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Sarah-Jeanne Beauchamp-Houde, Le Cœur de Pic et Oh! Violette ou La Politesse des végétaux : déconstruction de l’idéal amoureux par Lise Deharme, Claude Cahun et Leonor Fini
Le Cœur de Pic et Oh! Violette ou La Politesse des végétaux : déconstruction de l’idéal amoureux par Lise Deharme, Claude Cahun et Leonor Fini
André Breton défend la maxime suivante en 1937 dans L’Amour fou : « On ne peut s’appliquer à rien de mieux qu’à faire perdre à l’amour cet arrière-goût amer » (Breton 136). Si cette ultime visée a rallié nombre d’artistes et d’auteurs surréalistes autour du chef de file du mouvement – pensons à Paul Éluard et à Man Ray qui dressent un portrait idéal de la « femme » dans leur ouvrage collaboratif Les Mains libres publié lui aussi en 1937 –, d’autres y ont vu le moteur de créations subvertissant la triple association féminine de la muse-modèle-maîtresse et, du même coup, la conception idéalisée de l’amour qui en émane. L’auteure Lise Deharme ainsi que les artistes visuelles Claude Cahun et Leonor Fini, bien que toutes trois aient évolué au contact du courant avant-gardiste[1], se sont attaquées dans leurs œuvres respectives aux perceptions canoniques de la femme et à son rapport à l’amour. Aussi ces « rôles assignés (femme-enfant, sorcière) et une mythologie du sexe féminin que beaucoup [de créatrices] ont fini par trouver lassants » (Rubin Suleiman 42) sont-ils exploités dans deux ouvrages dits surréalistes[2] que nos artistes ont réalisés en collaboration, soit Le Cœur de Pic (Deharme et Cahun, 1937) et Oh ! Violette ou La Politesse des végétaux (Deharme et Fini, 1969)[3]. Ce deuxième ouvrage se situe entre le roman érotique et le roman d’apprentissage et contient, hors pagination, huit dessins à l’encre de Chine de Fini imprimés sur papier violet, à l’instar de la première et de la quatrième de couverture. C’est principalement sa protagoniste qui, de tous les types de femme imaginés par les créatrices, nous intéresse dans le cadre du présent article puisqu’elle campe, à première vue et de la plus éloquente façon, une figure féminine chère aux tenants du mouvement : celle de la femme érotique[4]. Afin d’avoir une meilleure idée de la genèse de ce personnage séditieux, il est éclairant, dans un premier temps de la réflexion, d’aborder l’album « pour les enfants » Le Cœur de Pic – notons que ce dernier a été publié la même année que L’Amour fou – puisqu’il propose déjà, sous-jacente, une conception de la féminité et de l’amour en marge des idéaux du temps. Si Deharme, dans ses courts poèmes, et Cahun, dans ses saynètes photographiques[5], mettent en scène des personnages dont la part subversive est moins manifeste, l’opposé se produit dans Oh ! Violette ou La Politesse des végétaux où les créatrices remanient de concert les rôles sexués par le biais d’un personnage féminin androgyne, adolescent, montré lors de ses nombreuses aventures charnelles empreintes de perversion. Ainsi, Lise Deharme et Leonor Fini, en se constituant comme un duo créateur, ont produit à quatre mains un livre où le partage de l’identité auctoriale permet de penser le couple par le biais d’un bouleversement des attentes relatives à un idéal de la femme « scandaleusement belle » (Breton 63) tel qu’il a pu être décrit et valorisé par Breton[6].
Remaniement de l’idéal féminin dans Le Cœur de Pic
Pour Deharme et l’artiste visuelle Claude Cahun, la question des rapports amoureux est abordée en apparente conformité avec l’imaginaire répandu au milieu des années 1930. La décennie marquée par l’apogée du courant surréaliste et des idéaux bretonniens se trouve en effet bien éloignée de celle de post-Mai 68, dans laquelle s’inscrit Oh! Violette ou La Politesse des végétaux. Au premier coup d’œil, l’album se présente sous les allures colorées et fantasques d’un ouvrage destiné à première vue à la jeunesse, tel qu’il est par ailleurs indiqué sur la page de titre. La police utilisée pour accentuer le titre, la première et la quatrième de couverture en carton rigide de couleurs rouge et verte ainsi que les images semblent en effet avoir été finement orchestrées dans le but d’attirer le regard curieux d’un jeune lecteur.
Dans le monde rêvé de Pic, dont le portrait sert de photographie liminale (Fig. 1), les déclarations d’un amour passionné ne manquent pas, à l’instar des contes pour enfants. De surcroît, la féminité est souvent représentée par des fleurs dont la fragilité est la principale caractéristique et dont le seul rôle se limite à celui d’objets de convoitise. Il est question, par exemple, de la déclaration d’amour de Jehan du Seigneur à sa Belle de nuit, qui est condamnée à ne jamais sentir sur ses pétales la lumière du jour :
Belle de nuit
dit Jehan du Seigneur
je donnerais ma vie
pour que tu vives une heure
Ce court poème participe à la création d’un amour fantasmé grâce à l’antithèse « je donnerais ma vie/ pour que tu vives une heure », par laquelle transparaît tout le tragique de la relation impossible qui unit le protagoniste à sa dame bien aimée et qui, du même coup prive cette dernière de voix au profit de la grandiose déclaration. Pour renchérir, le monologue fait face à une photographie (Fig. 2) où un être anthropomorphe se pâme devant une Belle de nuit, qui le domine dans l’espace photographique par son aspect longiligne et par la couleur pure de ses pétales, que l’on devine blancs.
La position écartée et solidement ancrée dans le sol des jambes ainsi que celle des mains : l’une vers le bas ; l’autre posée sur un cœur imaginaire, comptent parmi les éléments picturaux qui font de cette scène le lieu d’une prestation dont l’intensité se rapproche de celle du poème. Le lecteur-spectateur[7], quoique prévoyant l’issue tragique de ce tableau grâce à la parole poétique de Deharme en page de gauche, voit s’illustrer d’après la posture du personnage mi-humain mi-plante le moment mythique du conte de fée lors duquel le chevalier déclare son amour à la princesse.
Si une partie de l’imaginaire élaboré par Deharme et Cahun semble perpétuer les images surréalistes de vénération du féminin, il n’en reste pas moins que quelques indices trahissent une indépendance vis-à-vis cette vision en mettant à jour une complexité relative aux modèles féminins. Pensons simplement à la Belle de nuit qui, malgré la passion dont elle est l’objet, ne vivra pas pour être cueillie (et possédée) par l’amoureux éperdu. Ce sont ces mêmes indices qui permettent de voir l’album comme une première étape dans la démarche entreprise par Deharme dans ses œuvres collaboratives, dont celles réalisées plus tard avec Leonor Fini. Outre la fragile Belle de nuit – mais aussi l’éphémère de Virginie, l’Immortelle qui « ne meur[t] que de regret », les « belles nigelles si frêles » et la capucine qui pleure la mort de son amant – certaines entités florales captivent par l’incongruité qui en émane. La « débonnaire Saponaire » et la « Centaurée déprimée » se sont par exemple « levées du mauvais pied » dans le vingtième poème et démontrent ainsi que la féminité ne va pas nécessairement de pair avec la grâce et que le spectre d’émotions des personnages féminins – allant de « débonnaire » à « déprimée » dans ce cas-ci – s’étend au-delà de ce qui peut être perceptible par un amoureux passionné[8]. L’accès qu’offre Pic à cette scène d’intimité qu’est celle du lever a son intérêt, car elle montre une nouvelle possibilité du féminin élaborée par l’assemblage du poème et de l’image. Pour preuve, la photographie (Fig. 3), tout comme le poème, entretient la propension à une psychologie réaliste des personnages, malgré le fait que le merveilleux soit le cadre principal dans lequel s’inscrivent les aventures de Pic.
Le spectateur y voit un lit à baldaquins, avec ses poutres et ses voiles, sur lequel l’on s’imaginerait l’éveil doucereux d’une princesse de conte de fées, alors qu’il s’agit plutôt de celui de végétaux longilignes à l’allure défraîchie, allure cohérente avec leur état décrit dans le poème. Plusieurs pétales sont tombés au pied du lit, participant ainsi au désordre ambiant tandis que la seconde plante paraît ne pas encore avoir été en mesure de s’extirper des draps pêle-mêle. Le fait que l’éclairage soit fixé sur ces deux plantes déguenillées et non sur un objet de convoitise et d’admiration comme dans le cas de la Belle de nuit traduit une volonté des collaboratrices de ne pas cristalliser une perception romantique du féminin.
De plus, une certaine vraisemblance côtoie la désillusion dans la dixième double-page. Le poème, dont les noms de végétaux sont évocateurs, introduit un nouveau pan de la féminité, soit celui explicitement empreint de mystère et de tourment :
L’herbe-au-pauvre-homme
l’herbe-aux-femmes battues
se partagent le monde en somme
Sur la photographie de droite (Fig. 4), l’immense trône qui sert de siège à un monstre hybride (mi-plante, mi-animal) partage l’avant-scène avec deux créatures à l’apparence féminine de plus petite taille qui contribuent à remettre en question l’acception inaugurale « trente-deux poèmes pour les enfants illustrés de vingt photographies ».
Si leurs caractéristiques physiques n’évoquent rien de surprenant considérant la nature fantasque de l’ouvrage – l’un possède une fleur en guise de tête, un corps en feuilles qui donne l’impression d’un tutu ainsi qu’une paire de courtes jambes blanches au bout desquelles se trouvent deux petites chaussures noires ; l’autre est une statue de femme posée sur un lit de plumes blanches – c’est l’accessoire dont chacune est munie qui contraste avec une apparente pureté. La tête pâle et fleurie de la fillette-feuille et la blancheur de la sculpture sont en effet détournées par la présence d’une chaîne qui entoure la première et d’un masque camouflant le visage de la seconde, laissant du même coup s’infiltrer la perversion dans cette photographie déjà quelque peu troublante. La nature même des objets ajoutés est au fondement de la perversion, elle-même amplifiée par la superposition du noir et du blanc. La statuette d’un blanc immaculé parée d’un masque noir et les plumes qui l’entourent en sont la manifestation la plus frappante. En outre, au sein de ce spectre allant de l’idéalisation au tourment en passant par un réalisme emprunté au quotidien, ces quelques exemples de féminités florales témoignent de l’insignifiance d’une perception univoque du féminin dans l’acte créateur de Lise Deharme et de Claude Cahun.
Déconstruction de l’idéal amoureux dans Oh! Violette ou La Politesse des végétaux
Quelque trente ans plus tard, Deharme – en partenariat avec Leonor Fini – aborde de nouveau, quoique d’une manière plus explicite, la complexité entourant la féminité dans Oh! Violette ou La Politesse des végétaux et cette complexité culmine en une remise en cause radicale des rapports entre hommes et femmes[9]. La protagoniste, Violette de Lazagnon, est une jeune comtesse qui, « sans avoir aucun muscle, [est] plus forte que tout… » (OV, p. 65)[10] L’antithèse, en laissant paraître le caractère dominant et subversif d’une Violette en apparence fragile, donne son ton à l’ouvrage. De fait, nous verrons que la tension entre force et vulnérabilité est palpable, et n’est pas sans rappeler la versatilité d’autres fleurs, soit celles dispersées dans les pages du Cœur de Pic. Comparée à un « serpent costaud » (OV, p. 10) très tôt dans l’intrigue, Violette détient effectivement le pouvoir de s’enrouler autour de ses amants pour mieux les mener au désespoir et nombreux sont les hommes qui trouvent, après une satisfaction physique extatique temporaire, mépris et souffrance auprès de l’adolescente. Les scènes de relations sexuelles où la domination et la force de Violette atteignent des sommets de perversion témoignent du plein contrôle qu’elle semble, du moins à première vue, exercer sur son entourage. D’ailleurs, de nombreuses adresses de la narratrice anonyme à une certaine Béatrix, qui se font en parallèle avec le récit principal et qui ont une visée ouvertement didactique[11], parsèment les pages de l’ouvrage et rendent explicite la vision de l’amour et du désir de notre protagoniste : « Nous avons vu, Béatrix, ses dons dans le désir et le plaisir. Le reste, âme-cœur-douceur, était réservé aux plantes et aux animaux. Pour les enfants, zéro. Elle n’aimait que les petits des bêtes. » (OV, p. 78) Les hommes qui entrent en contact avec cet être n’excellant que dans les domaines du « désir » et du «plaisir » et réservant ses sentiments plus purs « aux plantes et aux animaux » se retrouvent misérables devant cette femme qui peut être « aussi froide que [le] marbre » (OV, p. 74). La rencontre de Violette avec le monsieur numéro cinq, qu’elle commence par faire attendre tandis qu’il voulait « énormément entrer » (OV, p. 24) – notons l’ambiguïté ici créée par le rapprochement entre la maison de Violette et son corps – est une première preuve du détachement qu’elle ressent à l’endroit de ses amants. C’est avec lassitude que Violette répond à sa demande urgente (« Puis-je vous embrasser ? ») : « Mais bien sûr, pourquoi pas ? » (OV, p. 25) La question « pourquoi pas ? » posée avec désinvolture montre son manque d’intérêt et confirme l’absence de signification qu’elle accorde à cet amant ivre de désir. Si celui-ci s’explique l’attitude désintéressée de sa muse en blâmant la fatigue, Violette ne tarde pas à refroidir ses ardeurs en rétorquant, juste avant de se retirer : « Mais non, pas du tout fatiguée. Au revoir, à bientôt, numéro cinq » (OV, p. 25). Elle met fin à ce bref contact sans jamais appeler l’homme par son vrai nom et quitte avec le dernier mot en le laissant pantois et insatisfait, confirmant ainsi la domination psychologique qu’elle exerce sur son partenaire.
Deharme n’est pas seule à insister sur les enjeux de pouvoir : Leonor Fini, qui « demandait le droit d’explorer des zones de conscience encore étrangères aux femmes de la bourgeoisie : le pouvoir de la sexualité féminine et sa domination, les images sexuelles, les perversions » (Chadwick 111), matérialise dans son troisième dessin la soif de dominer dont il était aussi question dans le passage avec l’amant numéro cinq (Fig. 5).
Le lecteur-spectateur voit une jeune femme aux cheveux en broussaille accroupie sur un second personnage masculin, le tout sur fond violet. La position qu’occupent les deux amants n’est pas sans importance, car elle témoigne de l’empire de Violette dans la constitution de l’image. En plus de se trouver à califourchon sur son partenaire, son corps occupe la majeure partie de l’espace utilisé par le dessin : le spectateur y voit sa tête, sa poitrine, ses longs bras appuyés sur le torse de l’autre personnage, son tronc, ses jambes repliées sur elles-mêmes puis ses pieds croisés. Au contraire, le corps de l’homme et son visage ne sont qu’un amalgame de lignes qui ne laissent apercevoir que son expression orgasmique. Il faut aussi souligner le jeu de regards et les expressions faciales puisque le rapport de domination est traduit, ici, par la mimique dans laquelle ont été immortalisés les deux partenaires. Le regard de Violette, sévère et dirigé tout droit vers son amant, donne à son visage une expression dure et tranchante qui contraste avec celle normalement attendue dans un contexte d’excitation sexuelle. Le regard de l’homme, quant à lui, évoque justement l’extase, la « petite mort » (OV, p. 186) avec la bouche ouverte et les yeux fermés. L’anonymat du visage masculin teinté par son expression mêlant extase et souffrance montre que l’illustration de Fini s’inscrit dans la dynamique globale du roman, soit celle de l’hégémonie de Violette, en plus de faire écho au texte qui en partage la double-page où elle se présente avec sa cravache chez Marco, son sculpteur, afin de l’humilier et de le punir de son silence.
L’on pourrait croire, grâce à cette volonté de puissance de la protagoniste, que son rapport aux hommes, qui en est un de consommation en série, constituerait l’apogée de son état de femme libérée. En effet, l’accumulation des aventures de Violette et sa transgression des interdits sexuels tel l’inceste semblent mener à la conclusion qu’elle fait fi de toute convention et n’appartient, au final, qu’à elle-même. À ce propos, rappelons l’influence du Marquis de Sade dans le mouvement surréaliste[12] : « [He] had played a central role from the outset in surrealism’s subversive deployment of eroticism and in its commitment to liberty and the full realization of the potential of the individual » (Matheson 211), afin d’insister sur « l’engagement envers la liberté[13] » qui parait régir les actions de Violette[14]. Cependant, le lecteur ne tarde pas à réaliser que les actes sexuels auxquels elle se livre trahissent, par la force de leur nombre, une absence de contrôle sur sa propre existence et, en conséquence, sur celle des autres. Ils dénoncent ainsi le stéréotype de la femme érotique comme objet de fantasme et d’envoûtement en le rendant inefficace tout en montrant la vacuité des sentiments amoureux qu’il inspire. C’est précisément ce qui s’impose dès lors que l’on porte une attention particulière aux émotions, aux paroles et aux gestes que Violette pose quand elle n’est plus le centre de l’attention. Si elle paraît en pleine possession de ses moyens lorsqu’elle est l’objet de toutes les convoitises – évoquons les nombreuses scènes d’orgies dont sa présence constitue le pivot de l’attraction et la volonté qu’a Marco de la sculpter afin de faire d’elle une statue qui perdurerait à travers les âges, volonté qui n’est pas sans évoquer Pygmalion et Galathée –, il est fréquent de la voir perdre le contrôle d’elle-même lorsqu’elle est relayée au second plan. Au fond, la protagoniste s’efforce de maintenir une emprise sur ses amants pour mieux cacher l’orgueil tenace dont elle est prisonnière, d’où la sévérité et l’extrême froideur dégagées par son regard dans le dessin de Fini ainsi que lors du rapport sexuel avec Marco qui est décrit ainsi : « Violette était plus glacée que son double et rien ne pouvait la réchauffer. » (OV, p. 80) Selon Marie-Claire Barnet, « Deharme semble souligner ainsi une ironie foncière de la volonté de ²libération², qui peut conduire au piège de l’illusion, voire de la vanité ou vacuité, de croire qu’on se ²libère² en libérant toutes les passions du ça. » (Barnet 268) Ce « piège de l’illusion », le lecteur-spectateur le découvre progressivement en suivant Violette dans ses aventures charnelles lors desquelles elle croit donner libre cours à ses pulsions en se libérant des contraintes morales et en effectuant un « déploiement subversif de l’érotisme », pour traduire les termes de Neil Matheson. Il semble pourtant qu’elle le fasse autant sinon plus pour s’assurer de garder une emprise sur les hommes, donc comme consécration de sa supériorité, que dans une visée libératrice.
Les paroles de la protagoniste constituent une autre manifestation de sa quête éperdue de valorisation qui la pousse à plaire à tout prix : « Il me faut […] quitter quelqu’un : six mois, c’est trop long, surtout quand on ne se meurt pas d’amour à mes pieds. » (OV, p. 33-34) Quand le Corbeau, l’un de ses amants réguliers, la quitte sans lui jeter un regard parce qu’il est un homme qui « refusait d’aimer, de souffrir [… et qu’] elle, femme idolâtrée, en était réduite à chercher la clef d’une porte d’entrée toujours close » (OV, p. 30-31), elle se retrouve démunie, pleure et a envie de se « rouler par terre. Et tout cela, madame, par amour-propre, c’est du propre ! » (OV, p. 31) Le même phénomène se produit un peu plus loin lorsqu’elle se présente en furie avec sa cravache chez Marco, car elle « tournait en elle-même comme un ours en cage. Habituée à être adorée de tous, elle était humiliée, enragée par l’attitude de cet homme. » (OV, p. 78) D’une part, ces deux scènes témoignent de l’état d’extrême vulnérabilité qui caractérise Violette lorsqu’elle n’est plus adorée de tous et montrent, d’autre part, son incapacité à éprouver des sentiments autres que ceux reliés à sa propre personne. De même, les dessins de Fini sont teintés de l’ego démesuré de la jeune comtesse, de son besoin d’attirer le regard de l’autre sur ses attraits. Les postures illustrées à l’encre de Chine sont semblables à des croquis de mannequins de mode, « mannequin anorexique et de la taille d’une joueuse de basket » (Barnet 128). Violette, sur toutes les images sauf sur celle où elle chevauche son partenaire sexuel, prend littéralement la pose pour satisfaire le regard scrutateur du spectateur.
Le sixième dessin (Fig. 6) en est un bon exemple puisqu’il présente la jeune femme avec sa chevelure abondante, sa poitrine découverte, ses longues jambes perchées sur des talons hauts qui, de la main, fait signe à un potentiel admirateur. Cette planche exhibe Violette dans son plus simple apparat et la montre offerte à autrui de la même manière qu’elle l’est pour ses nombreux amants. Le besoin qu’a la protagoniste d’offrir une performance constante explique la nature interchangeable des créations finiennes, qui n’ont pas d’équivalents exclusifs dans les pages environnantes ; les regards que la jeune femme jette vers l’extérieur des limites livresques font croire que la dimension picturale serait moins dirigée vers le livre et son contenu que vers le lecteur-spectateur. En d’autres mots, si Violette s’affaire à séduire, à dominer puis à laisser languir ses partenaires dans le texte, les règles du jeu restent apparemment les mêmes dans les images, quoique les objets de convoitise changent pour se diriger des amants vers le spectateur. Ainsi, les parts textuelles et picturales montrent toutes deux que Violette, femme érotique en apparence libre et indépendante, reste en même temps esclave d’un orgueil qui la rend soumise au regard de l’autre. Elle associe par ailleurs la perte de sa position de dominatrice à ce qui est, de son point de vue, « intolérable » : « La liberté totale des sens, toutes les permissions, comme cela paraît peu de chose, après. Mais ce qui est intolérable, c’est de ne pas être la plus forte comme avant. » (OV, p. 163)
L’isolement dans lequel se retrouve la jeune protagoniste n’a d’égal que celui qui afflige ses prétendants. Les nombreux abandons ont souvent pour conséquence d’amplifier leur vénération à son endroit jusqu’à les faire sombrer peu à peu dans un amour fou qui fait écho à l’ouvrage d’André Breton[15]. Il y fait d’ailleurs le constat suivant : « Et pourtant pour chacun la promesse de toute heure à venir contient tout le secret de la vie, en puissance de se révéler un jour occasionnellement dans un autre être » (Breton 64), et souhaite à la femme à laquelle il s’adresse en fin de texte « d’être follement aimée » (Breton 176). Nous pouvons aisément constater que Deharme et Fini, par le biais de leur démarche collaborative, travaillent aux antipodes de ces prémisses en faisant de la valeur surréaliste qu’est l’amour un fourre-tout frisant le ridicule dans lequel se mélangent sentiments vides et frustrations sexuelles. Pour Marie-Claire Barnet, « [Lise Deharme] montre ainsi, puisque son héros [ou] son héroïne ne connaissent jamais d’heureux dénouement à leurs intrigues, qu’un tel idéal de couple harmonieux, d’amour éternel de contes de fées, est aussi une nouvelle perversion. » (Barnet 268) Mentionnons que Violette semble pourtant filer le parfait bonheur avec son prince Odet, qui l’a réveillée d’un baiser lorsque le château des Lazagnon a été plongé dans un profond sommeil – la référence au conte La belle aux bois dormantsest explicite dans le texte. Toutefois, Odet en vient ultimement à faire les déclarations suivantes : « Ces histoires de peau, fascinantes, tournent parfois à l’ennui le plus remarquable » (OV, p. 142) et « Enlace-moi de tes anneaux. Même si je ne t’aime plus, je t’aimerai encore » (p. 148), faisant de Violette « un théâtre où l’on donnerait toujours la même pièce » (OV, p. 142). Quoi qu’il en soit, tous les personnages, malgré leurs grandes déclarations à l’eau de rose, sont bien loin de façonner un « idéal de couple amoureux, d’amour éternel » et penchent plutôt du côté de la « nouvelle perversion » dont parle Barnet. La folie et l’amour, en étant sans cesse rapprochés, ne font que rendre plus évidents et généralisés l’aveuglement et l’incapacité à aimer qui caractérisent Violette et ses amants. Ces trois extraits : « Le numéro cinq en devenait fou » (OV, p. 25), « Marco était comme un homme ivre ou fou » (OV, p. 73) et « […] si tu me quittes, la vie me quittera en même temps » (OV, p. 75) témoignent, par la récurrence de « fou » et le rapprochement on-ne-peut-plus habituel entre les sentiments amoureux (éros) et la mort (thanatos), de sentiments hyperboliques. Au final, la convocation répétée de l’amour et de la folie par les nombreux amants de Violette atténue l’effet même de ces mots qui deviennent « trop vu[s] ou trop entendu[s] pour être vrai[s]» (Barnet 147).
En somme, dans Oh ! Violette ou La Politesse des végétaux, Deharme et Fini parviennent à remettre ouvertement en question la validité d’un idéal du couple tel que défendu par Breton, idéal déjà remis en cause par l’auteure, avec Cahun, dès 1937. Si les deux créatrices, en 1969, abordent de front cette entité qu’elles ridiculisent par l’usage de procédés comme la reprise des stéréotypes reliés à l’amour et la suraccumulation de traits superficiels, elles révèlent tout de même une forme de relation amoureuse pour une rare fois teintée de plénitude et de respect mutuel que le titre du roman permet d’entrevoir et que le travail d’anthropomorphisation du Cœur de Pic laissait présager. Il s’agit des rapports qu’entretient Violette avec ses végétaux, qui équivalent au plus haut niveau de subversion du couple d’amoureux – puisque abolissant les limites entre les règnes – atteint par les deux artistes dans leur travail collaboratif. La protagoniste regroupe ses plantes et ses arbres dans une maisonnette « construite sur les plans de celle de Jean-Jacques Rousseau[16] à Montmorency » (OV, p. 54) qui se trouve en périphérie du château. Cet endroit est un refuge où activité et passivité peuvent cohabiter en Violette et dans lequel elle éprouve le besoin d’être réconfortée par ses végétaux, d’une part et de s’isoler du reste des humains, d’autre part. Il arrive aussi fréquemment que des relations sexuelles aient lieu entre la jeune femme et ses végétaux adorés, comme dans l’extrait suivant :
Violette sauta du lit et couvrit de baisers ses plantes, leur chanta une espèce de lullaby végétal. Une fleur de vanille se ploya vers elle pour la remercier, une liane forte et ligneuse l’enlaça des pieds à la tête, la berça en ronronnant comme une abeille ; sa fleur plongeait dans le sexe de Violette pour y trouver ce miel que semblent apprécier les oiseaux-lyre. (OV, p. 57)
Les termes pour décrire cette union – « couvrit de baisers », « se ploya vers elle pour la remercier », « la berça en ronronnant comme une abeille » – ne sont en rien semblables à ceux, empreints de violence et d’aigreur, que Deharme utilise dans les scènes de domination sexuelle entre Violette et ses amants, et que Fini illustre dans ses représentations picturales. En outre, loin de « faire perdre à l’amour cet arrière-goût amer », pour reprendre les mots de Breton, l’ouvrage collaboratif teinte d’amertume les contes de fées qu’il met en scène, tout en offrant à sa protagoniste, en contrepoids, une source de bonheur et de satisfaction charnelle grâce aux rapprochements, dans sa résidence secondaire, avec le règne végétal : « Là se trouvait le bonheur. C’était là seulement que Violette aurait voulu vivre » (OV, p. 90).
Sarah-Jeanne Beauchamp Houde
Université de Montréal
Bibliographie
Corpus primaire :
Deharme, Lise, Le Cœur de Pic, photographies de Claude Cahun et préface de Paul Éluard, Paris : José Corti, 1937.
Deharme, Lise, Oh ! Violette ou La Politesse des végétaux, illustrations de Leonor Fini, Paris : Losfeld, 1969.
Corpus critique :
Alquié, Ferdinand, Philosophie du surréalisme, Paris : Flammarion, 1977.
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Breton, André, L’amour fou (1937), Paris : Gallimard, 1976.
Chadwick, Whitney, Les femmes dans le mouvement surréaliste, Paris : Chêne, 1986.
Chénieux-Gendron, Jacqueline, « De l’écriture au féminin dans le surréalisme ». Georgiana M. M. Colvile et Katharine Conley (dir.), La femme s’entête : la part du féminin dans le surréalisme, Paris : Lachenal et Ritter, 1997.
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L’Aminot, Tanguy, « « Rousseau chez les Surréalistes, ou comment le Citoyen de Genève devint impératrice », <http://rousseaustudies.free.fr/articlerousseausurrealiste.html > (page consultée le 5 mars 2020).
Le Corre, Daisy et Charles Plet, « Oh ! Violette ou la politesse des végétaux : le conte érotique qui déshabille les genres », Le livre surréaliste au féminin… faire œuvre à deux, < http://lisaf.org/project/deharme-lise-oh-violette-politesse-vegetaux/ > (page consultée en septembre 2020).
Leperlier, François, L’exotisme intérieur, Paris : Fayard, 2006.
Matheson, Neil, Surrealism and the Gothic: Castles of the Interior, Londres : Routledge, 2018.
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Rubin Suleiman, Susan, « L’humour noir des femmes ». Georgiana M. M. Colvile et Katharine Conley (dir.), La femme s’entête : la part du féminin dans le surréalisme, Paris : Lachenal et Ritter, 1997.
Sebbag, Georges, André Breton. L’amour-folie, Paris : Jean-Michel Place, 2004.
[1] Fini n’a jamais appartenu au mouvement surréaliste à proprement dit, même si elle a participé à de nombreux partenariats avec des artistes surréalistes dont André Pieyre de Mandiargues et Jacques Perret.
[2] Des ouvrages où la collaboration entre auteur.e et artiste visuel.le occupe une place centrale, mais où cette collaboration n’est pas nécessairement synonyme de dialogue harmonieux.
[3] À noter que Deharme et Fini ont aussi collaboré dans l’ouvrage Le Poids d’un oiseau en 1955.
[4] Jacqueline Chénieux-Gendron parle d’une « imagerie bretonienne à trois termes », où la femme-enfant, l’androgyne et la femme érotique rendent compte de l’imaginaire surréaliste masculin en regard de la féminité (« De l’écriture au féminin dans le surréalisme », dans Georgiana M. M. Colvile et Katharine Conley (dir.), La femme s’entête : la part du féminin dans le surréalisme, Paris : Lachenal et Ritter, 1997, page 58).
[5] Expression de François Leperlier dans Claude Cahun : l’exotisme intérieur, Paris : Fayard, 2006, page 365.
[6] Je me suis intéressée à des questions similaires dans le cadre de mon mémoire de maîtrise. Pour une réflexion plus élargie au sujet des collaborations deharmiennes et des conceptions multiples de la féminité qui y sont défendues, voir Sarah-Jeanne Beauchamp Houde, La Collaboration au féminin : les livres surréalistes de Lise Deharme, mémoire de maîtrise, Université de Montréal, 2019.
[7] Ce terme sera utilisé à plusieurs reprises puisqu’il a l’avantage d’unir les portions textuelles et picturales, de rappeler l’acte de création à quatre mains à l’origine de cette œuvre surréaliste.
[8] Voir la comparaison explicite entre réalité et fiction dans ce texte de Deharme : « Peu importe, Madame, que vos cheveux soient ternes, vos bas tissés par des crabes, vos ongles écaillés, vos habits craqués dans le dos. […] Pour [les belles dames imaginaires de chez nous], rien d’impossible ; elles sont faites de fleurs, de coquillages, de mousselines, leurs yeux sont des oiseaux, leurs oreilles des coquillages, leurs cheveux des fleurs de cytise. Elles sont faites d’air, de poussière, d’amour, toutes marchandises pour lesquelles il n’est pas de marché noir.[…] Avec ces diables de mains du Diable qu’ont nos peintres, rien d’impossible, rien n’est trop beau, rien n’est trop cher, rien n’est introuvable » (Ó Bibliothèque Kandinsky, MNAM/CCI, Centre Pompidou, DEHA-1, Lise Deharme, « Les cydalises », La Plume, 20 avril 1946).
[9] L’écart entre les deux œuvres collaboratives est à mettre en parallèle avec l’évolution du courant surréaliste, qui compte dorénavant un plus grand nombre d’artistes femmes. Souvent plus jeunes que leurs homologues masculins, celles-ci ont tendance à investir « un surréalisme souvent plus subversif que celui que canonisent les manuels scolaires et les expositions conventionnelles » (Georgiana Colvile, « Les femmes-fantômes du surréalisme », dans Emmanuel Rubio (dir.), L’entrée en surréalisme, Paris : Phénix Éditions, coll. « Les Pas Perdus », 2004, page 170).
[10] Les prochaines références à l’ouvrage se font sous la forme (OV, p. x).
[11] La notice « Pour Béatrix » précède le début de l’histoire de Violette. De courtes envolées lyriques et libidinales comptent aussi parmi les indications que donne la narratrice à Béatrix dans son parcours initiatique : « Écoute, Béatrix, je sais que ce n’est point un livre pour toi. Ne le lis pas, mais permets-moi de te l’offrir, comme on offre des cierges à la sainte qu’on aime, et encore les cierges ont parfois une drôle de forme ! Je t’offre, pour purifier ce livre, une plume qui vient de tomber de mon plafond, en voletant comme si elle s’était détachée de l’aile d’un ange… » (OV, p. 139-140)
[12] Parmi les nombreux artistes et auteurs ouvertement influencés par Sade, mentionnons Paul Éluard (D.A.F. de Sade, écrivain fantastique et révolutionnaire, 1926) et Man Ray qui lui ont consacré une section à la fin des Mains libres (1937) aux pages 123-127.
[13] Je traduis la citation précédente.
[14] Une inversion des rôles genrés est observée : alors que les femmes, dans l’œuvre sadienne, sont les objets des plaisirs cruels, c’est Violette, dans le roman de Deharme et de Fini, qui domine ses amants, qui « transforme autrui en moyen » (Ferdinand Alquié, Philosophie du surréalisme, Paris : Flammarion, 1977, page 60).
[15] Rappelons que la relation amoureuse non réciproque entre Lise Deharme (Lise Meyer) et Breton, autour des années 1925-1927, n’est pas éloignée de ce que Violette entretient avec ses amants. Breton, dans une lettre du 16 septembre 1927, écrit : « [Madame Sacco, la voyante] s’est montrée absolument affirmative sur le fait que je n’ai jamais aimé et que je n’aimerais jamais que vous. » et « Je n’ai jamais rien vu se produire de semblable devant moi et pourtant je n’ai jamais rien désiré d’autre […] je me borne en votre compagnie à avoir les yeux ouverts » (Georges Sebbag, André Breton. L’amour-folie, Paris : Jean-Michel Place, 2004, pages 62 et 95).
[16] Oh ! Violette ou La Politesse des végétaux n’est pas le seul texte deharmien qui fait mention de l’auteur des Rêveries. De Carole ou ce qui plaît aux filles (1961) à La Marquise d’enfer (1976), les références sont nombreuses et font planer le spectre de Rousseau sur les différentes protagonistes. Rousseau, pour les surréalistes, « est un modèle ou mieux, l’un de ces phares du passé qui éclairent l’homme moderne et révolté […] Rousseau leur apparaît comme l’homme de la liberté et du rêve » (Tanguy L’Aminot, « Rousseau chez les Surréalistes, ou comment le Citoyen de Genève devint impératrice », < http://rousseaustudies.free.fr/articlerousseausurrealiste.html > (page consultée le 5 mars 2020).