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Laurence Le Guen, Quand la photographie nous fait accéder au petit théâtre de l’enfance, Alice in Wonderland, par Suzy Lee

Résumé : Alice in Wonderland, de Suzy Lee, publié en 2002 est une recréation de l’œuvre de Lewis Carroll, par le théâtre et la photographie. Avec sa mise en scène dans un théâtre victorien, son Alice-actrice de théâtre, ses tableaux photographiques, ses photographies d’objets détournés, cet ouvrage est à un lieu de collaborations et de dialogues entre ces deux Arts. Théâtre et photographie emmènent le lecteur à la frontière de l’imagination et de la réalité, entre jeu symbolique et espace de lecture. Le lecteur devient spectateur-regardant et se retrouve même impliqué dans l’acte de recréation de l’œuvre, à en devenir « spectacteur ». Suzy Lee, metteur en scène-photographe, nous fait accéder au « Petit théâtre de l’enfance », qui peuple l’esprit de l’enfant lecteur.
mots-clés : album, jeunesse, intertextualité, intermédialité, photographie, réalité, rêve, théâtre
Référence électronique : Laurence Le Guen . « Quand la photographie nous fait accéder au petit théâtre de l’enfance, Alice in Wonderland, par Suzy Lee », Revue internationale de Photolittérature n°2 [En ligne], mis en ligne le 15 décembre 2018, consulté le 20 avril 2024. URL : http://phlit.org/press/?articlerevue=quand-la-photographie-nous-fait-acceder-au-petit-theatre-de-lenfance-alice-in-wonderland-par-suzy-lee
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Quand la photographie nous fait accéder au petit théâtre de l’enfance, Alice in Wonderland, par Suzy Lee


Nombreux sont les ouvrages de la littérature pour enfants contemporaine à multiplier les emprunts au théâtre, par le biais de la présence de traditions théâtrales, comme le théâtre de marionnettes et le théâtre d’ombres, ou par le truchement d’éléments visuels issus de la scène, comme le rideau rouge ou l’orchestre dans la fosse. Les spécialistes de la littérature de jeunesse soulignent également la ressemblance métaphorique entre les comédiens d’un spectacle et les personnages du livre, la possible mutation de l’espace de la page en espace scénique, celle de l’illustrateur en metteur en scène, jusqu’au lecteur qui peut se muer en spectateur. La complicité entre théâtre et album pour enfant est désormais un fait reconnu. Mais, lorsque la photographie se mêle de la création des illustrations, de leur insertion dans l’espace visuel du livre, comme dans le Alice in Wonderland, de Suzy Lee, c’est la lecture de l’image de l’album qui s’en trouve complexifiée, dans son rapport à la réalité et à l’imaginaire. Cette reformulation de l’œuvre de Lewis Carroll par une jeune artiste formée aux nouvelles technologies montre comment une œuvre patrimoniale peut connaître une nouvelle vie, grâce à certaines démarches plasticiennes actuelles.


 


Actualisation d’un texte patrimonial


L’ouvrageAlice in Wonderlandest publié en 2002 aux Editions Corraini, en Italie, et a ensuite connu plusieurs rééditions, témoignages de son succès. Suzy Lee, son auteure, est une artiste coréenne, formée au Camberwell College of Arts de Londres où elle obtenu un Master of Arts in Book Arts, en 2001. Elle a participé à de nombreuses expositions dans le monde entier et a obtenu maintes récompenses. Alice in Wonderlandest son premier livre.


Comme les photographes Rita Marshall, Sarah Moon, Cindy Shermann, ou William Wegman l’ont fait avec les contes traditionnels, la jeune artiste offre dans cet ouvrage son interprétation d’un bagage commun de la littérature enfantine. Le conte a d’abord été une source dans laquelle les photographes ont puisé un prétexte à la création, à la « mise en scène » de tableaux vivants. Charles Dodgson photographie Agnes Grace Weld en 1857, déguisée en Chaperon Rouge, avec son panier et ses biscuits. Henri Peach Robinson illustre différents moments de Little Red Riding Hooden 1858. En 1901 le recueil Dream children[1]propose plusieurs contes illustrés par des portraits photographiques d’enfants costumés, dont une version abrégée d’Alice, Alice and her Kitten. Les rhymes et les contes ont d’ailleurs été les premiers textes illustrés par la photographie, en raison d’une « connivence culturelle avec leur lecteur » (Nières-Chevrel, 2011) autour des œuvres patrimoniales.


En proposant de nouvelles approches créatives, issues des nouvelles technologies de l’image, et parfois à la jonction de plusieurs courants artistiques, des artistes contemporains apportent une nouvelle vie à ces classiques de la littérature de jeunesse. Ces créations incarnent « la présence du passé dans le présent lorsque le vif saisit la mort et lui donne un nouvel élan » analyse Christiane Connan-Pintado.(Connan-Pintado, 2008).

Dans cet ouvrage, Suzy Lee interprète par l’image un texte devenu patrimonial, maintes fois illustré, traduit, transformé, adapté, pour le théâtre ou le cinéma[2].


[Illustration 1 : n.p. ©Suzy Lee]


Nul nom d’auteur ne figure pas sur la couverture, confirmant qu’il s’agit d’un Aliceintemporel, celui qui appartient à l’imaginaire collectif. Il faut attendre la seconde page de garde pour découvrir un nom d’artiste « Suzy Lee », précédant la mention, en plus petit, « Inspired by Lewis Carroll’s Alice in Wonderland ». Sur son site web, la jeune créatrice explique sa rencontre avec le livre de Lewis Carroll, lors d’un séjour londonien : « The book Alice in wonderlandwas made when I was staying in London a few years ago. During my staying in London, I happened to see Lewis Carroll’s manuscript of Alice’s adventures in Wonderlandand John Tenniel’s illustrations at the Bristish Library, and this made me reread this all-time favourite classic » (Lee). Suzy Lee revendique les racines littéraires de son livre en conservant le titre de l’œuvre de Lewis Carroll, elle la cite directement en insérant la phrase interrogative « Is all our life, then, but a dream ? » en fin d’ouvrage, elle reproduit également les images d’Humpty et Dumpty et d’une Alice telles que John Tenniel les a dessinés, mais elle propose une transposition purement graphique et photographique de sa propre lecture. Elle choisit ainsi de s’éloigner de l’œuvre de Lewis Carroll en faisant abstraction du texte, relégué aux marges de l’ouvrage, sur la couverture ou dans les pages de garde, et dispose au second plan le travail littéraire, les jeux de mots de Lewis Carroll, ne conservant que deux de ses personnages, Alice et le lapin. Le livre se propose comme un objet prioritairement plastique. Son format rectangulaire, sa couverture cartonnée, son papier épais et ses reproductions de tableaux de maître en font un livre de belle facture qui évoque immédiatement la catégorie des livres d’artiste, et c’est d’ailleurs ainsi qu’il est référencé à la Tate Britain à Londres.



[Illustration 2 : n.p. ©Suzy Lee]


 


De la théâtralité


Suzy Lee transpose le conte de Lewis Carroll dans l’univers du théâtre, fil directeur de l’album. En 1886, une pantomime musicale avait déjà été créée à partir du texte de Lewis Carroll, première adaptation théâtrale, quelques années après la parution du livre, pour laquelle Lewis Carroll collabora avec le metteur en scène Henry Saville Clark. Dès le seuil de l’ouvrage[3], sur la couverture, le rideau d’un théâtre victorien annonce qu’une pièce va se jouer construisant immédiatement l’espace théâtral. Sur la page de garde, deux masques, celui du lapin et celui d’Alice, offrent une idée de qui seront les personnages. Un orchestre prend place dans la fosse. Des spectateurs, en ombre chinoise, vont assister à une représentation. Sur la scène, deux personnages, un lapin blanc et une fillette, se poursuivent dans des décors changeants, suivis par la lumière d’un projecteur, jusque dans les coulisses. Àl’issue de la représentation, le rideau descend, la comédienne salue le public, qui bientôt quitte la salle.’album entier est un donc conçu selon le modèle d’une cérémonie, d’un spectacle. Chaque page de cet album est en effet une saynète, une petite scène de papier en volume, la captation silencieuse des différentes scènes d’un spectacle. Le cadre de la belle page, parfois de la double page, se confond avec les limites du plateau. Les personnages de l’album sont tout à la fois les héros et les acteurs de la pièce. Àla fin de l’ouvrage, l’illustratrice du livre salue le public, comme un metteur en scène pourrait le faire au terme d’une représentation.


Le lecteur lui-même est engagé dans le processus de création de cette pièce de théâtre qui se déroule sous ses yeux, en tournant les pages. Il est d’abord placé face à la page, comme s’il était face à une scène. Il assiste à l’intrigue et observe les spectateurs représentés devant lui, de dos ou de profil, en ombre chinoise. De spectateur,il va devenir acteur lorsque l’illustratrice choisit de faire figurer l’image de ce lapin qui fixe le spectateur-liseur, avec ce face à face, cette plongée dans son regard. De la sorte, le lecteur devient celui qui est vu par les acteurs, et, si l’on se réfère à un dispositif décrit par Michel Foucault, l’on croirait que leurs yeux « le saisissent, le contraignent à entrer dans le tableau, lui assignent un lieu à la fois privilégié et obligatoire, prélèvent sur lui sa lumineuse et visible espèce et la projette sur la surface inaccessible de la toile retournée » (Foucault, 1966). Le lecteur n’est donc plus neutre, simple regardant-lisant, mais se voit impliqué dans le processus de création, de construction de l’image et se retrouve au centre de la pièce de théâtre. Il est même présent corporellement dans l’ouvrage avec cette photographie des doigts qui ouvrent et referment le livre. Le lecteur devient donc « Spectacteur » (Gobbé-Mevellec, 321) engagé dans sa lecture, comme dans le spectacle.



[Illustration 3 : n.p. ©Suzy Lee]


Autre référence à la théâtralité, le recours à des tableaux. Ce terme est à concevoir dans un sens double, pictural et théâtral. Un sens pictural d’abord avec ces emprunts iconographiques, lorsque l’illustratrice reproduit en noir et blanc des tableaux de maîtres qui deviennent le décor dans lequel évoluent les comédiens : Piero della Francesca, et sa « Flagellation du christ », peinte entre 1458 et 1460 ; Diego de Velasquez, et son portrait de « Las Meninas », réalisé en 1656, dont Suzy Lee duplique le personnage central et auquel elle ajoute des cartes à jouer ; Andrea Mantegna et son « Oculus nella camera degli sposi », exécuté entre vers 1474 ; « Apollo e Daphne », de Antonio del Pollaiulo, datant de 1470, imprimé comme un négatif ; et enfin René Magritte et ses « Valeurs personnelles », qui date de 1952, dont elle reproduit le décor en relief. Les personnages peints de ce « musée imaginaire » viennent s’ajouter à ceux qui sont directement issus du texte de Carroll, devenant les figurants de la pièce de théâtre que le dispositif livresque met en scène.


Chaque double page est également constituée de petits « tableaux photographiques » (Leperlier, 2006, 365), dans la lignée ou à la manière des mises en scènes photographiées d’objets que la photographe Claude Cahun avait réalisées pour le Cœur de Pic[4], un des ouvrages précurseurs pour ce genre d’albums. Sur la scène du théâtre, en effet, Alice se faufile entre verres, peigne, rasoir, allumettes, bobine de fil, porte-monnaie, pantins, autant d’objets du quotidien, qui ne semblent pas avoir de lien les uns avec les autres, ni avec le texte de Lewis Carroll, des objets détachés de leur fonction originelle, à la manière dont Pic s’aventurait dans le pur univers des choses, l’infini des éléments disparates : algues, coquillages, plumes, masques, peignes, cigarettes, végétaux, ustensiles de couture, pantins, miroirs, tissus, etc., autant d’objets piochés dans l’environnement immédiat de l’artiste.



[Illustration 4 : n.p. ©Suzy Lee]


Un autre détail inscrit le livre de Suzy Lee dans la filiation du Cœur de Pic,c’est cette « mise en théâtre de soi » (Oberhuber, 2007, 21) dans son propre ouvrage, ce « je » théâtralisé (Gobbé-Mévellec, 275). Àla fin du livre, l’auteur elle-même est sur la scène, passant l’aspirateur après avoir salué le public, jouant au passage avec humour sur les clichés portant sur les rôles sociaux des femmes, entre artiste et femme de ménage. Sa petite Alice aux cheveux noirs, aux traits asiatiques, pourrait être également une petite Suzy Lee en réduction, un double, une miniature d’elle-même, à l’état d’enfant, pas nécessairement une mise en scène de sa propre enfance, mais une enfance imaginée, réinterprétée. Suzy Lee se dissimule peut-être sous le masque du théâtre, « champ infini des identités endossables, comme l’incapacité pour le sujet de trouver son vrai moi » (Baron, 2007, 150), comme le faisait Claude Cahun à la recherche de sa propre identité.


Claude Cahun pour le Cœur de Pic, comme Suzy Lee pour Alice in Wonderlandfont donc de leur œuvre livresque un théâtre, dont elles sont à la fois scripte, metteur en scène, acteur, personnage ; et peut-être même y sont-elles leur propre spectateur.



[Illustration 5 : n. p. ©Suzy Lee]


 


La photographie pour ouvrir sur l’imaginaire


Des critiques des livres pour enfants, de Natha Caputo dans les années 1950 à Marion Durand et Gérard Bertrand dans les années 1970, ont longtemps condamné l’usage de la photographie dans les ouvrages destinés aux enfants : trop réaliste, brideuse d’imaginaire, trop didactique, au contraire de l’illustration dessinée. Si la photographie a été réhabilitée depuis les années 1980 dans les ouvrages pour les jeunes publics, elle accompagne encore rarement la fiction, et l’imaginaire à caractère merveilleux passe encore bien souvent par le graphisme.


Comme dans le Cœur de picet ses vingt-deux planches photographiques, ces tableaux de cette recréation d’Alice in Wonderlandsont fixés par le médium photographique, ce qui entraîne un autre rapport au visuel et qui suggère quelque chose de la photographie elle-même. Les photographies sont nombreuses, photographies de la maison de l’artiste, photographie du théâtre dans lequel se joue l’histoire d’Alice, photographies d’objets, des personnages. Elles alternent avec des images entièrement graphiques, ou mixtes. Suzy Lee dessine Alice lorsqu’elle est de l’autre côté du miroir et photographie une petite fille réelle lorsqu‘elle revient dans la réalité. Le lapin est lui aussi tour à tour photographié ou dessiné, selon qu’il est dans le monde réel ou dans l’autre. Loin de faire accéder au « réel » (opposé de façon binaire à l’imaginaire ou au merveilleux), la photographie, en noir et blanc, est utilisée dans cet ouvrage pour bousculer les termes de cette alternative. a chambre de la créatrice, espace photographié, qui semble donc réel, n’est en fait elle-même qu’un espace fictionnel, un décor de théâtre, une illusion. Les objets parmi lesquels évolue Alice semblent bien familiers au lecteur ; mais tous ces ustensiles photographiés le trompent, lui donnent une impressionde réalité, un « effet de réel ». Lorsqu’ils sont photographiés au plus près, incitant le lecteur à se rapprocher pour pouvoir s’en saisir et jouer avec eux, l’écran imposé par la photographie fait obstacle à son désir, le déjoue.



[Illustration 6 : n. p. ©Suzy Lee]


Ces objets, sur la scène, sont bien énigmatiques. Àquoi servent donc ces objets inanimésdétournés de leur fonction utilitaire, sans lien ni les uns avec les autres, ni avec le texte de Lewis Carroll ? La photographe leur donne une autre vie, un autre sens, une « âme » ; elle les inscrit dans une autre histoire. Il s’agit d’obliger le « Spectacteur » à se libérer de son mode de pensée habituellecomme dans Le Cœur de Pic, « L’image photographique relève d’une esthétique de la surface qui ne vise pas à simplifier la compréhension du monde, mais bien à la transformer en couvrant le monde d’énigmes » (Reynes-Delobel, 2014).


Aucun mot ne vient aider à la compréhension des images, puisqu’il s’agit un livre sans texte. Les images empruntent au processus de lecture son support, le livre, mais la fiction qu’elles trament se développe sans encadrement textuel. Le lecteur doute, cherche une logique, n’en trouve pas. L’incertitude s’installe. Lorsque la possibilité d’un sens cohérent est retrouvée, c’est après avoir fait l’expérience du non-sens des images, comme chez Carroll on faisait l’expérience, angoissante puis rassurante, du non-sens textuel. Mais ici intervient un degré de jeu (et probablement d’humour aussi) supplémentaire : grâce à l’usage de la photographie à contre-emploi. Censée être par nature strictement référentielle, la photographie creuse ici un espace insituable, se trouvant hors de toute réalité temporelle ou spatiale. C’est le monde intérieur de l’enfant lorsqu’il joue, ou lorsqu’il rêve, ce que François Leperlier, à propos des saynètes du Cœur de pic, qualifie de « Petit théâtre de l’enfance » (Leperlier, 1992, 242-243). L’objet livresque transpose ainsi l’univers enfantin, l’album devient la scène sur laquelle l’enfant fait passer les objets de l’inanimé à l’animation. Ce décor de théâtre conçu par l’illustratrice va permettre à l’enfant de déployer les jeux d’images et les mécanismes fictionnels appartenant à son monde intérieur,uneaire où s’expriment et s’exorcisent les peurs. Ce monde fictif est en effet bien effrayant, proche du cauchemar. Alice s’enfuit, ne cesse jamais de courir, poursuivie par un étrange lapin. Elle se perd, s’enfonce dans les profondeurs d’un théâtre, habité par des êtres et des objets étranges. Mais finalement l’album saura aussi rassurer son lecteur. Tout ceci n’est qu’un jeu. Le rideau se baisse. Le lecteur va pouvoir refermer le livre, comme l’y engage la photographie des doigts sur la couverture. Tout ceci n’est qu’illusion et restera sans conséquence.


L’ouvrage devient donc une sorte de « kaléidoscope » (Didi-Huberman, 2000) fait de fragments de réalité et de rêves, d’illustrations de l’œuvre de Lewis Carroll et de reproduction d’œuvres d’artistes elles-mêmes détournées, d’objets réels et dessinés, un jeu que l’enfant actionnerait en tournant les pages, en jouant avec lui. Le lecteur doit en effet faire le lien entre les titres des œuvres reléguées en fin d’ouvrage et les tableaux que son regard a croisés, sans qu’aucune indication de page ne soit donnée, dans une véritable lecture-puzzle qui devient exercice de repérage, de comparaison, de déduction « pour construire – parfois dans l’incertitude – des relations spatiales, temporelles et causales, que n’explique aucun narrateur verbal » (Nières-Chevrel, 2003).


Suzy Lee, formée aux dernières technologies de l’image, à l’histoire des courants artistiques, se les approprie pour transposer l’œuvre de Lewis Carroll dans son propre univers visuel, en revisitant en particulier l’œuvre de la photographe Claude Cahun, Le Cœur de Pic, qui est sa matrice iconique. La matrice référant à la scène théâtrale, à ses rites et ses aspects cérémoniels, est quant à elle une manière d’initier le jeune lecteur aux jeux infinis entre les différents degrés de lecture ou de perception, c’est-à-dire aux mécanismes mêmes de la démarche artistique, raison pour laquelle cet objet-livre est, sans contradiction, un ouvrage pour la jeunesse et un livre d’artiste. La combinaison de ces deux univers, le théâtre et la photographie, a priori étrangers l’un à l’autre, porte finalement un nom : la poésie. C’est grâce à elle que l’angoisse devant le non-sens autorise la levée du merveilleux, que le monde des choses les plus plates vient à s’animer, et que sur le fond d’un décor peuplé de vieilles figures lointaines jaillissent des partenaires, les complices de toutes les combinaisons fictionnelles virtuellement possibles. Associer théâtre et photographie dans l’espace visuel de l’album, bien loin de proposer à l’enfant un trop plein de réel ou de l’enfermer dans la platitude, aiguise son imaginaire, le ramène vers son propre théâtre intérieur, qu’il ne quittera qu’en refermant le livre, pour retrouver ce que l’on peut à bon droit appeler une « réalité enrichie ».


Laurence Le Guen (Université Rennes 2, Cellam).




[1]Dream children, ed. and illustrated by Elizabeth B. Brownell; with an introduction by Clara E. Laughlin, Indianapolis, The Bowen-Merrill co, 1901


[2]Dans le Dictionnaire du livre de jeunesse, Isabelle Nières-Chevrel comptabilise 78 adaptations d’Alice au pays des merveilles, entre 1930 et 1985.


[3]On renverra au site de Suzy Lee : http://www.suzyleebooks.com/books/alice/, site consulté le 25/02/2017.


[4]Claude Cahun, Lise Deharme, Le Cœur de Pic, Paris, José Corti, 1937.




Bibliographie


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Cahun, Claude. Le Cœur de Pic, Paris : José Corti, 1937, Nantes : MeMo, 2004.


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Connan-Pintado, Christiane et Tauveron, Catherine. Fortune desContesdes Grimm en France. Formes et enjeux des rééditions, reformulations, réécritures dans la littérature de jeunesse,Clermont-Ferrand, Presses universitaires Blaise Pascal, coll. « Mythographies et sociétés », 2013.


Didi-Huberman, Georges. « Connaissance par le kaleidoscope », Études photographiques, 7 | Mai 2000, [En ligne]. URL : http://journals.openedition.org/etudesphotographiques/204.


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Nières Chevrel, Isabelle. « La littérature d’enfance et de jeunesse entre la voix, l’image et l’écrit », site de la Société Française de LittératureGénérale et comparée, avril 2011,  http://www.vox-poetica.org/sflgc/biblio/nieres-chevrel.html


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Oberhuber, Andrea, Arvisais, Alexandra. « Héritage ou legs ? ». Héritages partagés de Claude Cahun et Marcel Moore, du XIXe au XXIesiècles. Symbolisme, modernisme, surréalisme, postérité contemporaine. http://cahun-moore.com/collectif-heritages-partages-de-claude-cahun-et-marcel-moore/heritage-ou-legs/>(Page consultée le 15 novembre 2016).


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