnage désigner la place du photographe, donc la procédure à l’œuvre. En photographie, recadrage et contraste lui semblent les seuls outils de ce remodelage d’une image totalement donnée à la prise. L’écriture, avec la diversité des moyens énonciatifs, permet une plus grande expression de la recherche en train de se faire ; l’emploi des termes du doute (dans Le vent il y en a, d’après le comptage de Pascal Mougin, i « peut-être » pour 400 mots), la restitution de l’histoire de Montés par le narrateur sont les marques les plus évidentes de l’élaboration. Il s’agit de rendre réelle la mise en œuvre créative, tout autant sinon plus réelle que les référents qu’elle élabore.


Le refus de l’effet de référence


II y a sans doute une correspondance entre, du côté de Montés, l’indifférence au fonctionnement des choses et des situations avec focalisation du regard sur des détails, et, du côté de Claude Simon, l’expérience de la photographie, et la recherche d’une écriture où la description prend une place croissante – avec, corrélativement, un abandon de la narration conventionnelle et de l’effet de réalité. Plus le texte décrit minutieusement, plus l’illusion référentielle se perd : paradoxe expliqué par Pascal Mougin avec le concept « d’effet d’image ». Dans Le vent Claude Simon montre Montés s’étonnant de ressentir parfois un dédoublement : « Plus tard il me raconta qu’il avait senti se produire en lui quelque chose de bizarre. « Comme si, dit-il, je passais, ou plutôt ma conscience passait alternativement au dehors et au-dedans de  moi ». Pour voir ainsi, il faut perdre la conscience de son individualité (comme entité séparée) et abandonner la croyance en un monde objectif. C’est aussi le caractère du « regard photographique », fondé sur une prise de distance. Le personnage, dans l’émotion qui est la sienne à la fin d’une longue conversation avec Rosé, ne reconnaît plus les choses mais les vit dans une intense perception visuelle comme des images : « Je pouvais nous voir tous les deux, minuscules, insignifiants, misérables et perdus sur ce banc du terre-plein… » (p. 98) Cette perception du monde comme image reflète la conception de l’écriture qui est celle de Claude Simon, et son refus d’user de la description au service d’une illusion référentielle, dans laquelle le lecteur serait conduit, comme dans la vie, à simplement reconnaître les choses ; pour que « l’effet d’image » joue pleinement, il faut que l’illusion référentielle cesse – ce qui ne veut pas dire que la lecture d’une page de Claude Simon ne nous renvoie pas, par-delà les visions de l’auteur, à des visions que la vie peut nous avoir apportées si nous avons une expérience de l’acuité du regard. L’auteur définit ainsi la production d’écriture et ses effets :


Si j’écris « ouvrant la porte » […] je n’affirme rien d’autre qu’une vision, une image, et non pas quelque chose qui s’est passé un certain jour, dans une prétendue « réalité », mais qui se passe très précisément au moment où j’écris. Et qui peut se reproduire plusieurs fois puisque l’image se présente autant de fois que ma mémoire ou mon imagination la suscitent.


S’ajoute à cela que « l’effet d’image » est souvent fondé sur le passage, par la comparaison, d’un monde à un autre, avec parfois une telle expansion du deuxième qu’il devient l’élément principal de référence ; ainsi le développement, par le notaire, de la représentation de Montés en noyé fraîchement repêché ; or Claude Simon, avec les photos de platanes légendées « Jambes » et « Ventres et cuisses » (p. 120 et 121) a métaphorisé les images non seulement par les mots de la légende, mais par le choix d’un sens de publication inversant pour l’une d’elles haut et bas. Cette tentative montre l’importance qu’a pour Claude Simon le projet de « mise en images ».


Au-delà du photographique


C’est là que l’écriture manifeste un pouvoir autre que celui de la photographie : son indépendance à l’égard de la réalité, mise à l’écart en tant que présence dans la création littéraire ; en photographie la réalité demeure une source indicielle incontournable – si l’on se réfère au type de photos que fait l’écrivain, et si l’on excepte des images qui donnent la première place au traitement du matériau plastique. Partant de ce constat, nous avons observé l’évolution de l’œuvre de Claude Simon ; elle semble encore double au moment de l’écriture du Vent : photographique et littéraire ; cependant il emploie la formule « je faisais des photographies noir et blanc, un peu moins sans doute […] de moins en moins. » Et Denis Roche commente :


les photos, par contrecoup, celles qui se faisaient encore, mais peut-être peut-on le dire de toutes les photos noir et blanc, ne constituaient plus qu’une sorte de série intempestive de coups d’œil jetés dans une multitude de rétroviseurs.


Sur la foi des souvenirs de l’écrivain, on peut considérer que l’écriture de ce cinquième ouvrage correspond à une double mutation : il s’éloigne de la photographie au moment où, justement, son écriture se met à exprimer une vision fragmentaire (donc proche du photographique) dont le narrateur s’efforce d’agencer les bribes incohérentes dans une « tentative de restitution ». Le photographique semble donc en voie d’intégration dans l’écriture ; ainsi quand Simon décrit les accommodations diverses du regard de Montés sur une mouche au front de Cécile, avec variations de la profondeur de champ, flou de bougé, et même fonctionnement de l’œil comme diaphragme :


la vision très nette, isolée – élytres nacrés, corselet, et la tête en forme de tête d’épingle triangulaire, d’un brun rougeâtre – […] puis non pas la main mais le passage flou d’un geste agacé […] puis, le halo se rétrécissant, se refermant, cessant même de voir quoi que ce fût. (p. 152)


La lecture que fait Cari Gustav Bjurstrôm de ce roman rapproche son « addition de brèves images » de l’instantané photographique et conclut : « Le vent se prépare sans doute déjà à quitter les rives de « l’illusion réaliste » que (Claude Simon) dénoncera bien plus tard »[3]. Or Montés, pris dans le tourbillon incohérent d’événements qui le font souffrir, est de moins en moins décrit comme photographe – comme si son implication dans la tragédie ne lui laissait plus ce loisir; il n’est plus qu’un regard photographique – et seul l’échange d’une de ses photos contre la gravure qu’il regardait au mur du notaire rappelle son activité. On pourrait s’interroger sur cet échange, qui procure à Montés, ultime souvenir de sa ville d’origine, une image du passé. On notera surtout qu’un parallèle est possible entre l’itinéraire du personnage et celui de son inventeur : vers une intériorisation du photographique.


 


Une image à la lisière du texte : le graffiti


Sur les 107 images de Photographies, 13 sont des graffitis, auxquels on peut ajouter deux portraits sur fond de graffitis. Une dizaine sont groupés dans le début de l’ouvrage. Sans être le thème majeur, les graffitis sont donc en nombre significatif. Au-delà d’un possible hommage à Brassai ; on peut y voir l’élection dans la réalité d’objets visuels qui sont déjà des images, et que d’ailleurs le photographe cadre frontalement et en rendant au mieux leur forme et leur matière. Claude Simon en goûte la cocasserie, la poésie d’une expression populaire, enfantine et spontanée, avec le charme de « l’objet trouvé ». Il apprécie sans doute surtout les graffitis comme un mode de représentation moins dépendant de l’indicialité qui est à l’œuvre dans le traitement par la photographie d’un réel directement saisi. Avec le dessin à la craie apparaissent la convention, la sélection de traits dominants qui font reconnaître un chat ou un cheval ; la maquette du livre juxtapose trois photos avec chevaux (p. 98-99, 100, 101) avec deux chevaux « en graffitis », puis une course de chevaux photographiée (p. 104-105) ; le lien entre le dernier graffiti et la photographie est affirmé par la légende : « Course de chevaux et femme en blanc », puis « Course de chevaux et dames en blanc » Si la variante femme/dame renvoie à l’opposition ordinaire/élégant, le rapprochement des images parles légendes montre que pour Claude Simon l’un et l’autre valent comme représentation. L’emboîtement de certains graffitis entre des photos dans la maquette du livre semble indiquer un autre emboîtement, celui de l’enregistrement par une image, photographique, d’une autre image, dessinée. Les légendes des graffitis, comme celles de certaines photos, en usant de noms inactualisés (« oiseau », « chat »), et en déconnectant l’image du lieu et du moment de la prise de vue, opèrent une dissociation entre réel et représentation. Claude Simon peut avoir trouvé le graffiti intéressant comme mixte d’image et d’écriture, entre visible et lisible, représentation iconique, certes, mais tracée, graphiée comme le mot, qu’il choisit finalement comme matériau de création.


La photographie au pied de la lettre


La conclusion de cette étude appelle quelques prudences : il n’est pas sûr que nous puissions regarder les photographies de Claude Simon sans le filtre de son écriture ; il n’est pas sûr que la langue soit totalement apte à rendre compte du visible, que le visible puisse être rendu lisible; Maurice Blanchot intitule un chapitre de L’entretien infini « Parler, ce n’est pas voir » : faut-il, dans le cadre de la réflexion universitaire, prendre cet aphorisme comme une pétition de principe? une clause de conscience ? Le travail de Claude Simon manifeste toute l’extension du concept d’« image » : perception, image mentale, photographie ou peinture, description littéraire, comparaison qui s’y développe ; entre tous ces modes de l’image se produisent des interférences, jeux de miroirs, mises en abyme qui fondent la densité de l’œuvre littéraire. Dans le travail de Claude Simon, la photographie fut exercice du regard finalement déployé dans les mots : elle est véritablement « au pied de la lettre ».


 


Evelyne ROGNIAT
Université Lumière, Lyon


 


Notes




  1. Claude Simon, Le vent, tentative de restitution d’un retable baroque, Paris, Minuit, 1957- Claude Simon, Photographies, Paris, Maeght, 1992. Nous désignerons ce recueil par le terme « album », sans le confondre, pour autant, avec Album d’un amateur paru en 1988. []
  2. Pascal mougin, L’effet d’image. Essai sur Claude Simon, Paris, L’Harmattan, 1996. []
  3. Cari Gustav Bjurstrôm, « Lecture de Claude Simon : Le vent », Critique XXXVII, 1981. []