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Nathalie Froloff, Redonner un sens plus pur aux mots et aux choses : « l’écriture photographique du réel » d’Annie Ernaux
Redonner un sens plus pur aux mots et aux choses : « l’écriture photographique du réel » d’Annie Ernaux
L’Atelier noir[1] d’Annie Ernaux témoigne — au sein de nombreux paratextes[2] constitués de préfaces, de livres d’entretiens, d’actes de colloque auxquels elle a participé — d’une réflexion constante sur son écriture et en particulier, d’une tentative d’articuler le surgissement du réel[3] et les mots pour le dire :
Le problème est toujours de trouver une forme qui permette de penser l’impensé (le mien, celui des autres).[4]
Cette recherche de la forme innerve tout L’Atelier noir, « journal d’avant-écriture » telle la trace archéologique de « fouilles[5] », et rend compte « d’une ambition : “faire advenir un peu de vérité”[6] ». La publication de ce journal, comme une boîte noire (une chambre noire, tel un sténopé ?) fascinante de l’écriture en devenir relève aussi de ce souci d’un dévoilement du réel — celui du mystère de la création — en écho aux multiples interrogations qui parsèment son œuvre.
Les tâtonnements, les essais, la recherche, la « tentative d’atteindre la réalité d’une époque[7] », voire la volonté de « sauver[8] » peuvent se lire dans les dispositifs qui structurent l’œuvre elle-même : comment dévoiler le réel, sans dévoiler ses effets ? L’écriture se double alors de son envers qui participe de la même tentative d’épuisement du réel, d’une véritable « entreprise de dévoilement[9] ». Les différentes structures récurrentes — photos présentes ou absentes, listes, chansons, etc., comme autant de dispositifs, voire d’installations — tâchent ainsi de « réduire la distance […] entre le souvenir, la représentation de la réalité et la transcription[10] », « parce qu’il y a un fort sentiment d’existence avec une photo[11] ». Cette parfaite adéquation entre la forme toujours cherchée — telle l’ « autobiographie impersonnelle » des Années, qui mettra plus de vingt ans à sortir des limbes — et le dévoilement du monde s’exprime de manière fulgurante dans une métaphore devenue archétypale pour parler de l’œuvre d’Ernaux, celle d’« une sorte d’écriture photographique du réel[12] ». Tel un précipité, cette métaphore concentre à elle seule tous les enjeux de l’écriture ernausienne : prégnance des photos, dès les premiers livres, présence quasi chirurgicale des événements évoqués sans pathos, « colletage avec le réel[13] », qui cherchent à provoquer une projection[14] — une dépossession — du lecteur, « happé » par le réel décrit, comme Ernaux elle-même a pu être « happée [par le] monde », ce qui l’oblige à l’écriture :
Espérance, toujours vaine, de ne plus avoir rien à noter, de ne plus être happée par quoi que ce soit de ce monde, du flot des anonymes que je rencontre et dont, pour les autres, je fais partie.[15]
Cette métaphore est-elle pour autant la clé de lecture de l’œuvre d’Ernaux, ce qui permet d’en faire le tour, ce qui expliquerait enfin la sensation à l’origine de l’écriture, une herméneutique autant qu’un achèvement ? Car cette métaphore, renvoyant à son essence même, révèle et obscurcit ce qu’elle déploie : elle joue ainsi sur la polysémie de l’expression, en diffractant plusieurs sens possibles. Nous pourrions alors l’envisager non comme ce qui dévoile les liens entre la littérature et la photographie, mais plutôt comme ce qui les masque, ce qui leur fait écran. La photo pourrait en effet apparaître comme une transposition moderne de la lanterne magique, un équivalent séduisant pour signifier la difficulté, voire l’impossibilité, à nommer le processus créateur, ce point aveugle de l’inspiration, à l’identifier, à le circonscrire même, pour lui donner sens et le réintégrer de façon métaphorique dans l’écriture elle-même.
L’usage du monde
Le Journal du dehors cartographie très précisément dans son Avant-Propos fondateur l’usage de cette métaphore, qui, de manière explicite pour la première fois chez Ernaux, donne toute sa place à la photographie comme matrice textuelle et comme structure. Le projet de ce journal extime — qui sera continué par La Vie extérieure, puis sous un autre angle, à la demande de Pierre Rosanvallon, par Regarde les lumières mon amour[16] — cherche à araser les expériences et l’usage du monde, en refusant de mettre en avant les moments saillants d’une existence qui feraient de la vie une fiction :
Il me paraît évident qu’une vie en narration romanesque est une imposture. Plus je pense à mon « histoire » plus elle est en « choses » extérieures (fond) et fragments (forme). Les romans nous font croire que la vie est dicible en roman. Rien n’est plus une illusion.[17]
C’est justement parce que la vie est difficilement dicible que la métaphore photographique est ici opératoire : elle permet de contourner le défaut des langues, de dire le réel de manière oblique, et plus saisissante :
J’ai évité le plus possible de me mettre en scène et d’exprimer l’émotion qui est à l’origine de chaque texte. Au contraire, j’ai cherché à pratiquer une sorte d’écriture photographique du réel, dans laquelle les existences croisées conserveraient leur opacité et leur énigme. (Plus tard, en voyant les photographies que Paul Strand a faites des habitants d’un village italien, Luzzano, photographies saisissantes de présence violente, presque douloureuse — les êtres sont là, seulement là —, je penserai me trouver devant un idéal, inaccessible, de l’écriture.)[18]
Car la photo, malgré son caractère muet, joue plusieurs rôles chez Ernaux : celui de « déclencher » l’écriture (en filant la métaphore), mais elle est surtout, de manière directe comme elle le signifie ici en se référant à Paul Strand, le réel[19]. Cette métaphore est par la suite reprise dans tout l’Avant-Propos par la « collection d’instantanés de la vie quotidienne collective », par le projet « d’une scène à fixer », afin de nous « [révéler] à nous-mêmes[20] » — dont le sens du verbe ici pointe clairement vers une syllepse, par le biais de la métaphore filée.
Annie Ernaux a précisé[21] dans quel contexte s’inscrivait cette métaphore : lors de son premier voyage aux États-Unis en 1990[22], elle a pu voir une rétrospective consacrée à Strand, et comme elle l’indique dans l’Avant-Propos, ce sont en particulier les photos des habitants de Luzzano[23] — dont l’ensemble a été publié en 1953, sous le titre de Un Paese[24] — qui ont attiré son attention par leur caractère « saisissant[25] ». Que cette métaphore ait pu surgir à l’occasion d’une exposition consacrée à Paul Strand est révélateur à plus d’un titre : le photographe américain, en héritier de Stieglitz[26], a recherché longtemps, dans les années cinquante, « un vrai village de chair et de sang, sans trucage et sans pittoresque, où l’accord entre les hommes et leur terre est tissé de dur labeur et de réalité têtue[27] ». C’est après avoir photographié les habitants de Gondeville, en Charente, qu’il se rendra en Italie pour photographier un village proche du Pô, celui de Zavattini, entre autres scénariste du Voleur de bicyclette, et fasciné, tout comme Strand par la vie des petites gens[28]. Ernaux explique ainsi que les photos de Strand représentent une saisie immédiate, au présent, sans distance, de manière quasi objective. Le photographe lui-même insiste sur ce choix, dans plusieurs écrits ou conférences (et en particulier dans son article manifeste de 1917), de straight photographic méthods[29] et d’une conception de la neutralité de l’appareil photographique tendant vers une objectivité et une mise à distance. Eric de Chassey[30] indique ainsi que la conséquence d’un tel parti-pris esthétique est le « respect du caractère bi-dimensionnel de l’image tirée », ce qu’il appelle la « planéité », qui répondrait ainsi aux principes du modernisme :
Strand n’a cessé de valoriser l’idée que l’image est un tout unitaire, proposé d’un seul coup, sans médiation, sans préparation, sans intermédiaire – idée somme toute traditionnelle en peinture mais non en photographie, où c’est souvent une lecture par les détails qui est suggérée.[31]
Strand refuse ainsi toute profondeur de champ, un quelconque point de fuite, une géométrisation dans l’espace, et ses portraits (qui pourraient ne pas répondre à cette exigence d’aplanissement) superposent premier et arrière-plan, en évitant toute mise en avant du visage, en supprimant toute possibilité de profondeur par l’usage d’une mise au point précise des deux plans, sans jouer sur l’ouverture du diaphragme. En cela, il met en valeur la photographie en la distinguant de la peinture : l’appareil photo est alors cet « instrument d’une nouvelle sorte de vision, aux possibilités jamais exploitées, liée à la peinture et aux autres arts plastiques, mais n’empiétant sur eux en aucune façon[32] ».
La métaphore photographique, comme contournement de l’arbitraire du signe, ouvre donc Journal du dehors qui se veut alors comme une tentative d’application de cette expression proleptique, malgré ses tâtonnements, son bougé en quelque sorte. Ce journal extime se compose en effet de multiples fragments, scandés par des chapitres annuels. Les fragments, séparés par des blancs typographiques, sont autant de « scènes à fixer[33] », de mouvements saisis au vol, de lieux décrits minutieusement, comme s’il s’agissait d’une description d’une surface plane, telle une photo dont on ferait le tour, pour la plupart aux abords de la Ville Nouvelle de Cergy, loin de Paris — où elle « [n’entrera] jamais[34] ». Ernaux présente ainsi des « descriptions pures » qui seraient l’application de cette « écriture photographique du réel », la réalisation de la métaphore. La photo n’a pas valeur d’illustration ni de document ; elle est en quelque sorte toujours décalée par rapport au texte, qu’elle ouvre à une description, in absentia, ou qu’elle permette une ekphrasis — dans tous les cas, elle est représentée, dans le texte, sous forme de fragment, telle une forme qui s’approcherait au plus près de l’instantané :
Réciproquement, l’écriture sous les photos, en multiples fragments — qui ne seront eux-mêmes brisés par ceux, encore inconnus en ce moment, de M. —, m’offre, entre autres choses, l’opportunité d’une mise en récit minimale de cette réalité.[35]
Entre ce qui n’est pas « exposable », et cette « mise en récit minimale de la réalité », nous pouvons lire l’idéal même contenu dans la métaphore qui ouvre Journal du dehors : une parfaite intrication de la littérature et de la photographie, dans leur ambivalence, dans cette quête du réel aux confins de l’indicible. Le meilleur exemple en est sans doute lorsqu’Annie Ernaux part sur les traces de Nadja, faisant part d’une « stupeur qui donne l’impression de vivre intensément[36] » : si elle indique « adorer » ce livre de Breton, ce n’est pas explicitement pour le rôle tenu par les photos — mais pour l’importance des fragments[37], comme si Breton pratiquait déjà « une écriture photographique du réel[38] ». Cette récurrence des descriptions préfigurent celles des photos dans L’Usage de la photo, ce dont témoigne, comme un motif annonciateur, « l’amas de roses des sables[39] », image qui reviendra, sous la forme d’une description de la dernière photo du texte de 2005, signant la fin du pacte photographique et littéraire entre Marc Marie et Annie Ernaux, lorsque la photo dévoile une « rose des sables » dans un ensemble de vêtements, trop composé :
Tout est transfiguré et désincarné. Paradoxe de cette photo destinée à donner plus de réalité à notre amour et qui le déréalise. Elle n’éveille rien en moi. Il n’y a plus ici ni la vie ni le temps. Ici je suis morte.[40]
Car tel est le « paradoxe » de la photo comme matrice textuelle chez Ernaux : elle n’a plus lieu d’être si elle tend vers l’art[41]. Si de nombreuses scènes des journaux extérieurs ont lieu dans le train qui arrive à Saint-Lazare, puis dans le rer, ou dans le supermarché — autant de lieux qu’on pourrait voir délaissés, ou méprisés par la littérature[42] —, de même les photos décrites relèvent de cet « art moyen[43] », d’un usage du monde[44], et non pas de sa représentation, ni de sa transfiguration par l’art. Le je semble alors s’effacer au profit d’une multitude d’êtres rencontrés et croisés, pour mieux réapparaître ensuite, comme en négatif :
D’autres fois, j’ai retrouvé des gestes et des phrases de ma mère dans une femme attendant à la caisse du supermarché. C’est donc au dehors, dans les passagers du métro ou du R.E.R, les gens qui empruntent l’escalator des Galeries Lafayette et d’Auchan qu’est déposée mon existence passée. Dans des individus anonymes qui ne soupçonnent pas qu’ils détiennent une part de mon histoire, dans des visages, des corps, que je ne revois jamais. Sans doute suis-je moi-même dans la foule des rues et des magasins, porteuse de la vie des autres.[45]
En ce sens, la métaphore de l’écriture photographique du réel agit sur le lecteur comme un équivalent rêvé du caractère plane des photos de Strand : platitude des situations et des sujets, photos aplanies[46], et écriture plate revendiquée par Ernaux.
La métaphore en ruines ?
Pour en revenir à Ernaux découvrant Strand au point d’en faire la métaphore de son écriture, cette révélation d’un « commerce[47] » entre les arts, d’un parallèle qui (se) joue de l’intermédialité, lors d’une exposition, n’est pas sans évoquer le même saisissement qui s’empare de Bergotte devant le petit pan de mur jaune de la Vue de Delft, et qui induit, de la part du narrateur une semblable métaphore liant de manière inextricable écriture et peinture pour rendre compte du mystère de la création :
C’est ainsi que j’aurais dû écrire, disait-il. Mes derniers livres sont trop secs, il aurait fallu passer plusieurs couches de couleur, rendre ma phrase en elle-même précieuse, comme ce petit pan de mur jaune.[48]
La Recherche, comme intertexte prégnant dans l’œuvre d’Ernaux — et qui mentionne même ce fameux « pan de mur jaune », dans un clin d’œil au lecteur[49] —, permet, par le détour métaphorique des « couches de couleur » à apposer sur la phrase, de tenter de définir ce qui fait l’essence même du surgissement de l’écriture, et c’est bien une telle quête qui apparente Annie Ernaux et Proust[50] — au-delà de leurs évidentes divergences. La question de la recherche de la vérité par l’écriture — demeurant comme un horizon permanent – apparaît ainsi comme centrale pour Ernaux et c’est là aussi ce qu’elle reconnaît de plus essentiel à Proust :
Proust, c’est assez lourd, mal écrit parfois ennuyeux à hurler, ou dérisoire (les aubépines, à 1ère vue) mais la beauté, l’importance, viennent de la recherche, du projet de la connaissance, qui de fait a transformé l’histoire de la littérature.[51]
Si nous ne pouvons assimiler peinture et photographie, par le simple fait que nous sommes face à des images, ni rabattre les enjeux de ce parallèle entre les arts et la littérature — la photographie possédant une spécificité[52], constituant un « supplément[53] », au-delà de la transparence qu’on lui accorde généralement, il est remarquable qu’aussi bien dans La Recherche que dans Journal du dehors, la métaphore de l’ut pictura (photographia ?) poesis est évoquée comme idéal — « inaccessible » pour Ernaux tout comme pour Bergotte pour qui la redécouverte de Vermeer signe l’échec de son écriture : la métaphore qui rend inextricable deux médiums échoue dans les faits à les entremêler, telle une métaphore saisissante et vide à la fois, au sens où elle ne serait que pur ornement littéraire. Ernaux évoque ainsi cette forme d’échec de la métaphore chez Proust :
Je trouve belles, lumineuses les métaphores de Proust et pourtant je m’interroge sur leur nécessité pour moi : elles ne me paraissent pas indispensables pour rendre un sentiment, un paysage.[54]
Et cet aveu d’échec face au programme impossible à réaliser se retrouve au sein même de Journal du dehors, comme si la métaphore programmatique qui ouvrait le texte ne pouvait être réalisée :
Je m’aperçois qu’il y a deux démarches possibles face aux faits réels. Ou bien les relater avec précision, dans leur brutalité, leur caractère instantané, hors de tout récit, ou les mettre de côté pour les faire éventuellement « servir », entrer dans un ensemble (un roman par exemple). Les fragments, comme ceux que j’écris ici, me laissent insatisfaite, j’ai besoin d’être engagée dans un travail long et construit (non soumis au hasard des jours et des rencontres). Cependant, j’ai aussi besoin de transcrire les scènes du R.E.R, les gestes et les paroles des gens pour eux-mêmes, sans qu’ils servent à quoi que ce soit.[55]
Par cette métaphore de « l’écriture photographique du réel », Ernaux cherche donc à signifier le choix d’une forme quasi vide, impersonnelle, de même que Strand souhaitait s’abstraire des scènes qu’il photographiait, en faisant de l’appareil photographique un simple enregistreur. Mais l’impossibilité d’atteindre une telle forme n’est-elle pas minée de l’intérieur, l’observateur ne pouvant disparaître devant le sujet regardé ? Ernaux elle-même souligne à maintes reprises l’impossibilité de complètement s’effacer devant ce qu’elle décrit, y compris dans ces textes les plus impersonnels, Journal du dehors ou La Vie extérieure[56] :
Peut-être que je cherche quelque chose sur moi, à travers eux, leurs façons de se tenir, leurs conversations. (Souvent, « pourquoi je ne suis pas cette femme ? » assise devant moi dans le métro, etc.[57])
En outre, l’enregistrement complet de la vie de soi et des autres est clairement dénoncé par Ernaux comme une illusion :
Il paraît que tout le fantasme de S. de Beauvoir était que sa vie, toute sa vie, s’enregistre sur un magnétophone géant. Comme c’est étrange que cette femme, avec tout ce qu’elle a dit sur l’être, la liberté, ait eu ce désir très plat, très nul, car filmer, enregistrer tous les actes d’une vie, les paroles, sûrement serait révélation de quelque chose, vraiment pas de tout. Pour expliquer une vie, il faudrait aussi avoir toutes les influences, les lectures, et encore quelque chose se dérobe, qui n’est pas exposable.[58]
On atteint ici les limites même de la métaphore : faire saisir immédiatement le présent dans sa fulgurance, son instantanéité, au risque de le transformer en document, en archive possible[59] — qui ferait manquer le réel au lieu de le dévoiler, le réel n’étant que « fragmentaire[60] », parcellaire, et jamais exhaustif – ou à l’inverse de se dévoiler malgré l’objectivité recherchée. Les « effets de liste », pour reprendre la terminologie de Philippe Hamon dans Du Descriptif, témoignent sans doute, à rebours, de cette impossible exhaustivité[61].
Une telle métaphore participe donc paradoxalement de la « ruine de la littérature » comme horizon assumé, dès les premiers livres :
De toute façon, « ruiner l’idée de littérature » (comme Rousseau, Céline, Proust beaucoup moins) est l’objectif premier.[62]
Sans reprendre ici les analyses très éclairantes de Thomas Hunkeler[63] sur cette question complexe qui traverse toute l’œuvre d’Ernaux, depuis Les Armoires vides où se confondaient déjà l’impuissance des sortilèges de la littérature face à la déréliction, et le sentiment de ne pas appartenir au monde des dominants[64] du fait d’un langage qui exclut. Mémoire de fille témoigne d’une forme d’aboutissement en ce sens puisqu’il s’agit non seulement de « [pulvériser] des interprétations accumulées au cours des années » mais aussi de « [déconstruire] la fille [qu’elle a été] » :
Un soupçon : est-ce que je n’ai pas voulu, obscurément, déplier ce moment de ma vie afin d’expérimenter les limites de l’écriture, pousser à bout le colletage avec le réel (je vais jusqu’à penser que mes livres précédents ne sont que des à-peu-près sous ce point de vue).[65]
A maintes reprises, Ernaux dit son souci d’écrire « au-dessous de la littérature[66] », témoignant à la fois d’une mise à distance de la littérature mais aussi du choix contre le beau style, en liant toujours mensonges littéraires et déréalisation du monde dominant :
La conception d’une littérature miroir d’elle-même, s’écartant des phénomènes historiques et sociaux qui constituent « le politique », ou les déréalisant, si bien qu’ils ne peuvent plus toucher ou déranger, je ne la comprends pas, elle m’est presque douloureuse.[67]
Ce refus de la littérature — d’une certaine littérature qui ne propose qu’une « vision conservatrice du monde » — se lit dans ce refus d’endosser le rôle de l’écrivain, dans le choix d’une écriture, et non d’un style, terme dénaturé jusqu’à souhaiter un « degré zéro de l’écriture » :
L’élégance littéraire est, elle aussi, dénégation de la violence de la réalité, mise à distance du monde intérieur ou extérieur. Elle est le geste par lequel l’écrivain s’efforce de porter l’attention sur les mots et les phrases pour n’avoir pas à montrer les choses. Comme l’élégance dans les choses de la vie, l’élégance littéraire joue sur le paraître, elle empêche que la douleur du réel ne vienne crever la surface du langage […] De là, le plaisir d’une lecture sans aspérités, qui ne trouble ni ne gêne, qui ne renvoie pas à la réalité.[68]
Face à cette fausse littérature[69], Ernaux oppose une quête incessante du réel par le biais d’une écriture « plate », telle qu’elle la définit dans La Place, « celle-là même que j’utilisais en écrivant autrefois à mes parents pour leur dire les nouvelles essentielles[70] », afin de « descendre très bas, écrire comme une enquête[71] ». Pour tâcher de réinterpréter la métaphore de l’écriture photographique du réel, il nous faut alors revenir ainsi à cette « platitude » revendiquée par Ernaux comme « écriture qui donne à voir » « les faits dans leur nudité, n’offrant aucun signe de la subjectivité[72] », comme si le sujet s’absentait de son propre regard. Cette écriture qui se méfie de la rhétorique et qui propose une « parole transparente » telle que Camus[73] avait pu l’initier dans L’Étranger inaugure « un style de l’absence qui est presque une absence idéale de style[74] ».
En ce sens, la métaphore comme objet spécifiquement littéraire, figure de style, est elle aussi rejetée par Ernaux, car elle est l’archétype même de ce qu’est la littérature ornementale qui risque de ce fait de manquer le réel[75], ce qu’Ernaux dénonce ainsi chez Proust, en passant de la métaphore à la comparaison :
[Les métaphores chez Proust] ne me paraissent pas indispensables […] Ce qu’il y a seulement, c’est qu’une odeur, un paysage renvoient à quelque chose de déjà vécu, même différemment, mais les deux membres d’une comparaison sont rarement évidents à la conscience quand on vit. Ce n’est qu’ensuite qu’on établit parfois des rapports. La comparaison, bref, c’est le mode de pensée exceptionnel sauf si on s’y applique.[76]
Mais plus encore, elle critique la littérature trop visible, qui cherche à faire du beau style, par des jeux métaphoriques, y compris lorsqu’elle parle de sa propre écriture :
Il est clair que ce travail de recherche et de relecture des débuts anciens est une manière pour moi de ne pas commencer vraiment, de ne pas m’immerger. En même temps j’en ai absolument besoin, pour m’imprégner de tout ce qui est écriture, pour rejoindre ce territoire étrange qui est comme un autre monde, où toutes les lois sont inconnues, où je n’avance qu’en luttant contre des pesanteurs, comme dans les rêves. Et il n’y a pas beaucoup de lumière (mais ceci, par ex. est du « style », pas de l’écriture.)[77]
Le commentaire métadiscursif écarte ici l’écriture métaphorique qui cherche, par un jeu de transpositions multiples, à rendre compte du travail préparatoire, de l’origine de la création, tel un exercice de génétique textuelle, — par une forme qu’on pourrait dire très proustienne, qui transfigure la réalité, la représente, plus qu’elle ne la présente. Faut-il alors tuer la métaphore pour ruiner la littérature ? D’une certaine manière, c’est ce qu’Ernaux achève dans L’Écriture comme un couteau en ne reprenant pas cette métaphore du Journal de dehors, en faisant disparaître l’adjectif « photographique », ramené ici au simple verbe, à l’acception beaucoup plus large de « voir » :
Tout l’enjeu consiste à trouver les mots et les phrases les plus justes, qui feront exister les choses, « voir », en oubliant les mots, à être dans ce que je sens être une écriture du réel. Même si cette formulation peut sembler vague ou sujette à caution, si elle n’avait pas de sens au moment où j’écris, je ne passerais sûrement pas des heures sur un paragraphe…[78]
La métaphore première s’est dissoute ici en une « formulation » plus simple, qui a escamoté l’adjectif « photographique », renvoyant de manière directe à l’antique question de la mimésis, du réalisme littéraire, objet de toutes les attentions et ambitions des écrivains — et des artistes, depuis que les raisins peints par Zeuxis ont constitué l’acmé indépassable d’une ressemblance parfaite. Ernaux elle-même indiquait récemment[79] que cette métaphore de Journal du dehors devait être circonscrite aux journaux extérieurs, éventuellement à L’Événement, mais ne pouvait s’appliquer à ses autres textes, qu’elle relevait donc d’une expérimentation parmi d’autres pour rendre compte de ses différentes recherches formelles dont L’Atelier noir constitue la trace. « L’écriture photographique du réel » ne serait donc qu’une métaphore opératoire momentanément pour établir une équivalence entre le fragment et l’instantané — évoquant ainsi ce que des photographes, à l’inverse, ont pu aussi signifier de manière étonnamment convergente[80]. Que cette métaphore ne soit qu’une « formulation » parmi d’autres pour réfléchir sur la représentation du réel semble surtout très cohérent avec l’écriture d’Ernaux, où les métaphores sont particulièrement absentes, ce qui est remarqué comme le propre de l’écriture blanche, du refus de « faire littéraire » par Eric Bordas dans son ouvrage sur la métaphore[81] :
On sait que Camus a pris grand soin de supprimer les métaphores, durant la rédaction de L’Étranger (1942), afin de mieux parvenir à la neutralité distanciée d’énonciation, qui rend possible l’émotion, quand l’affirmation d’un pathétique l’étoufferait.
Et cette remarque sur le refus du pathos, partant, de la métaphore, pourrait tout à fait s’appliquer à l’œuvre d’Ernaux, dont l’écriture tente d’échapper aux pièges de cette figure, trop peu neutre, trop chargée. A l’inverse, c’est dans L’Occupation que le texte apparaît comme jouant avec les métaphores, sans doute par le sujet même du livre (dont le titre lui-même est ici métaphorique), la jalousie, étant un motif éminemment saturé de littérature et de banalité[82] :
Pour la première fois, je percevais avec clarté la nature matérielle des sentiments et des émotions, dont j’éprouvais physiquement la consistance, la forme mais aussi l’indépendance, la parfaite liberté d’action par rapport à ma conscience. Ces états intérieurs avaient leur équivalent dans la nature : déferlement des vagues, effondrements de falaises, gouffres, prolifération d’algues. Je comprenais la nécessité des comparaisons et des métaphores avec l’eau et le feu. Même les plus usées avaient d’abord été vécues, un jour, par quelqu’un.[83]
C’est le thème ici de la jalousie qui engendre des métaphores devenues clichés, au sein d’une tradition littéraire qui va d’Othello à Roxane[84]. Mais à part L’Occupation, les autres textes d’Ernaux jouent plus de l’effet de sourdine[85], en délaissant les métaphores trop marquées comme littéraires, trop visibles au point de faire écran au réel, de « laisser échapper quelque chose d’essentiel[86] ».
Comment ne pas être frappé, toutefois, de la prégnance, à l’intérieur du métadiscours sur son œuvre, du caractère fulgurant de cette métaphore, ou de l’étrangeté de la comparaison qui met sur le même plan « l’écriture comme un couteau » ? Si la comparaison choisie pour donner son titre au livre d’entretien avec Frédéric-Yves Jeannet, dans un raccourci[87], dénonce la violence du monde, et les armes qu’il faut prendre pour la combattre, la métaphore d’une « écriture photographique » ouvre davantage à l’interprétation en servant de révélateur, telle la métaphore des métaphores in absentia dans les textes d’Ernaux. Elle concentre en elle, en effet, comme l’indique Eric Bordas[88], la reconnaissance de l’altérité — ici la parfaite imbrication grammaticale de la littérature et de la photographie, par un syntagme nominal qualifié par une épithète — et sa disparition — par le fait qu’elle fait écran au réel au lieu de le dévoiler, qu’elle le rend dynamique et le fige en un instantané. Elle constitue alors une métaphore en parfaite adéquation avec son objet grâce à un effet de transparence et de surgissement de sens qui saisit un fragment, propre aussi à la photographie. Ainsi, cette métaphore, par son caractère métalittéraire, pourrait rendre compte, dans son ambivalence, de la difficulté même de trouver une forme, de trancher entre « rechercher » ou « représenter[89] » le réel, s’interrogeant sur deux verbes qui peuvent s’appliquer aussi bien à la littérature qu’à la photo, l’ambition étant d’aller au-delà de la surface, de ce qui semble plat et « sans aspérités ». En ce sens, cette métaphore donne aussi un rôle central à la photographie, qui possède aussi, au-delà de sa platitude, une certaine complexité, « un effet de surface », voire « un effet de relief » qui « contraint à voir un objet sous forme d’image[90] ». En outre, cette métaphore de Journal du dehors permet, par son caractère expressif et obscur, de redonner de l’épaisseur aux différents textes, malgré l’écriture plate, de décoller le texte du réel, tout en soulignant sa spécificité (sa supériorité feinte par rapport à la photo, nécessairement oblique, pour nommer le réel). Car il s’agit d’emblée de « faire sentir l’épaisseur du réel[91] », de le déployer par le biais de la métaphore. « Les interprétations du réel [étant] presque infinies, seule une métaphore jouant du propre et du figuré, de la connaissance et de la dépossession, pourra en rendre compte, dans une parfaite circularité[92]. C’est à la suite d’une description de photo qu’Ernaux peut écrire, à la fin de Mémoire de fille, opérant par là la véritable révolution au sein de son écriture :
C’est comme si la réalité se mettait d’elle-même à distance.
J’ai commencé à faire de moi-même quelqu’un qui vit les choses comme si elles devaient être écrites un jour.[93]
La photo ici évoquée représente, voire « hystérise » sans « esthétiser[94]» alors « l’effarante réalité de ce qui arrive, au moment où ça arrive » alors même que la narratrice se découvre sa vocation d’écrivaine, et réinterprète alors cette réalité comme une « étrange irréalité que revêt, des années après, ce qui est arrivé[95] ». La métaphore de « l’écriture photographique du réel », circonscrite à quelques textes d’Ernaux, semble être, de manière oblique un métadiscours, un point aveugle qui peut rendre compte de l’ensemble de l’œuvre ernausienne, depuis le choix du fragment et des blancs typographiques, jusqu’à l’inscription des photos dans L’Usage de la photo, ses ekphraseis, ou jusqu’aux photos absentes qui scandent Les Années, comme autant d’instantanés de pure présence ressurgis du passé, et lui donnant toute son épaisseur.
Ainsi, Ernaux peut juxtaposer, grâce aux photos, la « présence pure[96] » que représente la photo à « un présent antérieur », celui de l’écriture, comme « extension des pouvoirs de la pensée et de la maîtrise de notre vie[97] », conjuguant ainsi écriture et photographie au présent. Le réel est donc ce qui est d’abord déchiffré — comme s’il pouvait être lu, comme si on pouvait y découvrir des inscriptions, comme celle de Florence, « Voglio vivere una favola[98] » —, telle une énigme qui résiste, telle une métaphore qui le transforme en littérature. Pour Ernaux, il s’agit ainsi d’informer le réel, donc, par l’écriture, par la photographie, pour le sauver de l’oubli, et dévoiler « ce que ce monde a imprimé en elle et ses contemporains[99] ». La métaphore de « l’écriture photographique du réel », comme ce qui résiste et révèle, permet donc ce détour oblique qui redonne la présence pure des mots et des choses[100].
Nathalie Froloff, IUT de Tours, Université François-Rabelais
* Voir en Annexe un extrait de l’entretien avec Annie Ernaux accordé le 9 mai 2016, à l’université Paris-Sorbonne.
[1] Annie Ernaux, L’Atelier noir, Éditions des Busclats, 2011.
[2] Voir sur cet ensemble, P.-L. Fort et V. Houdart-Merot (éds), Annie Ernaux. Un engagement d’écriture, Presses Sorbonne Nouvelle, 2015, et en particulier l’article de Barbara Havercroft (« Lorsque le sujet devient agent : écriture et engagement chez Annie Ernaux »), ainsi que la thèse de Marie-Laure Rossi (Écrire en régime médiatique. Marguerite Duras et Annie Ernaux. L’Harmattan, coll. « Espaces littéraires », 2016.) Voir surtout Francine Dugast-Portes, « Annie Ernaux : les choix littéraires comme mise en gage de soi et convocation du monde », in Thomas Hunkeler et Marc-Herny Soulet (éds), Annie Ernaux. Se mettre en gage pour dire le monde, MétisPresses, coll. « Voltiges », 2012, p. 145 sq.
[3] Une page après avoir évoqué Mallarmé et Foucault, Ernaux écrit : « Que je dise “ce n’est pas de la littérature ce que j’écris”, etc., ou “la littérature ne peut rien”, ou me sentir “au-dessous de la littérature”, c’est forcément reconnaître qu’une telle “chose existe”, la littérature. C’est aussi une interrogation sur la façon dont j’existe, moi, par rapport à la littérature, et aussi comment je situe mon écriture par rapport à une certaine image de la littérature, que me donnent certains livres, et que je refuse, des livres qui me paraissent de l’ordre de la fabrication et non de la chair et du sang. C’est au fond ma propre vision de la littérature que j’affirme, c’est-à-dire mon désir que chaque phrase soit lourde de choses réelles, que les mots ne soient plus des mots, mais des sensations, des images, qu’ils se transforment, aussitôt écrits/lus, en une réalité “dure”, par opposition à “légère”, comme on le dit dans le bâtiment. » (Annie Ernaux, L’Écriture comme un couteau. Entretien avec Frédéric-Yves Jeannet, Stock, 2003, p. 124).
[4] L’Atelier noir, op. cit., p. 99. Voir aussi p. 52 : « Repenser toujours à la phrase de Foucault sur l’ethnologie et la psychanalyse pour penser l’impensé. »
[5] Ibid., p. 9.
[6] Ibid., p. 14 (et p. 51 pour la citation).
[7] Annie Ernaux, Journal du dehors, Gallimard, 1993, repris dans la coll. « Folio », éd. consultée, p. 8.
[8] Ce verbe est récurrent chez Ernaux (voir, entre autres, l’ouverture et les dernières pages des Années, Gallimard, 2008, L’Autre Fille, NIL, coll. « Les Affranchis », 2011, et L’Écriture comme un couteau, op. cit., p. 124-5, et N. Froloff, « Annie Ernaux, sauver et se sauver », International Colloquium of 20th and 21st Century French and Francophone Studies, Louisiana State University, Baton Rouge, Louisiana, États-Unis, colloque « Faire le point : Quand la littérature fait savoir », du 26 février au 1er mars 2015, organisé par Adelaide Russo. À paraître à La RSH, sous la direction de Dominique Viart.)
[9] Annie Ernaux, Mémoire de fille, 2016, Gallimard, 2016, p. 38. Ce « dévoilement » renvoie bien sûr à l’Apocalypse, évoquée en creux par la mention du « Jugement dernier ».
[10] L’Atelier noir, op. cit., p. 123.
[11] Entretien avec Annie Ernaux, Elise Hugueny-Léger, Annie Ernaux, une poétique de la transgression, Peter Lang, coll. « Modern French Identities », 2009, p. 217.
[12] Journal du dehors, op. cit., p. 9.
[13] Mémoire de fille, op. cit., p. 56.
[14] Annie Ernaux et Marc Marie, L’Usage de la photo, Gallimard, 2005, préface, p. 13 : « Le plus haut degré de réalité, pourtant, ne sera atteint que si ces photos écrites se changent en d’autres scènes dans la mémoire ou l’imagination des lecteurs. »
[15] Annie Ernaux, La Vie extérieure, Gallimard, 2000, repris dans la coll. « Folio », 2001, éd. consultée, p. 52.
[16] Annie Ernaux, Regarde les lumières mon amour, Seuil, coll. « Raconter la vie », 2014.
[17] L’Atelier noir, op. cit., p. 191-2. On retrouve ici ce qui constituait déjà le manifeste d’Ernaux en la matière, dans La Place (Gallimard, 1983, repris dans la coll. « Folio », éd. consultée, p. 24) : « Depuis peu, je sais que le roman est impossible. Pour rendre compte d’une vie soumise à la nécessité, je n’ai pas le droit de prendre d’abord le parti de l’art […] » Voir aussi dans Journal du dehors, op. cit., p. 30 : « En quelques lignes, un tableau des désirs de la société, une narration à la troisième personne, puis à la première, un personnage à l’identité ambiguë, savant ou magicien, au nom poétique et théâtral, deux registres d’écriture, le psychologique et le technico-commercial. Un échantillon de fiction. »
[18] Journal du dehors, op. cit., p. 9.
[19] Le Vrai Lieu, Gallimard, 2014, p. 72 : « Les photos jouent un rôle de déclencheur de l’écriture […] La photo, de plus, est muette. Ce sont des caractéristiques qui font que j’aie envie de prendre comme point de départ ou appui de l’écriture ce que je ressens devant une photo. La photo pour moi est le réel. Je sais, on m’objectera que les photos peuvent être truquées, qu’on fait ce qu’on veut aujourd’hui, ou que la photo est déjà une interprétation, de la réalité. Mais je ne parle pas de ces photos-là, je parle des photos familiales, ou non, mais qui représentent des gens. Les photos de paysage ne m’intéressent pas trop. Ce sont les photos des hommes, des femmes, qui me font écrire. »
[20] Ibid., p. 8, 9 et 10.
[21] Entretien inédit d’Annie Ernaux avec l’auteure, 9 mai 2016, université Paris-Sorbonne, cours de L3 sur « Les Mémoires (De Chateaubriand à Annie Ernaux) », sous la direction de Michel Jarrety et Nathalie Froloff.
[22] The Art of Paul Strand, National Gallery of Art, December 3-February 3 1990 (catalogue : Sarah Greenough [curator], Paul Strand: An American Vision, Washington, DC : National Gallery of Art in association with Aperture Foundation, 1990).
[23] Il s’agit, dans le « Folio », d’une coquille pour Luzzara.
[24] Paul Strand et Cesare Zavattini, Un Paese, Giulio Einaudi, 1955, traduction anglaise Aperture, 1997 (éd. consultée). Pour les conditions de publication et la réception de ce livre, voir Maria Antonella Pelizzari, « Un Paese et le défi de la culture de masse », in Études photographiques, n° 30, 2012 (https://etudesphotographiques.revues.org/3332, consulté le 5 mai 2016).
[25] Entretien inédit du 9 mai 2016, op. cit.
[26] Voir l’exposition au MET, « Stieglitz, Steichen, Strand », November 10, 2010-April 10, 2011 (catalogue : Malcom Daniel [curator], Stieglitz, Steichen, Strand – Masterworks from The Metropolitan Museum of Art, Yale University Press, 2010).
[27] Michel Boujut, Le Jeune Homme en colère, Arléa, 1999, p. 28. Ce récit, comportant sur sa couverture une photo célèbre de La France de profil (Paul Strand, Claude Roy, La Guilde du Livre, Lausanne, 1952), relate le choc de l’auteur provoqué par la découverte de cette photo, qui tente alors de « retrouver l’anonyme d’autrefois, mais aussi l’avant, l’après, l’autour de la photo, comme dit Denis Roche » (p. 12).
[28] « In a sense, he wanted to make other people’s snapshots, in order to look at history through personal lives. In Luzzara he accomplished this not only with his portraits, but with photographs of the solitary spaces of work and home, places where the day’s labors might overlap with moments of meditation and solitude, time passing much more slowly than in the outside world. When he turned to the piazza and public life, he used his prism or found an elevated perch, adroitly removing himself from the scenes […] Speaking about his portraits in Luzzara and elsewhere, Strand credited Hazel [his wife]’s involment and said : “We like to photograph people who have strength and dignity in their faces ; whatever life has done to them, it hasn’t destroyed them. They stil have their own kind of humanity” ». (Peter Barberie, « Paul Strand’s modernity », préface à Paul Strand, Master of Modern Photography, catalogue de l’exposition éponyme du Philadelphia Museum of Modern Art, October 21, 2014-January 4, 2015, p. 19-20).
[29] Paul Strand, « Photography », Seven Arts, août 1917, p. 524, repris dans Nathan Lyons ed., Photographers on Photography, Englewood Cliffs, Prentice-Hall, 1966, p. 136.
[30] Eric de Chassey, « Paul Strand, frontalité et engagement », in Études photographiques, n° 13, juillet 2003, p. 136-157 (https://etudesphotographiques.revues.org/346?lang=en#ftn1, article consulté le 10 juillet 2016)
[31] Ibid.
[32] Paul Strand, « Photography and the New God », Broom, 1922, repris dans Photographers on Photography, op. cit., p. 141.
[33] Journal du dehors, op. cit., p. 10.
[34] Le Vrai Lieu, op. cit., p. 14-19 : « La vue change tout le temps, la lumière n’est jamais la même sur les deux étangs. La lumière qui va jusqu’à Paris puisque d’ici on distingue la tour Eiffel. Le soir je la vois illuminée. A la fois proche et lointain. Je crois que ça correspond bien à ce que je ressens vis-à-vis de Paris, peut-être même par rapport à ma place dans le monde. Paris au fond — ça peut paraître curieux de dire ça — je n’y entrerai jamais […] Écrire sur Cergy, c’était une façon… oui… de dire que j’allais rester ici. Il faut toujours que je me justifie de ne pas habiter Paris, d’habiter à Cergy […] J’entends dire aussi que c’est un non-lieu, pas du tout, c’est un lieu qui a déjà une histoire, et qui s’accroît des histoires des gens. »
[35] L’Usage de la photo, op. cit., p. 56. On remarquera que la multiplication des points de vue étant un leurre, tel un roman choral à l’opposé de l’écriture d’Ernaux. La polyphonie, chez Ernaux, passe par la retranscription des différents parlers de son enfance, en opposition avec la langue de l’école, mais aussi par les chansons, les réclames, etc. qui viennent brouiller un discours univoque sur le monde. La Honte [Gallimard, 1997, repris dans la coll. « Folio », 2005], au même titre que Les Années, est une parfaite incarnation de cette écriture polyphonique.
[36] Journal du dehors, op. cit., p. 79-80.
[37] Voir L’Atelier noir, op. cit., p. 29 : « S’impose assez comme structure le “fragment”, les ruptures, à cause de Nadja aussi, que j’adore. »
[38] Sur Breton, voir Se Perdre, Gallimard, 2001, repris en coll. « Folio », 2003, éd. consultée, p. 30 et 188.
[39] Journal du dehors, op. cit., p. 27.
[40] L’Usage de la photo, op. cit., p. 145-6.
[41] Il faut noter, à ce sujet, que les photos argentiques reproduites en noir et blanc, au moment même où la photo en couleurs prédominait largement, pouvait passer pour un choix concerté et esthétique — voir Nathalie Froloff, « Pour une écriture photographique du réel », in Tra-jectoires, n° 3, sous la direction d’Amaury Nauroy, 2006, p. 70-84 —, impression renforcée encore par les photos décrites comme des compositions : « Ce n’était plus la scène que nous avions vue, que nous avions voulu sauver, bientôt perdue, mais un tableau étrange, aux couleurs souvent somptueuses, avec des formes énigmatiques » (p. 11). Ernaux a toutefois infirmé (dans une lettre de juillet 2006) cette hypothèse en indiquant qu’il s’agissait là d’une contrainte éditoriale de la part de Gallimard, et non son souhait. Ainsi, c’est bien le refus de la photo comme art qui prédomine.
[42] Faut-il rappeler à ce sujet les critiques très virulentes, voire méprisantes, faites, entre autres, au Masque et la Plume le 11 mai 2014, à la sortie de Regarde les lumières mon amour — comme un livre au-dessous de la littérature, voire sans intérêt ?
[43] P. Bourdieu, L. Boltanski, R. Castel, J.-C. Chamboredon, Un Art moyen. Essai sur les usages sociaux de la photographie, Minuit, 1965.
[44] Le titre L’Usage de la photo renvoie au titre de Bouvier (comme Annie Ernaux nous l’a confirmé dans sa lettre de juillet 2006) — lui-même photographe, comme en témoigne L’Œil du voyageur (Hoëbeke, Lausanne, 2001), album publié tardivement et accompagné de textes inédits et d’extraits de sa correspondance, qui viennent éclairer d’un autre jour le livre de 1963 illustré par Thierry Vernet. Voir au sujet des photos de Bouvier Jean-Pierre Montier (éd.), Transactions photolittéraires, PUR, 2015, p. 55.
[45] Journal du dehors, op. cit., p. 106-107.
[46] L’Usage de la photo, op. cit., p. 145 : « Toutes les choses semblent plates, sans poids, immatérielles, saisies dans une descente longue et lente [sur la photo] ».
[47] Voir Transactions photolittéraires, op. cit., p. 45 sq.
[48] Proust, La Prisonnière [1923], éd. consultée GF, Jean Milly, 1984, p. 285. Voir Jean Cléder et Jean-Pierre Montier (éds), Proust et les images. Peinture, photographie, cinéma, vidéo, PUR, coll. « Æsthetica, 2004 ».
[49] L’Usage de la photo, op. cit., p. 145 : « Le long d’un pan de mur jaune semblent chuter […] » Au-delà de la référence intertextuelle très célèbre, il ne semble pas anodin qu’Ernaux y fasse référence dans le livre qui constitue le plus, sans doute, la photolittérature (telle qu’elle est définie dans Transations photolittéraires, op. cit.), en mêlant de manière explicite reproduction de photos et textes initiés à partir d’elles.
[50] Voir en particulier Maya Lavault, « Annie Ernaux, l’usage de Proust », in Robert Kahn, Laurence Macé et Françoise Simonet-Tenant, Annie Ernaux : l’intertextualité, PURH, 2015, p. 33-44.
[51] L’Atelier noir, op. cit., p. 85.
[52] Transactions photolittéraires, op. cit., p. 36-37 : « De fait, la rivalité évidente entre la photographie et la peinture a occulté l’existence sous-jacente d’un paradoxe (Pierre Taminiaux, 2009) nécessitant de poser une “critique de la raison photographique” (Jérôme Thélot, 2009). Image industrielle et scientifique (Monique Sicard, 1998), la photographie codifiait les idées mêmes d’image et de représentation, de mimesis, telles qu’une tradition quasi millénaire nous les avait léguées […] Depuis longtemps, la haine du photographe, perçu comme un “peintre raté”, est largement répandue, et même cultivée (Paul Edwards, 2006) […] Au début du XXe siècle, sous l’impulsion en particulier de l’américain Alfred Stieglitz, la photographie se voit extraite des débats stériles dans lesquels l’avaient enlisée le pictorialisme, et raccordée plus explicitement à l’art et la littérature modernes (Jay Bochener et Jean-Pierre Montier, 2012). »
[53] Ibid., op. cit., p. 31-32.
[54] L’Atelier noir, op. cit., p. 24-25.
[55] Journal du dehors, op. cit., p. 85. Dans L’Atelier noir, Ernaux précise cette ambition d’une forme qui prend naissance dans la photo et la réalise : « [idée d’une] autobiographie vide, complètement extérieure, à la limite sans personne, comme Journal du dehors, au travers de photos, non montrées. A partir d’elles, anecdotes (peu), gestes, époque, chansons, émissions de radio. Peut-être quelque chose d’intime de temps en temps. (Mais ce peut être un travail en plus. Par ex. faire une photo par semaine — demande beaucoup de travail quand même) […] Ce projet a évidemment à voir avec les “images de moi”, emboîtées comme des poupées russes, l’impossibilité de dire le monde autour ». (p. 127).
[56] Voir, dans Journal du dehors, p. 18-19 : « J’ai acheté Marie-Claire à la gare de la Ville Nouvelle [et ai lu l’horoscope]. (En écrivant quelque chose à la première personne, je m’expose à toutes sortes de remarques, que ne provoquerait pas “elle s’est demandé si l’homme à qui elle était en train de parler n’était pas celui-là [annoncé dans l’horoscope]”. La troisième personne, il/elle, c’est toujours l’autre, qui peut agir comme il veut. “Je”, c’est moi lecteur, et il est impossible — ou inadmissible — que je lise l’horoscope et me conduise comme une midinette. “Je” fait honte au lecteur. » Voir aussi dans La Vie extérieure, op. cit., p. 99 : « Je note ici les signes d’une époque, rien d’individuel : dimanche d’une femme seule que son fils vient voir avec une amie, dans la région parisienne. Regret de ne pas avoir tenté de saisir ces détails depuis que j’ai commencé d’écrire, à vingt-deux ans : week-end d’une fille des années soixante chez ses parents, en province, etc., plutôt que vouloir transcrire alors des états d’âme ».
[57] Journal du dehors, op. cit., p. 37-38. Ernaux écrivait, à la page précédente : « Pourquoi je raconte, décris, cette scène, comme d’autres qui figurent dans ces pages. Qu’est-ce que je cherche à toute force dans la réalité ? Le sens ? Souvent, mais pas toujours, par habiture intellectuelle (apprise) de ne pas s’abandonner seulement à la sensation : la “mettre au-dessus de soi”. Ou bien, noter les gestes, les attitudes, les paroles de gens que je rencontre me donne l’illusion d’être proche d’eux. Je ne leur parle pas, je les regarde et les écoute seulement. Mais l’émotion qu’ils me laissent est une chose réelle. » Elle ajoute (ibid., p. 69) : « Je suis traversée par les gens, leur existence, comme une putain ». Voir aussi L’Atelier noir, op. cit., p. 101 : « Cela : ma vie est déposée dans des lieux, et dans des gens, anonymes. »
[58] Se Perdre, Gallimard, 2001, coll. « Folio », 2003, éd. consultée, p. 354.
[59] Voir dans Mémoire de fille, op. cit., p. 141 : « C’est toute la différence avec un récit de fiction. Il n’y a pas d’arrangement possible avec la réalité, avec le ça a eu lieu, consigné dans les archives d’un tribunal de Londres, avec nos noms, elle d’accusée et moi de témoin à décharge. » Voir aussi Entretien avec Annie Ernaux, op. cit., p. 215 : « Pour l’archive en général, je crois, j’ai une fascination… »
[60] Au-delà de la place des blancs typographiques déjà évoquée, voir L’Atelier noir, op. cit., p. 27 : « Raconter une histoire (je pense à C. Rihoit) c’est tarte. La construction peut seule donner de l’intérêt à ce que je ferai. Les meilleures passages dans La Place sont ceux qui coupent, tranchent, le fragment est vraiment important. »
[61] Hachette supérieur, 1981, réédition augmentée en1993.
[62] L’Atelier noir, op. cit., p. 54. La même expression revient p. 70.
[63] Thomas Hunkeler, « Bien vu, mal dit : la littérature selon Annie Ernaux », in Francine Best, Bruno Blanckeman, Francine Dugast-Portes, avec la participation d’Annie Ernaux, Le Temps et la Mémoire, Stock, 2014, p. 369-387. Voir en particulier p. 374 : « Écrire, à cette époque, pour elle, c’est d’abord écrire contre : contre une certaine idée de la littérature au service des dominants ; contre un usage purement esthétique, et donc anesthésiant, de la littérature ; enfin, contre tous ceux qui se rendent complices de ce système en transformant la littérature en un objet au lieu d’un acte ».
[64] Voir L’Atelier noir, op. cit., p. 193 : « Je pense que je ne peux rien faire de tout ce qui concerne “la vision dominée du monde” explicitement. C’est désormais inclus dans mon écriture. »
[65] Mémoire de fille, op. cit., p. 56. Elle ajoute : « Peut-être aussi mettre en jeu la figure de l’écrivain qu’on me renvoie, la ravager, m’acharner à dénoncer une imposture, genre “je ne suis pas celle que vous croyez” faisant écho, pour le coup, au “je ne suis pucelle que vous croyez” ricané bientôt par les moniteurs sur mon passage. » Ce décollement de la figure d’écrivain se lit dans la prégnance du « transfuge de classe » décrit par Bourdieu, et qui souhaite « [écrire] pour venger [sa] race » (Annie Ernaux, « Littérature et politique », Nouvelles Nouvelles, été 1989, n° 15, p . 100-103, repris dans Écrire la vie, Gallimard, coll. « Quarto », 2011, p. 549-551).
[66] L’Écriture comme un couteau, op. cit., p 124.
[67] « Littérature et politique », op. cit., p. 550.
[68] Annie Ernaux, « Mise à distance », Revue des deux mondes, juillet-août 2003, p. 100-103, repris dans Tra-jectoires, op. cit., p. 95-97. Cet article, non repris dans le « Quarto » malheureusement, revient sur la définition de la littérature comme « recherche du réel », et liste les livres « qui sont arrachement aux apparences, descente dans la réalité la plus obscure, ou violente », tels « Don Quichotte, Hamlet, Les Frères Karamazov, Le Procès » — telle Mémoire de fille.
[69] Qui répond au langage des dominants : « Dans la mise au jour d’une vérité dominante, que le récit de soi recherche pour assurer une continuité de l’être, il manque toujours ceci : l’incompréhension de ce qu’on vit au moment où on le vit, cette opacité du présent qui devrait trouer chaque phrase, chaque assertion. » (Mémoire de fille, op. cit., p. 115).
[70] La Place, op. cit., p. 24.
[71] L’Atelier noir, op. cit., p. 168.
[72] Voir l’article fondateur d’Annie Ernaux sur cette question, « Ne pas prendre d’abord le parti de l’art », entretien avec Annie Ernaux, Maison des Écrivains, 9 mars 2002, in Écritures blanches, sous la dir. de Dominique Rabaté et Dominique Viart, PU de Saint-Étienne, 2009, p. 99. Voir aussi L’Écriture comme un couteau, op. cit., p. 34-35 sur cette question centrale.
[73] On peut remarquer qu’un très beau texte de Camus, « Pluies de New York », est publié dans la revue Formes et Couleurs en regard d’une photo de Stieglitz, « Shower », alors même que ce numéro rend hommage au photographe américain, récemment disparu et dont le MOMA propose alors une rétrospective (« Pluies de New York », Formes et Couleurs, n° 6, 1947, p. 13-16 (repris dans Œuvres complètes, Gallimard, coll. « La Pléiade », 2006, t. II, p. 690-693.) On ne sait si c’est Camus lui-même qui a choisi cette photo, mais la juxtaposition de la photo et du texte permet pour le moins un dialogue étonnant, l’écriture rendant compte d’autant d’instantanés d’un promeneur solitaire, d’ « instants de déchirement ».
[74] Barthes, Le Degré Zéro de l’écriture, Seuil, 1953, éd. consultée « Points Seuil », 1972, p. 56.
[75] Voir La Honte, op. cit., p. 73 : « Il me semble que je cherche toujours à écrire dans cette langue matérielle d’alors et non avec des mots et une syntaxe qui ne me sont pas venus, qui ne me seraient pas venus alors. Je ne connaîtrai jamais l’enchantement des métaphores, la jubilation du style. » Voir aussi, pour ce refus de la métaphore, Annie Ernaux, Retour à Yvetot, Éditions du Mauconduit, 2013, p. 33 : « Plus précisément, le choix de l’écriture de La Place, c’est celui d’inventer une langue qui soit à la fois héritière de la langue classique littéraire, c’est-à-dire dépouillée, sans métaphores, sans grandes descriptions, une langue d’analyse, et qui, en même temps, intègre les mots et les expressions en usage dans les classes populaires, parfois quelques mots de patois. »
[76] L’Atelier noir, op. cit., p. 25.
[77] Ibid., p. 141.
[78] L’Écriture comme un couteau, op. cit., p. 35. Pour autant, cette question de faire voir au lecteur, de susciter des images chez lui, est très complexe, ce dont témoigne en particulier les travaux de Sophie Charlin (thèse inédite dirigée par Marie-Claire Ropars-Wuilleumier, « Les résidus d’image. Processus d’imagement dans le texte selon Claude Simon, Samuel Beckett et Henri Michaux » (Université Paris 8, décembre 2004), et dont on peut lire un article, en partie tiré de la thèse, dans Littérature, n° 147, 2007/3, L’Espace du signe, « Que reste-t-il du montage textuel? Efficacité du montage et résidu d’image dans Le Jardin des Plantes de Claude Simon », https://www.cairn.info/revue-litterature-2007-3-page-38.htm, article consulté en février 2014.
[79] Entretien avec l’auteure, 9 mai 2016, op. cit.
[80] « Si dans mes photographies il m’arrive rarement de montrer les réalisations humaines – telles que les gratte-ciel, telles que les ponts – ce n’est pas parce que je ne goûte pas leur beauté et leur grandeur mais tout simplement parce que, dans ce livre, je m’intéresse davantage à l’homme, à sa place dans la société qu’aux constructions matérielles. Ce que construit l’homme est durable tandis que chaque fragment de sa vie (fragment à la fois révélateur de la pensée humaine et de l’action humaine) peut être ou perdu ou saisi dans l’espace d’une seconde. Saisir cette fraction de seconde est, je pense, le rôle le plus important du photographe. » (Postface d’Henri Cartier-Bresson destinée au livre qui devait être publié par Pantheon Books, voir le catalogue d’exposition Henri Cartier-Bresson, Walker Evans, Photographier l’Amérique (1929-1947), Steidl, sous la direction d’Agnès Sire, 2008, p. 20)
[81] Eric Bordas, Les Chemins de la métaphore, PUF, coll. « Études littéraires », 2003, p. 113.
[82] Aspects dont témoigne la fin du chapitre sur la jalousie, dans Fragments d’un discours amoureux de Barthes (Seuil, coll. « Tel Quel », p. 173) : « […] je souffre d’être exclu, d’être agressif, d’être fou et d’être commun ».
[83] Annie Ernaux, L’Occupation, Gallimard, 2002, repris dans la coll. « Folio » en 2003, éd. consultée, p. 23-24.
[84] Ibid., p. 35.
[85] Voir, sur cette quasi absence des métaphores, Francine Dugast-Portes, Annie Ernaux. Étude de l’œuvre, Bordas, coll. « Écrivains au présent », p. 80-81.
[86] L’occupation, op. cit., p. 42. Ernaux exhibe de manière explicite la « fonction poétique » des signes de la jalousie : « On peut voir dans cette recherche et cet assemblage effréné de signes un exercice dévoyé de l’intelligence. J’y vois plutôt sa fonction poétique, la même qui est à l’œuvre dans la littérature, la religion et la paranoïa. J’écris d’ailleurs la jalousie comme je la vivais, en traquant et accumulant les désirs, les sensations et les actes qui ont été les miens en cette période. C’est la seule façon pour moi de donner une matérialité à cette obsession. Et je crains toujours de laisser échapper quelque chose d’essentiel. L’écriture, en somme, comme une jalousie du réel. » (p. 41-42). Pour une analyse de la spécificité de L’Occupation dans son usage des métaphores, voir Annie Ernaux. Étude de l’œuvre, op. cit., p. 33.
[87] Le titre de ce livre est un concentré de ce qu’Ernaux écrit : « Tout ce que je sais, c’est que ce livre [La Place] a inauguré comme je l’ai dit une posture d’écriture, que j’ai toujours, exploration de la réalité extérieure ou intérieure, de l’intime et du social dans le même mouvement, en dehors de la fiction. Et l’écriture, “clinique” dites-vous, que j’utilise, est partie intégrante de la recherche. Je la sens comme le couteau, l’arme presque, dont j’ai besoin. » (L’Écriture comme un couteau, op. cit., p. 36). On remarquera comment la citation entière infléchit le sens du titre, nettement opacifié par le raccourci, vers une volonté d’engagement. Le titre, tel qu’il est, pouvait, de manière allusive, pointer vers une métaphore d’une écriture au scalpel (pour creuser de manière chirurgicale le réel), ou de manière plus transversale, vers une métaphore picturale (telle une « écriture au couteau »). Annie Ernaux reviendra sur le sens de cette comparaison dans Le Vrai Lieu, op. cit., p. 81.
[88] Les Chemins de la métaphore, op. cit., p. 112.
[89] L’Atelier noir, op. cit., p. 53 : « Le problème, c’est le choix entre la représentation et la recherche, la quête : le tableau des années 40-90/ la quête d’une femme. La conciliation entre le document réel, le je authentique de l’auteur, et le tableau, est-elle possible ? Quelle possibilité avec des photos ? le journal ? mon propre journal ? »
[90] Voir Tristan Garcia, « Quelle est l’épaisseur d’une image ? L’ontologie de la photographie et la question de la platitude », in Transactions photolittéraires, op. cit., p. 261 et 266.
[91] L’Atelier noir, op. cit., p. 17. P. 59, Ernaux mentionne les « épaisseurs de chagrin ».
[92] La Honte, op. cit., p. 96 : « Le “texte” éclaire la photo, qui en est aussi l’illustration. »
[93] Mémoire de fille, op. cit., p. 143.
[94] Les Chemins de la métaphore, op. cit., p. 109.
[95] Mémoire de fille, op. cit., p. 151. La fin du texte renvoie donc ici, de manière circulaire à la première page qui s’ouvrait sur « l’effarement du réel » (p. 11). Voir aussi : « Rien de plus réel en soi que cette photo datant de moins d’un an, c’est pourtant l’irréalité de ce que je vois qui me stupéfie. L’irréalité du présent, de ce tableau familial champêtre, à côté de la réalité du passé, l’été 58 à S., que depuis des mois, je fais passer de l’état d’images et de sensations à celui de mots. » (p. 94). Et dans Journal du dehors, op. cit., p. 46 : « (Je m’aperçois que je cherche toujours les signes de la littérature dans la réalité.) »
[96] Retour à Yvetot, op. cit., p. 69.
[97] Mémoire de fille, op. cit., p. 83.
[98] Épigraphe de Se Perdre, op. cit., p. 9, reprise p. 261.
[99] Les Années, op. cit., p. 239.
[100] Les Chemins de la métaphore, op. cit., p. 80 : « la métaphore impose (et s’impose par) un “effet de présence” ».