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CARAION, Marta, L’indicible : spécificité et compromis de la critique photographique



Pour citer cet article :
CARAION, Marta, « L’indicible : spécificité et compromis de la critique photographique », communication présentée lors de la journée d’étude « Photographie et Indicible », jeudi 12 mai 2011, Université Rennes 2, labo Celam, publié sur Phlit le 26/04/2012, url : http://phlit.org/press/?p=1089





L’indicible : spécificité et compromis de la critique photographique



La critique photographique du XIXe siècle élabore dès son apparition, en 1839, un canevas rhétorique qui pose, comme présupposé au discours sur la photographie, que celui-ci constitue un pari quasiment impossible et qu’il y aurait, dans ce nouveau type d’images, une part d’indicible, dont la transcription verbale serait soit vaine, soit maladroite. Il s’agit de poser ce postulat initial, c’est-à-dire l’existence d’un canevas rhétorique constitué simultanément à l’invention de la photographie, pour mieux faire admirer la virtuosité des discours qui s’élaborent néanmoins, et avec grande efficacité même, là où n’y avait, initialement, qu’impuissance à dire. Dans la relation qui s’instaure au XIXe siècle entre langage et photographie, ce canevas a son histoire et ses raisons d’être dont on retracera les linéaments. Il a aussi l’efficacité d’une rhétorique de persuasion qui, d’une part, fonde la critique photographique dans sa particularité, d’autre part, défend et définit son objet – la photographie – dans le champ de la représentation.


Un relevé un peu simpliste, sur ce qui d’usage relève de l’indicible, nous mènerait à une série somme toute limitée d’éléments, d’événements ou de phénomènes dont on peut énumérer rapidement les différents registres effectifs et affectifs. On y trouvera tout ce qui a trait à la peur d’une part, au surnaturel d’autre part, dont la sphère d’application privilégiée appartient aux genres fantastique ou à l’horreur. L’autre domaine de prédilection de l’indicible concerne les traumatismes collectifs, essentiellement les génocides, guerres, catastrophes naturelles, avec un goût plus prononcé, histoire oblige, pour la Shoah, et un genre attitré, le témoignage. On recensera aussi l’indicible, pris ici à la lettre, des maladies mentales et autres handicaps psychiques, dont l’expression s’accompagnera d’une déstructuration évidente des procédés de communication. De manière générale, les émotions extrêmes, l’horreur, mais aussi le beau, et le croisement des deux catégories, le sublime, suscitent cet arrêt momentané du langage qu’il sied, en littérature, d’appeler indicible. Toutes les composantes énumérées présupposent la double équivalence entre indicible, indescriptible et irreprésentable.


Or, qu’est-ce qui, dans une photographie, se dit indicible ? Apparemment, rien de ce que nous venons de répertorier, ou presque. Premièrement, et cela est important, ce n’est pas ce que la photographie représente qui sera déterminé comme indicible – ou, si tel est le cas, cet indicible-là appartient à la réalité représentée et non à la représentation photographique –, mais le mécanisme même de l’impression de l’image et les catégories ontologiques qu’il vient perturber. Il est essentiel de signaler la singularité radicale de l’indicible photographique, dans la mesure où, on le verra, c’est le procédé même qui annule le langage, et non le contenu figuré par les images offertes au regard.


Ce qui, dans la photographie, apparaîtra comme indicible, d’une part a quelque chose à voir avec le réel et la dimension surnaturelle de surgissement de ce réel sur la plaque métallique ou sur le papier (et ce paradoxe qui inscrit le surnaturel dans le réel est à creuser) ; et, d’autre part, l’indicible s’articule avec la question du temps et avec la conservation de l’instant, la construction d’une mémoire autre que mentale. Enfin, l’indicible photographique contient spontanément l’idée qu’il ne reste plus rien à dire puisque tout est donné à voir : « Un coup d’œil sur l’objet ou sur sa représentation en dit plus long qu’une page de discours » – écrivait D’Alembert[1], dans son « Discours préliminaire » à l’Encyclopédie. Ce principe cognitif nouveau, qui justifiait les planches illustratives et en indiquait le système pédagogique, devient un lieu commun lorsqu’il s’agit de photographie.


 


Repères historiques pour une critique photographique du XIXe siècle


Lorsque la photographie fait son apparition dans le paysage culturel du XIXe siècle, elle commence par faire beaucoup de bruit, à comprendre comme un mélange de rumeurs et de discours construits qui appartiennent en un premier temps à l’univers de l’invention scientifique, puis au débat culturel dans un sens large. Qui écrit sur la photographie dans les années 1840-1850 ? D’abord des acteurs du monde des sciences et de la technique, qui s’intéressent à l’aspect physique, chimique, optique des appareils nouvellement inventés, s’expriment en termes de progrès entrepris ou à entreprendre, et assurent en partie une fonction anticipatrice. L’archétype est le discours de François Arago[2] à l’Académie des sciences destiné à faire connaître la toute récente invention du daguerréotype. En même temps, interviennent des acteurs du monde des arts et des lettres (peinture, littérature, journalisme), dont Jules Janin[3], écrivain, journaliste et critique d’art, est le modèle le plus représentatif de la première période d’existence de la photographie. Qu’ils émanent d’un milieu ou de l’autre, ces discours assurent une triple fonction :


 


FONCTION


CONTENU


 


CONNOTATION


toujours affective


 Informative


 Renseigner sur le procédé.


admiration


Polémique


 Déterminer si la photographie menace l’art, ou simplement si elle peut être considérée comme un art.


 admiration ou détestation ; euphorie, peur ou mépris


Spéculative


Imaginer tout ce que la photographie pourra réaliser dans l’avenir, parier sur le futur ; projeter les progrès possibles et impossibles dans le domaine du visible et de sa reproduction ; élaborer l’utopie de la photographie.


 fascination



On constatera que le discours sur la photographie au milieu du XIXe siècle n’est en principe pas neutre, même lorsqu’il ne se veut qu’informatif : émotif et même passionnel suivant les cas, il a toujours, aussi, une visée persuasive et militante. Il s’agit aussi bien d’exprimer et de transmettre, en termes très forts, une émotion (admiration ou détestation), et de convaincre le lecteur, de le faire adhérer à la cause photographique donnée à comprendre comme un combat – ou l’inverse, l’en détourner. Il y a quelque chose de prosélyte dans les premiers textes sur la photographie, parler d’une photographie engage en même temps à se lancer dans un plaidoyer pour ou contre la Photographie en général, endossant tout l’arsenal d’idéologies que celle-ci charrie.


Ainsi, pour saisir le phénomène, on pourra lire le début d’un article d’Ernest Lacan sur « La Russie et l’Océanie au stéréoscope[4] ». Le texte met en place une véritable méthode de persuasion qui va bien au-delà du commentaire monographique en ce qu’elle se signale comme une didactique. Se référant au public réfractaire, Lacan attaque :


     Or, quand je puis tenir pendant une heure seulement un de ces froids personnages dans mon cabinet de travail, sans discuter avec lui, je me donne la satisfaction de le soumettre à une petite vengeance qui ne manque jamais son effet. Elle consiste à faire passer sous ses yeux une partie de la collection que les photographes ont bien voulu me faire depuis une dizaine d’années et qu’ils enrichissent chaque jour. D’abord mon contradicteur regarde avec une certaine indifférence calculée les merveilles que je lui présente ; puis il arrive que son attention est attirée par le portrait d’un homme politique, d’un artiste, d’un écrivain qu’il aime, par la reproduction d’une œuvre d’art qu’il admire, d’un site dont il se souvient. Alors je le tiens en mon pouvoir. Ayant découvert son faible, j’en use et j’en abuse. J’attaque, à coup d’épreuves, toutes ses sympathies, toutes ses prédilections, tous ses souvenirs. Je le grise par les yeux, et presque toujours son imagination, entraînée hors du cercle accoutumé, dépasse singulièrement, dans ses élans admiratifs, les écarts que je me permettrais moi-même.


     Alors je me drape dans ma dignité : « Vous m’avez accusé – lui dis-je – d’un enthousiasme exagéré, et vous vous passionnez pour quelques pages à peine parcourues du livre que j’ai entr’ouvert sous vos yeux ! Que serais-ce donc si je vous le faisais lire tout entier, et si vous pouviez comme moi, quand bon vous semble, vous transporter d’un regard, d’un coin du globe à l’autre ; visiter les monuments les plus célèbres ; étudier à loisir les chefs-d’œuvre enfouis dans les musées de toutes les capitales ; vous promener tour à tour dans une rue de Constantinople, sur une lagune de Venise ou d’Amsterdam, sur une place de Madrid ou de Moscou ; naviguer sur le Nil ou sur le Rhin ; monter au sommet du Vésuve ou du mont Blanc ; assister aux faits les plus importants de notre histoire moderne ; évoquer les grandes figures de notre temps, ou voir revivre, dans les ruines des siècles, les grands souvenirs du passé ? Voilà ce que je puis faire, et vous m’accusez d’enthousiasme ! »[5].


La lecture empathique se constitue en doctrine de réception. Lacan saisit ici, et en fait son nœud argumentatif, ce moment où le regard bascule dans l’émotion, et où l’évaluation informative ou esthétique bascule dans l’identification, dans l’adhésion affective, qui, selon lui, et bien plus tard selon Barthes également, est à la clé de la lecture de photographies, et aussi à la base du discours critique sur la photographie. Dans cette capacité d’enthousiasme sans restriction, d’émotion pure, qui, on le voit, fonde une rhétorique du movere, réside l’inscription de la photographie dans l’indicible. Mais cette même aptitude à s’enthousiasmer conditionne l’ensemble de la critique photographique du siècle, qui se constitue de la sorte, à la fois sur un ébahissement fasciné et sur l’insuffisance de la parole propre à l’exprimer. Regard ébahi et bouche bée, voilà la réaction de l’honnête spectateur de photographies qui deviendra l’honnête critique.


 


L’indicible versant trivial


             Un examen attentif de la critique photographique du XIXe siècle permet de cerner deux sortes d’indicible que l’on appellera, selon son degré de sophistication, l’indicible versant trivial et l’indicible versant noble. L’indicible trivial pose un énoncé logique très simple et découle d’une attitude pragmatique face à la représentation photographique du réel : tout est à voir et cela suffit largement pour comprendre le monde. Dès lors, il n’y a plus rien à dire. Ce principe, maintes fois répété, le voici exprimé dans un compte rendu que Louis de Cormenin fait, en 1852, des photographies d’Egypte de son ami Maxime Du Camp :


Où la plume est impuissante à saisir, dans la vérité et la variété de leurs aspects, les monuments et les paysages, où le crayon est capricieux et s’égare, altérant la pureté des textes, la photographie est inflexible[6].


Louis de Cormenin appartient aux admirateurs inconditionnels de la photographie ; mais, à quelques nuances près, l’affirmation émane, pareille, des réfractaires. Défenseurs et adversaires de la photographie, animés par une égale opiniâtreté, semblent pourtant d’accord sur la vocation paralysante de la photographie envers le texte. Qu’il faille le regretter ou s’en féliciter, la photographie se substitue à la description, perçue dès lors comme inutile, laborieuse et inexacte. Du moins c’est ce qu’on ne cesse de répéter, parfois pour mieux décrire.


Pour commenter les images du Tombeau des Juges à Jérusalem, Auguste Salzmann, dans l’un des premiers livres illustrés de photographies, se borne au commentaire suivant :


Les deux planches, représentant la vue extérieure du tombeau des Juges, me dispensent encore d’en donner une description[7] ;


et au sujet de l’église du Saint-Sépulcre, le même photographe écrit :


Il m’est plus facile de renvoyer à la photographie représentant ce bas-relief que d’en faire la description. C’est, comme on voit, un enroulement de tresses, de branches, d’animaux fantastiques et de figures humaines[8].


Il incombe donc au texte la fonction marginale et superflue de commenter une image qui le surpasse en véracité et en force d’évidence. Une simple légende suffit pour identifier la vue et lui donner un nom. Dans les deux exemples cités, le texte est non seulement redondant face à l’image, mais aussi dans une situation de soumission. La force du voir annihile apparemment toutes ses fonctions. Au lieu de parler du monde, par un retournement tautologique, le texte ne parlerait-il plus que de lui-même (pour constater son impuissance) et de l’image en tant qu’elle est une représentation parfaite et autosuffisante. Cette supériorité nouvelle de l’image sur le texte, Louis de Cormenin la réaffirme :


Un texte, inscrit en légende au bas de chaque dessin l’explique en une ligne brève, substantielle, lapidaire, et donne la clef et l’intelligence de l’ouvrage.


Plus les dessins sont vrais, plus ils ont besoin d’être expliqués sous une forme précise, impérieuse, débarrassée de toute longueur de récit ou de tout agrément de style. Il fallait aussi subordonner un texte accessoire au dessin principal, et non le dessin au texte, dans une œuvre pancromique […], et avant tout purement oculaire, qui n’a besoin que d’une indication claire, saisissante et rapide[9].


Sont menacés non seulement le texte et ses longueurs possibles, mais le livre en soi dans sa conception ancienne d’ouvrage à lire, qui deviendrait de fait un objet à voir, destiné à l’œil seul. Le texte dès lors, dans sa brièveté, sa discrétion, sert à marquer le décalage entre voir le réel et voir la photographie de ce réel. Une légende ou un commentaire métadescriptif signalera simplement la photographie comme trace de réel. Le texte dit seulement « ceci est une photographie ». Mais ceci est une photographie dont il s’agit d’admirer la parfaite coïncidence au réel qu’elle représente. Le mot « oculaire » apparaît une seconde fois dans le texte de Louis de Cormenin :


Le meilleur moyen de traduire un voyage, c’est de faire voyager le lecteur lui-même, c’est de le lui rendre oculaire et palpable. Les idées philosophiques qu’il suscite ne sont qu’un agrément particulier, et nous préférons, pour notre part, qu’un voyageur s’efface. Un voyage perd toujours à la substitution d’un récit, si fidèle qu’il puisse être ; plus il est direct, plus il est placé sous l’œil même sans intermédiaire et sans truchement, plus il gagne en clarté, en vérité et en variété ; car la nature porte en elle un intraduisible cachet, et je ne sais quel port et quelle allure que ne pourrait rendre le style le plus exact, le plus pressant et le plus réaliste [10].


Cette deuxième occurrence d’« oculaire » vient aussi signifier que le schéma établi plus haut au niveau de la production de l’image, attestant la primauté de la relation de la photographie au réel, se met également en place au niveau de sa réception. Le lecteur qui ouvre le livre illustré de photographies va d’abord voir, donc établir lui-même ce contact quasi palpable au réel, avant de lire. Un pacte de lecture se met en place, qui stipule la prééminence du visuel.


Ainsi, le postulat est simple : la présence de la photographie induit une absence de texte, ou pour le dire plus clairement, la photographie rend vaine toute description. On l’a abondamment répété tout au long du XIXe siècle, et toute une littérature photographique du XXe siècle le réitère. On le retrouvera chez Valéry pour le centenaire de la photographie. Dans son « Avant-dire » tardif à Nadja, en 1962, Breton écrira : « L’abondante illustration photographique a pour objet d’éliminer toute description[11] ». Lorsqu’Alain Buisine parle, dans « Tel Orphée… », un article sur les rencontres ratées du texte et de la photographie (française de tradition humaniste), d’une « certaine francité photographique » qui textualise des « photographies par elles-mêmes tellement lisibles que leur textualisation va de soi[12] », il exprime différemment le même principe, rendant compte de l’échec de toute une littérature descriptive qui prend la photographie comme point de départ. Ou encore, inversé, l’énoncé est pris à rebours dans les textes de Guibert : dans L’Image fantôme [13], l’écrit se construit autour de l’absence thématisée de photographies et joue sur cette dialectique d’un texte présent sur une image absente.


Cent ans après l’invention de la photographie, au fil de quelques réflexions, Valéry réussit une magnifique synthèse des implications de notre postulat. Par un renversement de l’argumentation traditionnelle, Valéry y découvre un bénéfice pour la littérature.


 Ainsi l’existence de la photographie nous engagerait plutôt à cesser de vouloir décrire ce qui peut, de soi-même, s’inscrire ; et il faut bien reconnaître qu’en fait, le développement de ce procédé et de ses fonctions a pour conséquence une sorte d’éviction progressive de la parole par l’image [14].


Une fois rappelée cette fonction usurpatrice que la photographie exerce sur le texte, Valéry détourne donc son raisonnement, pour aboutir non pas à l’habituel constat d’échec du texte, mais au contraire à un sentiment de libération :


    Il faut donc concevoir que le bromure l’emporte sur l’encre dans tous les cas où la présence même des choses visibles se suffit, parle par soi seule, sans l’intervention d’un esprit interposé, c’est-à-dire sans recours aux transmissions toutes conventionnelles d’un langage.


     Mais, quant à moi, je n’y vois point de mal ; je suis bien près d’y trouver certains avantages pour la littérature. Je dis que cette prolifération d’images photographiques dont je parlais pourrait indirectement tourner au profit des Lettres – j’entends des Belles-Lettres – ou plutôt des Lettres véritablement belles. Si la photographie […] nous décourag[e] de décrire le réel, c’est là nous parler des bornes du langage articulé, et c’est nous conseiller à nous autres écrivains, un usage de nos moyens tout à fait conforme à leur nature propre. Une littérature se ferait pure, qui, délaissant tous les emplois que d’autres modes d’expression ou de production remplissent bien plus efficacement qu’elle ne peut le faire, se consacrerait à ce qu’elle peut obtenir. Elle se garderait alors et se développerait dans ses véritables voies, dont l’une se dirige vers la perfection du discours qui construit ou expose la pensée abstraite ; l’autre s’aventurant librement dans la variété des combinaisons et des résonances poétiques[15].


En reproduisant avec exactitude le réel, la photographie rend donc la description inutile, non seulement en accompagnement de l’image, mais en soi, à chaque fois que l’image pourrait avantageusement apparaître à la place du texte ; elle décharge l’écrivain de la nécessité de s’occuper du réel. Valéry est l’un des seuls à prendre le postulat au pied de la lettre : il est inutile de décrire et tant mieux, cessons de décrire, cela obligera à écrire autrement. On finit cette réflexion sur l’indicible trivial par cette manœuvre qui consiste à prendre notre postulat de départ à la lettre, et de le dédramatiser. On pourra opposer – nous allons le voir – Valéry à Gautier : le pragmatisme rationnel de l’un contre l’idéalisme de l’autre ; l’acceptation joyeuse de la mort de la description contre la prétérition hypertrophique comme technique de contournement.


 


L’indicible versant noble


Une fois épuisées toutes les ressources de l’énoncé trivial examiné plus haut, la question de l’indicible se complique. Vient s’y greffer toute la tradition de la stupéfaction et de l’admiration prosélyte qui veut qu’il soit impossible d’exprimer l’effet produit par la contemplation d’une photographie parce que quelque chose d’impalpable, de l’ordre de l’émotion ineffable empêche une parole juste. On touche dès lors à des réflexions qui ont trait à l’indicible, mais aussi à l’irreprésentable, à l’invisible, à l’imperceptible, à tout ce que la sensation et le sentiment ne parviennent pas à restituer clairement à la conscience rationnelle.


Rappelons d’abord un fait simple : au XIXe siècle, lors de son apparition et encore pendant quelque temps, le discours – au sens de texte publié – que l’on tient sur la photographie se fait toujours en l’absence d’images et cette absence nous intéresse particulièrement. Parce que la photographie se caractérise précisément par sa visibilité exemplaire ; parce qu’elle se caractérise aussi par sa parfaite fidélité au réel. Le paradoxe de l’ekphrasis photographique, description d’après photographie, réside dans le fait de devoir rendre compte textuellement, de ces deux qualités spécifiques (si peu adaptées au langage, on n’a trêve de le répéter) de la photographie. Alors que le texte annonçait, on l’a vu, sa propre disparition à l’approche de l’image photographique, il semble au contraire prospérer sur le terreau même de ses déterminations fondamentales.


Par ailleurs, comme le rappelle Jean-Paul Bouillon, « la critique n’est pas un simple écho, plus ou moins déformant, elle est, parmi d’autres, un élément constitutif de l’objet lui-même[16] » ; cette affirmation, appliquée ici à la peinture, est d’autant plus vraie pour la photographie qui doit non seulement être visible et par conséquent commentée et diffusée, mais de plus acquérir une légitimité artistique, théorique et sociale par le biais du texte.


            Dans le premier numéro de la Lumière, 1851, Francis Wey, autre critique d’art qui a contribué à la constitution de la critique photographique en tant que discipline, annonce ainsi les objectifs de la Société héliographique nouvellement créée :


     A la littérature se rattache aussi une mission descriptive. La Société héliographique reçoit journellement communication d’épreuves représentant des sites lointains et inconnus, des monuments historiques, des ruines de la Grèce, de l’Egypte ou de l’Inde ; enfin, des sujets d’un haut intérêt pour le savant, pour le naturaliste, pour l’artiste ou l’antiquaire : sujets rendus pour la première fois dans leur exquise réalité, et qui parfois défieraient le crayon ou le pinceau des plus habiles et des plus minutieux. Ces épreuves-là sont des révélations.


     Lorsque des planches d’un si vif intérêt nous seront communiquées, nous aurons soin d’en donner des descriptions, d’autant plus intéressantes qu’elles peuvent s’élever jusqu’à une pénétration presque fantastique du détail, et livrer, à l’aide du microscope, des secrets que la nature même ne donne pas toujours. C’est ainsi que le baron Gros a retrouvé, à Paris, en examinant une vue prise à l’acropole d’Athènes, un bas-relief étrange, qu’il avait reproduit sans le voir, et que nul voyageur n’avait, jusque là, signalé[17].


La littérature devient ainsi le facteur de visibilité de la photographie (et il faut noter que Francis Wey utilise précisément le mot « littérature », plutôt que des termes plus neutres pour désigner des textes descriptifs et explicatifs). Sans en prendre véritablement conscience peut-être, il exprime ici le paradoxe fondateur de l’ekphrasis : photographies transformées en textes pour devenir visibles. Il axe son argumentation sur l’aptitude de la photographie à faire voir des choses jusque-là invisibles, parce que trop éloignées, difficilement accessibles, ou enfin imperceptibles à l’œil nu : voyages lointains, infimes détails…


L’épisode qu’il relate pour montrer l’importance de la description de photographies comme genre de presse fait partie des faits divers ayant marqué les esprits des années 1850 ; il s’agit de l’une des scènes contribuant à constituer la légende que se construit peu à peu la photographie : l’histoire d’une découverte archéologique involontaire réalisée grâce à la capacité de la chambre noire à reproduire le réel jusque dans les détails imperceptibles. Dans le même numéro de la Lumière, Francis Wey y revient en racontant plus amplement l’anecdote :


     Il y a quinze mois, M. le baron Gros, alors ministre plénipotentiaire en Grèce, fixa, par le moyen du daguerréotype, un point de vue pris à l’Acropole d’Athènes. Là se trouvaient disséminés des ruines, des pierres sculptées, des fragments de toute espèce. De retour à Paris, à la suite d’une mission délicate et honorablement remplie, M. le baron Gros revit ses souvenirs de voyage, et considéra, à l’aide d’une loupe, les débris amoncelés au premier plan de sa vue de l’Acropole. Tout à coup, à l’aide du verre grossissant, il découvrit sur une pierre une figure antique et fort curieuse, qui lui avait jusqu’alors échappé. C’était un lion qui dévore un serpent, esquissé en creux et d’un âge si reculé, que ce monument unique fut attribué à un art voisin de l’époque égyptienne. Le microscope a permis de relever ce document précieux, révélé par le daguerréotype, à sept cents lieues d’Athènes, et de lui restituer ses proportions aisément accessibles à l’étude.


     Ainsi, ce prodigieux mécanisme rend ce que l’on voit et ce que l’œil ne peut distinguer ; si bien que, comme dans la nature, le spectateur en se rapprochant plus ou moins, à l’aide de lentilles graduées, perçoit des détails infinis, quand l’ensemble des objets ne suffit plus à sa curiosité[18].


L’apparition sur papier de l’invisible, de la réalité microscopique, fait partie de la fascination qu’exerce la photographie sur l’imagination. Francis Wey choisit cet exemple pour faire comprendre la nécessité pour la littérature de remplir sa « mission descriptive » : ce que l’œil nu ne voit pas, et que la photographie restitue à la vue, doit être rendu universellement visible par le texte. La description s’insinue ainsi dans ce qu’il y a de plus fortement photographique dans l’image : le détail révélé (au sens premier du terme). La description d’après photographie sera en quelque sorte contaminée par le pouvoir quasi surnaturel de celle-ci à voir au-delà du visible et se glissera ainsi dans le monde du secret, du réel non dit (« pénétration presque fantastique du détail », « secrets que la nature même ne donne pas toujours »). L’écriture de la photographie sera une écriture du vu par-delà le visible, d’une connaissance du réel supérieure au regard de l’homme.


Le même type d’exemple apparaît dans un texte du photographe Disdéri, en 1855, au moment de l’Exposition Universelle :


      Mais examinons succinctement quels sont les rapports qui existent entre la photographie et la chirurgie […]. Dans le corps humain, chaque veine, chaque muscle se coupe, se traverse, s’embranche, se ramifie de telle sorte, que l’œil peut à peine les suivre et les distinguer dans toutes leurs phases et leurs incidents, depuis leur point de départ jusqu’à celui où ils aboutissent, et que l’anatomiste habile a de grandes difficultés à vaincre quand il veut obtenir un dessin bien exact.


La formule de Disdéri est très parlante : ce qui distingue la photographie des modes manuels de représentation du réel c’est son aptitude à reproduire des « presque invisibilités » :


     Est-il possible au dessinateur de reproduire scrupuleusement, dans ses moindres détails, une cervelle humaine ? Ces presque invisibilités, que la loupe scrute et discerne avec peine, le dessinateur est-il apte à les fixer, à les rendre, à les saisir avec son crayon ?


     Eh bien ! là où l’impuissance de l’anatomiste et du peintre se révèlent, la photographie ne rencontrera aucun obstacle sérieux ; elle reproduira avec aisance cette multiplicité de détails si minutieux, si difficultueux pour l’artiste, et qui défie sa patience, sa dextérité.


Si la photographie se présente avant tout comme le moyen de reproduction du visible dans sa totalité, ce qui fait d’elle, selon Disdéri, un instrument nettement supérieur à tous ceux qui existaient avant, c’est sa capacité à reproduire même (ou surtout) l’invisible. Ce que l’œil seul ne peut percevoir d’emblée, la photographie le capte pour le lui révéler en un second temps. Alors qu’elle était seulement copie du monde ayant effacé toute trace de médiation, la photographie apparaît ici comme l’intermédiaire miraculeux entre l’homme et les réalités imperceptibles. Le passage du visible vers l’invisible marque aussi un pouvoir nouveau pour l’image photographique : celui de dépasser non seulement les capacités motrices du dessinateur (par la rapidité et l’exactitude de l’exécution), mais les compétences plus subtiles de l’œil humain. 


Or, dans sa fabrication même, l’image photographique comporte une dimension surnaturelle et tient de la révélation du secret :


D’ailleurs, je vous en préviens, vous auriez beau regarder de tous vos yeux, de toute votre âme, sur cette plaque qui vous a coûté tant de soins : la plaque n’a rien encore à vous montrer. C’est une simple surface plane où rien ne vit, où nulle image ne se détache, où tout est mort, même le fleuve qui court. Arrivé à cet instant de sa composition définitive, notre métal est encore à l’état d’une simple page blanche sur la table de M. de Lamartine. La page blanche attend l’inspiration du poète, la passion qui doit venir. La plaque iodée n’est guère plus avancée que la page blanche sur la table d’un grand poète. Il est bien vrai qu’un paysage est là, couché dans cette ombre, et que cette obscurité brillante recouvre des ruines, des villages, des forêts ; mais ces ruines, ces forêts, ces villages, ces doux aspects dont vous avez voulu emporter l’image volante comme on emporte le souvenir de quelques parfums évanouis, ils sont enfouis dans cette couche d’iode comme l’Apollon du Belvédère était enfoui dans le marbre. Il ne s’agit plus que de l’en faire sortir […][19].


La présence extrême du réel sur l’image, qui suscite l’enthousiasme et fait la réputation de la photographie, s’obtient donc au terme d’un jeu subtil avec l’éphémère. L’image parvient à l’existence au terme d’un long travail de genèse. Janin joue sur l’une des formes les plus célèbres de l’ekphrasis : un faire apparaître progressif de l’œuvre (dont l’exemple canonique est le bouclier d’Achille), littéralement un « développement » :


A mesure que la vapeur se dégage et qu’elle éclaire les parties bitumeuses de votre planche restées dans l’ombre, vous voyez apparaître enfin, et comme par enchantement, le paysage que vous aviez rêvé. Souvent dans vos songes d’été, et dans un lointain lumineux, vous ont apparu quelques-unes de ces scènes riantes toutes remplies de jeunes femmes, de verdure et de cygnes blancs sur les ondes, les scènes du Tasse dans les jardins d’Armide : à cet instant de l’opération, si vous regardez d’un œil attentif, au milieu de cette heureuse vapeur, l’effet est le même ; la planche s’illumine d’une douce clarté ; les jours se détachent de l’ombre ; la vie se montre dans ces lignes encore incertaines ; toutes les profondeurs de la lumière se révèlent une à une. Vous assistez à proprement dire, à une création véritable, c’est un monde qui sort du chaos, monde charmant, accompli, cultivé, construit, chargé d’habitations autant que de fleurs. Oui, c’est là un solennel instant de poésie et de magie, auquel on ne peut rien comparer dans les arts[20].


L’existence même de l’image est miraculeuse. L’écriture s’efforce par tous les moyens de rendre perceptible la magie de la vision. Elle narrativise le sentiment d’admiration stupéfaite que l’on a devant le surgissement du réel comme en-lui même sur un support qui le conservera.


Ce jeu avec l’invisible révélé, ces apparitions surnaturelles, la littérature photographique du milieu du siècle aime les exacerber. Toute une poétique du miracle se met en place autour des révélations de la photographie. Le paradoxe de la situation consiste alors en une double contrainte : l’écrit devra rendre compte à la fois du caractère magique de la photographie et de son inscription irrécusable dans le réel. Et tout cet ensemble contradictoire se noie dans une rhétorique de l’indicible faite pour mieux exprimer précisément cette double détermination de la photographie et sa nature exceptionnelle.


Plusieurs difficultés se posent alors au texte. Si l’ébahissement du spectateur tient à la confusion entre la réalité et sa représentation photographique, à cette inouïe coïncidence des deux, comment le texte parviendra-t-il à décrire de manière différenciée, tout en conservant pour le lecteur ce sentiment de fabuleuse adéquation, l’objet réel et le même objet photographié ? Si l’on s’entend pour affirmer que la photographie est la transposition précise et infaillible du réel, il devient malaisé d’imaginer comment cette parfaite copie pourra, en devenant texte, se distinguer du réel qu’elle représente. Ce point d’hésitation entre réel et photographie fondera la spécificité de l’ekphrasis photographique. Puisque référent et image se superposent et se confondent, cette confusion transparaîtra dans la description par les vertus d’hypotyposes particulièrement efficaces ; mais plus l’art du descripteur sera achevé et plus il devra poser des indices clairs pour différencier le référent de son image et susciter ainsi chez le lecteur l’admiration due au nouveau procédé de reproduction ; d’où l’accumulation de réflexions métadescriptives sur l’acte photographique, qui, tout en fonctionnant comme un aveu d’échec du texte, donne par ailleurs l’indice nécessaire au lecteur pour comprendre que la chose décrite est non pas le réel mais son image photographiée. De la fascination exercée sur le spectateur par l’identité entre le réel et son image reproduite sur papier, des traces lisibles doivent subsister dans la transposition textuelle. S’il est un moment où le spectateur se trouve transporté dans l’espace de la représentation photographique au point de se croire partie intégrante du décor, par mimétisme il devra y avoir un moment où le lecteur ne saura plus s’il doit se figurer une photographie ou un paysage réel et les deux figures imaginaires créées par lui se confondront.


 Le meilleur exemple de cette confusion rhétorique est à découvrir dans le commentaire que Théophile Gautier fait des photographies du Mont-Blanc des frères Bisson. Gautier élabore une mise en scène grandiloquente qui donne à lire ces images comme les premières vues de la terre comme espace cosmique. Après une évocation lourdement métaphorique de plusieurs pages, la chute :


Malgré tous les obstacles qu’il a entassés autour de lui, le mont Blanc n’a pu échapper à l’opiniâtre recherche de la science. Nous le tenons, farouche et seul, emprisonné dans le cadre étroit d’une planche photographique[21].


Cette notation clôt un texte d’un romantisme fervent. La montagne procure à l’homme le bonheur d’un spectacle sublime, le frisson d’un cataclysme planétaire (« neptunien ou plutonien »), la trace du « chaos primitif », « l’ossuaire des créations primitives ». L’attirail métaphorique est chargé de « typhons », « cyclones », « convulsions », « ébullition cosmique », « révolutions cosmogoniques », aboutissant à une image des origines, « temps antéhistoriques ». Les hyperboles dessinent un univers « grandiose », « épouvantable », « gigantesque », « formidable », « colossal », et « chaotique », où les hommes « effrayants à voir quoique à peine perceptibles » n’encourent aucun danger, figés qu’ils sont dans le cadre « étroit » et rassurant d’une épreuve photographique.


Les descriptions d’images (il y en quatre, peut-être cinq sélectionnées d’un ensemble d’épreuves évoquées en bloc, qui s’entremêlent dans leur retranscription textuelle) se fondent dans une rhétorique de la prétérition caractéristique :


     Aucune description de poète, pas même le lyrisme de lord Byron dans Manfred, ne peut donner l’idée de ce prodigieux spectacle qui restitue à la terre sa beauté d’astre, défiguré par l’homme. Les couleurs du peintre, si un peintre montait jusque-là, se glaceraient sur sa palette. Eh bien ! ce que ni l’écrivain ni l’artiste ne sauraient faire, la photographie vient de l’exécuter. […]


     Les montagnes semblent jusqu’à présent avoir défié l’art. Est-ce possible de les encadrer dans un tableau ? Nous en doutons, même après les toiles de Calame. Leur dimension dépasse toute échelle ; une légère strie au flanc d’une pente, c’est une vallée ; ce qui paraît une plaque de mousse brune est une forêt de pins de deux cents pieds de haut ; ce léger flocon de brume s’étale en nuage immense. En outre, la verticalité des plans change toutes les notions de perspective dont l’œil a l’habitude. Au lieu de fuir à l’horizon le paysage alpestre se redresse devant vous, accumulant ses hautes découpures les unes derrière les autres. Ses colorations ne sont pas moins insolites que ses lignes et déconcertent la palette. Ce sont des tons d’améthyste et de saphir, des verts d’aigue-marine, des blancs d’argent et de perle, des roses d’une fraîcheur idéale qui contrastent avec des bruns sombres, des verts veloutés, des noirs profonds et violents, toute une série d’effets irréductibles aux moyens de l’homme [22].


La photographie parvient, mieux que la peinture, à représenter l’irreprésentable, au point de réussir à restituer en noir et blanc les subtiles couleurs que Gautier fait miroiter à ses lecteurs ; quant à la littérature, une prétérition qui est loin d’être aussi simplement décorative qu’elle en a l’air, sert de pirouette pour dire l’indicible.


Ainsi, en un premier temps, la coquetterie textuelle ménagée par l’utilisation de la prétérition semble abolie par l’existence même de la photographie qui substitue à ce procédé bavard toute la force de conviction du réel. Or, en un second temps, le texte se détourne du sujet traité (l’impossible beauté de la montagne), pour y revenir par le biais de la peinture, et de ses limites. L’un des procédés classiques de la prétérition est la reprise du vocabulaire spécifique d’un autre art (de manière générale, la peinture) ; or, ici il fonctionne véritablement aux dépens de l’art en question[23]. Gautier enlève au peintre ses couleurs parce que trop « insolites », hors de la « gamme terrestre », trop spirituelles presque pour sa matérielle palette. Or la photographie, encore moins que la peinture, n’est capable de reproduire ces couleurs métaphoriques (« irisations prismatiques » quasi surnaturelles), que seuls les mots en fin de compte peuvent restituer au lecteur. Le texte ici ne parle plus de photographie, il s’autoglorifie dans un morceau descriptif et semble régler un vieux compte avec la peinture : la photographie est en définitive le prétexte pour une bonne revanche.


La photographie se noie dans une profusion de procédés littéraires : les images se mêlent au texte, lui fournissent probablement des figures, peut-être une organisation temporelle (exigée par le déplacement du regard d’une épreuve à la suivante), mais rien n’est repérable avec certitude par le lecteur. Le texte a littéralement englouti les images. Le référent, les photographies des frères Bisson, n’est révélé qu’allusivement. Cette manière d’effacer les indices de décodage, puis de les faire apparaître par une tournure évasive, contribue à reproduire l’étrange sentiment éprouvé par le spectateur devant une photographie, impression de pouvoir pénétrer dans l’espace de la représentation.


 


L’indicible : une prétérition fondatrice d’un genre critique


L’indicible n’équivaut pas au non-dit, il provoque ici l’hypertrophie textuelle. Du point de vue strictement textuel, il est prétérition, avec toutes les coquetteries que cette figure implique. Mais il n’est pas que parade rhétorique, au contraire, il fonde un genre, la critique photographique qui doit se distinguer, à tout prix, au risque de trahir sa mission, de la critique d’art, tout en lui empruntant tous les instruments de légitimation sociale et culturelle. Le recours à l’indicible ou à l’irreprésentable (voire à l’invisible, au surnaturel, à la magie) – est une stratégie thématique et stylistique de particularisation de l’image photographique, par rapport à toutes les autres images. Il scelle en même temps une sorte de contrat de collaboration entre texte et photographie, dont on peut suivre l’histoire à travers des œuvres mais aussi dans la critique et la théorie.


Ce simple motif – l’indicible – apparaît d’abord comme une figure de la réception, un ébahissement tout au plus. Il a fallu se saisir de cet ébahissement, pour en faire du texte. La méthode est vieille, toute la tradition du sublime s’y emploie depuis plus d’un siècle. Mais pour la photographie, il s’agissait à la fois de sauver le texte menacé d’inutilité ; de donner une dignité écrite à une technique qui aspirait à devenir un art et qui se trouvait un peu malmenée à ses débuts ; et d’offrir une expression à une réaction, une figure de la réception tout à fait nouvelle qui distinguait radicalement la photographie de tous les autres moyens de représentation que l’histoire avait connus jusque-là ; de donner à lire la spécificité absolue de cette réaction que la photographie provoque, en posant de la sorte les fondements de sa réception. On se situe là, dans les premières décennies de la photographie. Pourtant, la rhétorique de l’indicible persistera, une fois apaisés tous les débats, alors qu’il n’est plus l’heure de s’interroger sur le statut d’art de la photographie. L’ébahissement premier s’est émoussé lui aussi ; sous la déferlante d’images, on tressaille moins. Mais le schéma textuel demeure bien au-delà du XXe siècle, aussi bien dans la critique que dans les textes littéraires, comme marque de fabrique de la relation texte-photographie.


 


 


Marta Caraion
(Université de Lausanne)


 


Notes




  1. D’Alembert, « Discours préliminaire » à l’Encyclopédie, Paris, A. Colin, 1912, p. 178-179. []
  2. Rapport de M. Arago sur le daguerréotype, lu à la séance de la Chambre des Députés le 3 juillet 1839 et à l’Académie des Sciences, séance du 19 août, Paris, Bachelier imprimeur-libraire, 1839. []
  3. Jules Janin, « Le Daguérotype », L’Artiste, 2e série, tome 2, Paris, 1839 ; et « La Description du Daguérotype », L’Artiste, 2e série, tome 3, Paris, 1839. []
  4. Ernest Lacan, « La Russie et l’Océanie au stéréoscope », La Lumière, 19 mars 1859. []
  5. Ernest Lacan, « La Russie et l’Océanie au stéréoscope », La Lumière, 19 mars 1859, p. 45. Je souligne. []
  6. Louis de Cormenin, « Egypte, Nubie, Palestine et Syrie, dessins photographiques par Maxime Du Camp », La Lumière, 12 et 26 juin 1852, p. 98. []
  7. Auguste Salzmann, Jérusalem. Etude et reproduction photographique des monuments de la ville sainte depuis l’époque judaïque jusqu’à nos jours, Paris, Gide et Baudry, 1856, p. 33. []
  8. Ibid., p. 61. []
  9. Louis de Cormenin, op. cit., p. 99. []
  10. Louis de Cormenin, op. cit., p. 105. Je souligne. []
  11. André Breton, « Avant Dire », réédition de Nadja, 1962. []
  12. Alain Buisine, « Tel Orphée… », Revue des sciences humaines, no 210, avril-juin 1988, p. 126. []
  13. Hervé Guibert, L’Image fantôme, Paris, Editions de Minuit, 1981. []
  14. Paul Valéry, « Discours », Bulletin de la Société française de photographie, no 3, mars 1939, republié dans Études photographique, n°10, nov. 2001, mis en ligne le 10 septembre 2008. URL : http://etudesphotographiques.revues.org/index265.html. Consulté le 27 avril 2012. []
  15. Paul Valéry, ibid. []
  16. La Critique d’art en France. 1850-1900, Centre Interdisciplinaire d’Etudes et de Recherches sur l’Expression Contemporaine, 1989, p. 11. []
  17. Francis Wey, La Lumière, no 1, 9 février 1851, p. 17-18. []
  18. Francis Wey, « De l’influence de l’héliographie sur les beaux-arts », La Lumière, no 1, 9 février, 1851, p. 3. []
  19. Jules Janin, « La Description du Daguérotype », p. 281. []
  20. Jules Janin, « La Description du Daguérotype », p. 282. Je souligne. []
  21. Théophile Gautier, « Vues de Savoie et de Suisse », op. cit., p. 88. []
  22. Théophile Gautier, op. cit., p. 84-86. []
  23. Philippe Hamon, Introduction à l’analyse du descriptif, Paris, Hachette, 1981, p. 127-129. Hamon définit la prétérition ainsi : « Elle se présente souvent comme la lexicalisation d’un manque, d’un défaut de compétence du descripteur, d’un défaut de son vouloir/savoir/pouvoir décrire, bénéficiant à la fois de l’innocence de l’incompétence du dire et de l’efficacité du dit ». Et dans la liste des marques de la « négation-dénégation prétéritive », il s’agit de retenir certains indices métasémiotiques : « De plus, le vocabulaire spécialisé de la critique littéraire, c’est-à-dire un métalangage particulier, intervient alors, soit explicitement (décrire, dire, parole, mots, noms, langue…), soit implicitement par le biais de termes renvoyant à une autre activité artistique (“quel pinceau, pourrait peindre…”), métaphores de l’activité d’écriture elle-même ». []